Il n’a vécu que onze heures de l’année Orwell avant de mourir d’une grave pneumonie le 1er janvier 1984 dans un hôpital de Munich. Augustin Souchy était sans aucun doute l’un des anarchistes allemands les plus connus. Il est mort sans assistance spirituelle, mais il n’en a pas éprouvé le moindre besoin. Il ne croyait pas et avait pourtant la force de « croire » à la liberté de l’Homme.
Aujourd’hui encore, je me souviens très bien de la première fois que je suis allé voir Augustin Souchy dans son appartement munichois. Je fus reçu par un, vieux monsieur voûté, au visage ridé, mais qui avait une vitalité fascinante. Dans l’entrée de son petit appartement était accrochée au mur une enveloppe brune : A ouvrir si je meurs
. Une image qui, depuis huit ans, s’est ancrée dans ma mémoire. Ce fut une impression que je pourrais, aujourd’hui encore, décrire comme si cela m’était arrivé hier. Sa chambre était une gigantesque bibliothèque, remplie de livres et de publications de tous les pays. Augustin Souchy parlait couramment huit langues. Sur les murs, il y avait des souvenirs de ses innombrables voyages. Cette envie des voyages ne l’avait pas quitté malgré son grand âge, lui qui fut surnommé « l’étudiant de la révolution ». Pourtant Augustin Souchy était presque aveugle. Il avait dû subir deux opérations des yeux ces dernières années. A la fin, sa vue était troublée par ce que l’on appelle des taches noires. Il ne pouvait lire et travailler à ses livres que grâce d d’énormes loupes. Il avait appris à vivre avec cette gêne. En souriant, il racontait le commentaire de son oculiste, lors d’une de ses visites : Si vous étiez mort à quatre-vingt ans, tous n’auriez pas eu ce problème
.
L’histoire d’Augustin Souchy est aussi l’histoire de trois quarts de siècle de révolutions dans le monde. Augustin, Souchy est né lé 28 août 1892 dans la ville aujourd’hui polonaise de Ratibor, de parents sociaux-démocrates. A treize ans, il rêvait déjà d’une vie révolutionnaire, et il fut arrêté pour la première fois à l’âge de dix-neuf ans. Il fut plus convaincu par les idées de l’anarchiste Gustav Landauer (qui fut sauvagement assassiné par les soldats gouvernementaux en 1918, après l’écrasement de la République des conseils de Munich) que par les idées de la communiste Klara Zetkin ou celles du social-démocrate August Bebel. C’était le socialisme vers lequel je me sentais naturellement attiré
me raconta-t-il plus tard à propos du projet de société de Landauer. Alors qu’il prenait part à une rencontre antimilitariste, en Autriche, en 1914, juste après la déclaration de guerre, il fut arrêté et expulsé en Allemagne. Sur son mandat d’expulsion figurait, en gros, la mention Attention anarchiste !
. Ses mémoires, qui portent ce titre, sont disponibles en allemand aux éditions Trotzdem de Reutlingen et furent publiés en anglais par Cienfuegos-Press.
Antimilitariste, il refusa de se laisser enrôler pour « l’empereur, le peuple et la patrie » et partit en Suède. Là aussi, il connut la prison. Ce n’est qu’en, 1919 qu’il revint de sa captivité en Suède et il devint membre de l’Union des travailleurs libres d’Allemagne (F.A.U.D.), syndicat anarcho-syndicaliste qui compta jusqu’à 100 000 membres. En 1920, il fut délégué par la F.A.U.D. pour aller en Union soviétique participer d un congrès international de syndicats organisé par le gouvernement soviétique.
Vladimir Ilitch Oulianov, alias Lénine, s’efforça, au cours d’une audience privée, de le guérir de sa « maladie infantile » : « le radicalisme de gauche ». En vain. Le livre que Souchy publia à son retour — et qui fut réédité depuis — La vie des ouvriers et des paysans en Russie fut l’une des premières critiques sévères des orientations suivies par la révolution russe.
En 1921, il fut l’un des fondateurs de l’Internationale des syndicats anarcho-syndicalistes. Il en fut l’un des secrétaires, ainsi que l’anarchiste allemand Rudolf Rocker et que le russe Alexander Shapiro. En même temps, il était l’un des rédacteurs de l’hebdomadaire de la F.A.U.D. , Le Syndicaliste. C’est Berlin qu’il vécut la prise du pouvoir par les Nazis. Quand la radio annonça l’incendie du Reichstag, il était avec Erich Mühsam et il décidèrent de fuir ensemble l’Allemagne hitlérienne. Mühsam fut arrêté le lendemain matin, alors qu’il se rendait une dernière fois à son domicile connu de la police, et fut assassiné quelques mois plus tard par les sbires nazis. Souchy s’enfuit, la police le recherchait lui aussi et sa photo était déjà affichée dans les rues.
Augustin Souchy était à Barcelone quand les premiers coups de feu éclatèrent le 19 juillet 1936. Trois jours plus tard, il annonçait à la radio la victoire de la révolution espagnole sur le général fasciste Franco. Mais le fascisme n’avait pas été vaincu partout en Espagne. A la fin de la guerre civile, il se réfugia en France pour échapper aux troupes de Franco et aux soldats nazis. Ses mémoires, sur les réalisations de la révolution, espagnole et sur la collectivisation, sont remarquables. Ce livre, intitulé Nuit sur l’Espagne, décrit de manière captivante et instructive le processus révolutionnaire, par l’un de ses acteurs. Déchu de sa nationalité allemande, il s’exila au Mexique avec un passeport espagnol. Ensuite, il voyagea dans le monde entier, en tant que délégué de différents syndicats et journaux, tint des conférences, alla à Cuba avant et après la révolution. Dans les années 60, il travailla pour l’Alliance internationale des syndicats libres, réformiste, et pour le Bureau international du travail, à Genève. Une fonction qui lui attira de multiples critiques de la part de ses compagnons et compagnes anarchistes. De toute façon, ses positions politiques lui apportèrent souvent de nombreuses et vives critiques. Ainsi, en réponse à une déclaration du philosophe marxiste Georg Lukacs, qui disait préférer le plus mauvais des socialismes au meilleur des capitalismes, il répliqua en 1977, dans une interview au sujet de ses rapports avec la R.F.A. : Plutôt la pire des démocraties que la meilleure des dictatures
.
Beaucoup d’efforts, peu de résultats
, tel était le bilan d’Augustin Souchy dans les mémoires de sa vie. On pourrait croire que quelqu’un qui résume sa vie entière en une telle phrase lapidaire et qui dit qu’il n’a pas peur de tirer un tel bilan, s’est profondément résigné. Mais je n’ai jamais eu cette impression. Une fois, alors que je le questionnais pour le journal berlinois de gauche Le Journal, il me dit : l’anarchisme n’est pas quelque chose de figé. C’est une soif de liberté, une soif de justice, c’est la soif d’une société parfaite, ce n’est pas cette société parfaite. Celle-ci n’existera jamais.
Cette opinion, il l’a aussi traduite dans ce petit poème qui résume sa vie :
Comparé à l’éternité,
Qu’il est court le temps d’une vie.
Ne pouvant atteindre l’objectif,
Il ne nous en reste que la soif.
La soif d’Augustin Souchy s’est éteinte le 1er janvier 1984.