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Journaliste militant : Un libertaire et antifasciste (presque) inconnu : George Seldes

samedi 29 janvier 2022, par Larry Portis (CC by-nc-sa)

Au cours de sa carrière, le journaliste américain George Seldes est amené à couvrir des meetings révolutionnaires, la Première Guerre mondiale en Europe, ou encore les débuts de l’URSS. Des expériences qui le poussent à s’engager dans la voie de l’intégrité et de la dénonciation du fascisme.

Pendant les années de crise économique et la montée du fascisme dans le monde, George Seldes (1890-1995) a assisté et participé, à sa manière, à toutes les luttes progressistes. Grand reporter, ami des révolutionnaires, militant antifasciste, George Seldes est méconnu et son œuvre ignorée. C’est regrettable car cet homme modeste et idéaliste a non seulement vécu des moments clés de notre histoire, mais a marqué son temps par son travail critique et pédagogique.

Né en 1890 aux États-Unis, dans une famille au sein de laquelle circulent des idées libertaires qui influencent son enfance, Seldes est introduit, dès son plus jeune âge, aux idées sociales les plus éclairées. Son éducation progressiste libertaire repose sur une stabilité familiale et une réflexion mature quant à la révolte à la fois intellectuelle et ancrée dans la pratique quotidienne. Son père, socialiste utopique, entretient une correspondance avec Pierre Kropotkine, Léon Tolstoï, Mark Twain entre autres militants et intellectuels. En 1905, la famille s’installe à Philadelphie, collecte des fonds pour soutenir la révolution russe et héberge quelque temps Maxime Gorki.

Seldes arrête ses études en février 1909 pour devenir reporter au Leader de Pittsburgh, mais sans expérience ni diplôme, son salaire dérisoire lui permet à peine de se nourrir. C’est l’époque des grands tabloïds, le début des quotidiens à gros tirage et à scandale. Il s’agit de capter l’attention d’un lectorat moyen avec du sensationnel, de l’exagération, de l’événementiel (faux), des bandes dessinées. La presse n’obéit qu’à une règle : utiliser tous les moyens pour faire de gros tirages. Par exemple, elle attise la guerre entre les États-Unis et l’Espagne en 1898. Mais cette période est également celle des grands enquêteurs progressistes qui, dans les magazines, écrivent des articles sur la corruption financière et politique, sur la misère et l’exploitation sociale. Dans l’histoire du journalisme et des communications de masse, les débuts de cette presse à gros tirage offrent à de jeunes reporters l’opportunité d’acquérir une expérience.

Dès la première année, Seldes rencontre des célébrités comme le politicien populiste William Jennings Bryan et l’ex-président Théodore Roosevelt. Si, comme de nombreux journalistes, Seldes a l’impression de faire partie d’un monde exceptionnel, il n’est cependant pas dupe de l’escamotage des problèmes sociaux au profit d’histoires sans importance. Il enquête sur le divorce d’un puissant banquier, Andrew Mellon. En juillet 1911, Will Irwin, un des premiers critiques de la presse, révèle qu’Andrew Mellon a fait pression sur les juges pour changer la loi sur la procédure de divorce. Or, tous les journaux de Pittsburgh appartiennent au grand capital et aux banques. C’est le cas du Leader de Pittsburgh qui emploie Seldes et est la propriété de l’Union Trust Company et de l’Union Savings Bank, toutes deux dirigées par Mellon lui-même qui a ainsi toute latitude pour influencer l’information.

LE MILIEU RÉVOLUTIONNAIRE AMÉRICAIN

Ses reportages sur les révolutionnaires sont encore plus déterminants dans sa carrière. En 1911, il couvre le meeting d’Emma Goldman à Pittsburgh. « Emma la rouge », communément considérée comme la femme la plus dangereuse de l’Amérique, ne manque pas d’attirer la presse. Son patron apprend que la « pasionaria » de la révolution est hébergée chez les Seldes et n’hésite pas à confier au jeune reporter la couverture de l’événement.

Alexandre Berkman tente d’exécuter Frick pour venger les ouvriers assassinés.

Seldes est présent chaque fois qu’elle passe à Pittsburgh, site des grandes usines sidérurgiques et lieu de combats violents. C’est également dans cette ville que le compagnon d’Emma Goldman, Alexandre Berkman, tenta en 1892 d’assassiner Henry Clay Frick, grand patron de la sidérurgie. Lors de l’un des meetings d’Emma Goldman, Seldes s’étonne de la diversité de l’assistance dont une grande partie ne semble guère favorable aux idées de la conférencière et encore moins intéressée par son discours sur l’émancipation des femmes à travers l’œuvre de Henrik Ibsen. Il reconnaît d’abord le commissaire de police du commissariat où il a fait un stage de journaliste et dénombre quarante policiers sur la centaine de personnes présentes.

Après s’être quelque peu étonné de cette présence policière, Seldes remarque avec ironie : Imaginez l’ennui d’une quarantaine de policiers de Pittsburgh, assis durant presque deux heures pour écouter un plaidoyer pour la libération des femmes, pour leur droit de vote et pour l’égalité des sexes, le tout à partir d’une analyse du théâtre moderne. Seldes note avec humour que les policiers se sont finalement réveillés pour la conclusion de l’exposé : Il faut savoir qu’Ibsen est l’un des plus grands écrivains révolutionnaires de notre temps. Au terme de révolutionnaire, rappelle Seldes, les quarante poulets se levèrent comme un seul homme de leurs sièges et plusieurs amorcèrent le même mouvement, le réflexe de saisir leur arme de service.

Seldes est impressionné par Emma Goldman, par la figure révolutionnaire qu’elle représente et son charisme, mais encore plus par sa pensée et ses qualités humaines. Son souvenir d’Emma résume assez bien les contradictions de cette femme d’une intelligence et d’une volonté exceptionnelles, mais aussi d’un romantisme et d’une coquetterie notables. Il rapporte cette anecdote où, lors d’un petit-déjeuner chez les Seldes, Emma lit dans un journal qu’une nouvelle mode de coiffure, la coupe courte — « bobbed » — fait fureur : C’est mon invention, dit-elle sérieusement, et je peux le prouver. On la questionne alors : Il n’y a qu’à regarder ma photographie dans les commissariats de police de n’importe quelle ville des États-Unis depuis 1900.

« Big Bill » Haywood.

En 1912, Seldes quitte son journal et rejoint le Post de Pittsburgh grâce à Ray Sprigle [1] qui en est l’un des rédacteurs. Seldes et Sprigle sont connus pour leurs sympathies et leurs liens avec les syndicats, notamment avec les IWW (Industrial Workers of the World) [2]. Ils ont rencontré William « Big Bill » Haywood et ont sympathisé avec le célèbre Joe Hill, chanteur martyr du « grand syndicat pour tous », qui mourra en prononçant ces mots : Ne déplorez pas ma mort, organisez-vous ! Dans ses mémoires, Seldes écrit : Joe Hill a été un homme d’enthousiasme et d’ouverture. Les quelque dix jours que nous avons passés ensemble avec l’un de ses amis ont suffi pour que nous échangions un serment d’amitié. Quelques mois plus tard [novembre 1915], son ami, dont j’ai oublié le nom, nous envoyait une photographie de Joe Hill dans son cercueil avec cinq trous, à gauche dans la poitrine. Un meurtre commis dans l’état de l’Utah, un crime d’État constate Seldes. Celui-ci ne sera reconnu comme tel que 52 ans plus tard.

Durant toute sa vie, Seldes a croisé des personnalités marquantes. En 1912-1913, pendant son année universitaire à Harvard, il rencontre Jack Reed, journaliste engagé qui mourra en Russie en 1920. Seldes se souvient de Reed comme d’un play-boy et d’un farceur notoire : J’ai eu du mal à comprendre comment celui qui avait excellé dans la composition de ballades ribaudes était devenu un militant de la révolution.

John « Jack » Silas Reed.

Si la légèreté du jeune Jack Reed ne semble pas spécialement révolutionnaire, comment ne pas se souvenir des paroles d’Emma Goldman : les révolutions ne sont pas intéressantes si on ne peut pas y danser. Reed, il est vrai, n’a jamais perdu son sens de l’humour, même après des années au Mexique, auprès d’Emilio Zapata et de Pancho Villa, et en Russie, auprès de Lénine et de Zinoviev. Seldes raconte l’hilarité de Reed après avoir été nommé consul du gouvernement soviétique à New York : Maintenant j’ai le droit de marier les couples. Je dirai à tous les couples russes de venir à mon bureau, ensemble et à des dates fixes. Lorsqu’ils seront tous rassemblés, main dans la main, je leur dirai : Travailleurs du monde entier, unissez-vous. Ils seront ainsi mariés pour la vie.Reed est mort à Moscou en 1920, après la persécution et l’élimination des libertaires et des socialistes-révolutionnaires par les bolcheviques. Reed, qui avait porté aux nues Lénine et Trotski dans son livre Dix jours qui ébranlèrent le monde, sera alors censuré par Staline.

Elizabeth Gurley Flynn.

Après son année à l’université de Harvard, Seldes reprend son travail de journaliste. Serait-il resté à Pittsburgh, dans cette ville provinciale, s’il n’était, en 1916, tombé amoureux d’une jeune femme qui, après quelques mois de vie conjugale, se prostitua ? Après cette expérience douloureuse, il quitte la ville pour Greenwich Village, au cœur de New York. Dans ce lieu artistique et intellectuel, il renoue avec Emma Goldman, John Reed et rencontre beaucoup d’autres figures militantes : Elizabeth Gurley Flynn (IWW), l’anarchiste Hutchins Hapgood, le marxiste Max Eastman et l’initiateur de la future « renaissance culturelle de Harlem », Carl Van Vechten.

Seldes ne songe pas à devenir révolutionnaire lui-même. C’est un jeune homme affable, au sens aigu de l’éthique, qui a l’intuition de s’engager toujours du bon côté des luttes. Il n’est pas volontariste comme Jack Reed, ni ne cherche à confronter l’autorité comme Emma Goldman. Peu avant l’entrée des États-Unis dans la Première Guerre mondiale, il quitte New York pour des raisons senti-mentales qui n’ont rien à voir avec la politique et rejoint son frère à Londres. Ainsi commence sa carrière internationale.

GRAND REPORTER EN EUROPE

Au moment de l’engagement des États-Unis dans la boucherie mondiale, Seldes devient correspondant de guerre pour le Chicago Tribune, l’un des plus grands quotidiens états-uniens. Moins d’un an plus tard, en mai 1918, il fait partie de l’équipe de journalistes auprès du général Pershing. Seldes n’est pas particulièrement fier de ses reportages sur le terrain. Il regrettera par la suite d’avoir « créé des mythes » pour plaire aux rédacteurs. Le jour de l’armistice, rapporte-t-il, nous étions quatre à jurer de dire désormais toute la vérité. Si un jour, j’ai écrit Nous avons tous menti sur la Guerre, je n’ai pas voulu dire que tous les journalistes de guerre sont des menteurs. Dans toutes les guerres, la vérité est la première victime. Dans la majorité des cas, le coupable n’est pas le journaliste, mais le gouvernement, le bureau de propagande qui se présente comme le bureau d’information, les propagandistes professionnels et les patriotes de tout crin, le témoin, le reporter sur le champ de bataille ne peut l’être qu’exceptionnellement.

Son rôle de correspondant de guerre confirme Seldes dans son opinion, à savoir que la guerre est dirigée par des officiers aux méthodes arbitraires, racistes, cruelles, qui envoient un troupeau de soldats à la mort, et que les véritables enjeux des gouvernements sont avant tout liés aux intérêts des groupes capitalistes et aux carrières des politiciens et des militaires. Seldes est cependant très idéaliste, parfois naïf, dans son approche des responsables politiques. Lors des négociations du traité de Versailles, il regarde avec une certaine estime le président Woodrow Wilson en raison de l’accueil enthousiaste des travailleurs et de la gauche politique européenne, et du mépris exprimé à son encontre par les classes dirigeantes et la droite politique.

George Seldes au Chicago Tribune.

À Paris au moment de l’Armistice, Seldes est toujours correspondant du Chicago Tribune ; il le restera jusqu’à sa démission en 1928. Il réalise des reportages dans plusieurs pays européens, en Angleterre, en Irlande, en France et en Allemagne. Dans cette période de l’après-guerre, la vie politique européenne est agitée par le renouveau de mouvements révolutionnaires, de gauche comme de droite.

Les contacts entre militants politiques, intellectuels et artistes sont faciles. Une fois encore, Seldes se trouve au bon endroit, au bon moment. Envoyé à Dublin, il rencontre George Russell, artisan de la carrière de James Joyce et de Synge, et Michael Collins qui sera l’un des fondateurs de la République irlandaise. Durant l’automne 1919, Seldes est envoyé à Fiume, en Italie, pour interviewer le poète Gabriele D’Annunzio qui vient en quelque sorte de faire le premier putsch fasciste.

C’est à cette occasion que Seldes comprend les risques inhérents au métier de grand reporter. Au cours de cet entretien, le poète dictateur, qui s’exprime en vers, déclare que le peuple l’a porté au pouvoir dans cette ville multiethnique. Tous les bons citoyens ont voté après le nettoyage des indésirables, c’est-à-dire des socialistes, des travailleurs agitateurs. Nous avons environ déporté 5 000 personnes. 5 000 personnes d’origine yougoslave, mais en dépit de ce « nettoyage », D’Annunzio obtient seulement une majorité d’une centaine de voix.

Après la publication de l’article, directement envoyé à Paris pour l’édition française du Chicago Tribune, Seldes est fortement conseillé de quitter Fiume au plus vite. Pisté par des légionnaires fascistes à la solde de D’Annunzio, il est arrêté dans le train et passé à tabac. Relâché peu de temps après par des autorités qui veulent éviter l’incident international, Seldes prend la mesure du pouvoir et du danger d’être journaliste d’investigation.

En faisant référence à D’Annunzio, initiateur des premières « chemises noires », Seldes montre les ramifications entre le tout nouveau fascisme italien et les États-Unis. Il relate cette anecdote intéressante : à son arrivée dans la ville de Fiume, le poète demanda à un ami rédacteur d’un journal milanais, Popolo d’Italia, de se charger d’une collecte de fonds aux États-Unis. Le journaliste en question, un certain B. Mussolini, n’a jamais envoyé l’argent de la collecte (environ 50 000 dollars selon Seldes) à D’Annunzio. Dans le même temps, le futur Duce équipa son « Fascio » de Milan, et Seldes d’ajouter : De manière détournée, des États-uniens d’origine italienne ont été les premiers financiers du fascisme.

VISITE EN UNION SOVIÉTIQUE

Seldes séjourne quelque temps à Londres, Dublin, et à Berlin où il constate le désarroi social ambiant et le chaos financier propices à une situation politique explosive, autant d’un point de vue révolutionnaire que fasciste. En août 1922, Seldes part en Union Soviétique pour le Chicago Tribune. L’occasion est exceptionnelle, la famine dans le pays est dramatique et les États-Unis offrent une aide alimentaire, sous le contrôle du futur président Herbert Hoover. Les conditions de l’offre du gouvernement états-unien sont l’envoi sur place d’un groupe de journalistes.

Seldes et ses confrères rencontrent Lénine, mais rares sont les sujets importants abordés. Sans doute est-ce l’entretien avec l’un des chefs de la Cheka, Yakov Khristoforovich Peters, qui le rend suspect aux yeux des autorités communistes, car très vite il est jugé indésirable. En août 1923, il est discrètement prié de quitter le pays, pour cause officielle de violation de la censure. Les services secrets soviétiques ont en effet découvert que Seldes et trois autres journalistes envoient des informations par le canal consulaire. C’est seulement à leur retour en Allemagne que Seldes et ses collègues dénonceront la terrible répression sévissant en URSS.

Au sujet de son séjour en Union Soviétique de 1922 à 1923, il rapporte dans ses mémoires une anecdote étonnante. Seldes est amateur de cirque et de théâtre où se produisent des comiques et des clowns populaires, d’autant que ces comédiens s’expriment avec une grande liberté sur la politique du gouvernement bolchevique. Les autorités sont souvent tournées en ridicule. Bim Bom, clown très connu, met en scène Lénine et Trotski à leurs dépens. Transformé en homme-sandwich avec le portrait de Lénine sur le dos et celui de Trotski sur la poitrine, il entre en scène et quand une voix s’élève du public pour demander : Qu’est-ce tu vas leur faire ? Bim Bom répond : J’en collerai un contre le mur et je pendrai l’autre. Autre blague de Bim Bom qui fait s’adresser Lénine à un vieux paysan : Alors, petit père, t’es content. Tu as la terre, la vache, les poules ! Oui, répond le paysan, mais vous avez le pain, le lait et les œufs. Bim Bom et les comiques sont une preuve de la liberté d’expression dans le pays, même s’ils jouent plutôt le rôle d’exutoire aux craintes de la population et sont aussi importants que la Cheka pour contrôler celle-ci. Un dictateur intelligent comprend qu’il peut faire exécuter des personnes par la Cheka toutes les nuits, mais [qu’il] a besoin d’un Bim Bom pour soulager les cœurs et les esprits de millions de personnes hostiles au nouveau système. Les guignols et les marionnettes, qui semblent en apparence critiques des autorités, expriment cette critique en termes drôles ou distrayants et désamorcent souvent la subversion. Il est rare en effet que les clowns tirent des conclusions idéologiques ou parlent d’alternative dans leurs sketches.

LA MONTÉE DU FASCISME ITALIEN

Les deux années suivantes, Seldes se rend en Italie pour de nombreux reportages sur l’ascension politique de Benito Mussolini. Quelques années auparavant, Seldes a croisé Mussolini, journaliste puis rédacteur du journal socialiste Avanti, qui a ensuite fondé le journal fasciste, Popolo d’Italia. Selon Seldes, l’argent qui servit à la création de ce journal provenait du gouvernement français, par l’intermédiaire de Jules Guesde. Durant la Première Guerre mondiale, les autorités françaises crurent encourager les Italiens à s’engager dans la guerre du côté des alliés par le biais du journal socialiste Avanti. Mussolini accepta l’argent, mais l’utilisa pour son projet. Interviewé en 1919 par Seldes et un autre journaliste, Mussolini déclare être socialiste et détester la social-démocratie. Pour preuve, il œuvre pour renverser le régime grâce à une alliance entre les syndicats et sa toute nouvelle organisation : il Fascismo Italiani di Combattimento.

En février 1924, après son ascension au pouvoir, il se montre plus réservé sur ses projets politiques. Il confie sa passion pour le violon, fait des remarques sur les voitures et la vitesse, les femmes et ses animaux domestiques, des lionceaux. Bref, il donne l’image d’un nouveau Mussolini, assagi et rassurant. À la fin de la même année, Seldes est nommé correspondant permanent du Chicago Tribune, à Rome. Encouragé par William Bolitho, journaliste au Manchester Guardian, Seldes enquête sur deux aspects du régime fasciste : le financement des fascistes par les industriels et les capitalistes italiens et l’assassinat de Giacomo Matteotti, leader socialiste de l’opposition italienne. Seldes constate alors que, si les auteurs de l’assassinat —hommes de main de Mussolini— sont connus et ne cachent en rien leurs mobiles, aucune information ne perce dans la presse états-unienne. Il découvre rapidement les raisons de ce black-out sur l’information. L’agence de presse Associated Press a pour responsable en Italie Salvatore Cortesi, fasciste notoire. Par ailleurs, le correspondant du New York Times à Rome, Arnoldo Cortesi, est fils du précédent et également fasciste convaincu. Autrement dit, un reportage sérieux sur l’affaire Matteotti risquerait, selon la plupart des journalistes sur place, de se solder par une exécution sommaire.

Les informations sur le meurtre du socialiste italien sont pourtant disponibles. Seldes décide alors d’aborder le cas selon deux aspects liés aux États-Unis. L’un des assassins, Amerigo Dumini, qui s’est acharné sauvagement sur Matteotti, est un gangster états-unien par sa mère, d’origine italienne par son père. Dumini, familier de Mussolini, raconte à qui veut l’entendre la commande et les circonstances du meurtre. Deuxième lien avec les États-Unis : le jour de son assassinat, Matteotti est sur le point de révéler, devant la Chambre des députés, que la Sinclair Oil Company, société pétrolière états-unienne, a versé d’importants pots-de-vin à des ministres du gouvernement de Mussolini pour assurer son monopole en Italie. Le reportage, envoyé au Chicago Tribune par l’intermédiaire de leur bureau parisien, ne doit en aucun cas être publié dans l’édition parisienne du journal car les confrères de Seldes à Rome lui prédisent le pire. Mais l’article sort le lendemain dans l’édition parisienne du Tribune et ordre lui est donné de quitter immédiatement Rome.

Dans le train qui le ramène en France, pendant un arrêt imprévu à Modène, près de la frontière, Seldes aperçoit des chemises noires portant des gourdins et demandant avec insistance : « Dove Seldes ? ». Il demande alors à des officiers britanniques de l’accueillir dans leur compartiment. Devant la colère jouée des militaires, les squadristi n’osent pas insister et Seldes échappe de peu au règlement de compte des fascistes.

LA LUTTE POUR UN JOURNALISME INTÈGRE

De nouveau expulsé, Seldes devient gênant pour ses patrons. Malgré les injonctions de son rédacteur en chef, il refuse les compromis et l’autocensure d’une information dérangeante pour sa direction.

Journaliste atypique, Seldes est respecté pour la qualité de son travail d’investigation et pour sa connaissance des affaires étrangères, mais sa notoriété de journaliste intègre en embarrasse plus d’un. Son refus de passer à la trappe certaines informations compromettantes pour les gouvernements ou les patrons de presse provoque son départ, en 1928, du Chicago Tribune. En novembre 1927, après la parution de son article, « La vérité sur la censure fasciste », dans le magazine Harper’s, les divergences qui l’opposent à la direction du journal provoquent une rupture sans retour. L’ordre est même donné d’effacer le nom de Seldes de la plaque de bronze où figurent les noms des correspondants du Chicago Tribune. Une image qui rappelle le premier plan du film de Frank Capra, Meet John Doe [3], dans lequel on voit la profession de foi d’un journal — inscrite en lettres de pierre sur le mur de l’immeuble — supprimée au marteau-piqueur après le rachat de ce dernier par un homme politique fascisant. Seldes devient alors pigiste pour divers magazines et écrit des articles de fond.

Ces années de reportages en Europe — une décennie de 1917 à 1927 — sont en quelque sorte un trajet initiatique, en tout cas symbolique de la lutte que Seldes mènera toute sa vie : la dénonciation des fascismes et de la désinformation. Cosmopolite, fermement attaché à des valeurs progressistes sans être militant, il dénonce toute forme de chauvinisme. Son itinéraire professionnel et personnel est empreint d’éthique humaniste et de rigueur. Son intérêt pour le milieu littéraire et artistique est certainement influencé par son frère cadet, Gilbert, critique de théâtre renommé et rédacteur, dès 1920, de la célèbre revue littéraire, Dial, qui a découvert des talents aussi divers qu’Ernest Hemingway, T.S. Eliot ou Pablo Picasso.

Entre les années 1929 et 1933, après sa démission du Chicago Tribune, Seldes vit en France, soit à Montparnasse soit sur la côte d’Azur. Cette période de sa vie professionnelle est assez floue. Un interlude bohème dans la vie d’un homme qui a déjà la quarantaine. Dans ses mémoires, il fait la chronique du milieu artistique et marginal de l’époque : Isadora Duncan, Hemingway, Sinclair Lewis, Ford Madox Ford, Ezra Pound... Mais il n’est pas un de ceux qui gravitent autour des lieux mythiques de Montparnasse comme le Dôme, le Select, la Rotonde, la Coupole. Lorsqu’il assiste à une soirée en l’honneur de Claude McKay pour la publication de son roman Banjo, il y est invité en tant que barman.

Seldes a déjà acquis une réputation de spécialiste de la presse et du fascisme, par ses publications dans des magazines progressistes, quand au début des années 1930, il dénonce la corruption et les courants antidémocratiques observés durant les années 1920. En 1936, il est correspondant du New York Post en Espagne et saisit la gravité des enjeux idéologiques, politiques et l’importance de la lutte contre Franco. Il rentre alors aux États-Unis pour rassembler des fonds et soutenir la République espagnole.

L’engagement de Seldes en Espagne s’inscrit dans la démarche qui lui est propre : combattre le fascisme en donnant des informations destinées à éclairer le public. Seldes soutient la République espagnole sans prendre position. S’il est plus que méfiant vis-à-vis des communistes, il ne s’engage pas non plus avec les anarchistes. Le nœud de la situation est, à ses yeux, la « neutralité » honteuse des pays occidentaux. L’aide massive au soulèvement militaire franquiste contre la République espagnole, apportée par les régimes fascistes allemand, italien et portugais, ne répond certainement pas au soi-disant principe de neutralité si pieusement
observé par la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis.

George Seldes.

La réalité de la situation sur le terrain et l’hypocrisie des gouvernements occidentaux est soigneusement occultée par la presse à gros tirage et cela, comme l’écrit Seldes, bien que toute personne intelligente au courant des faits, apporte son soutien à la République espagnole — à l’exception des quelques fascistes pronazis ou profascistes aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en France et dans d’autres pays. Mais la presque totalité des journaux assimile la République aux rouges et ne cache pas, ou presque pas, ses sympathies pour les fascistes. De la fin des années 1930 et jusqu’à sa mort, en 1995, George Seldes, avec la collaboration d’Helen, sa compagne, publiera des études qui n’ont en rien perdu de leur actualité sur le fascisme aux États-Unis et la complicité de la presse [4].

La constance des engagements de Seldes, malgré les contraintes sociales et professionnelles de son milieu, est sans doute ce qui distingue sa vie et ses convictions morales et sociales. Il a critiqué les tendances, les compromissions et les hypocrisies du monde capitaliste sans pour autant capituler face à la marginalisation dont il a fait l’objet. Seldes n’est pas un modèle d’engagement, son expérience est trop singulière pour cela, mais il est néanmoins exemplaire d’un certain type d’idéalisme tourné vers une critique concrète qui a sans aucun doute dérangé les idéologues et leurs commanditaires.

 

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Voir en ligne : Cet article de Larry Portis est extrait du Gavroche n°158 - Avril-Juin 2009. Tous les numéros de cette revue (1981-2011) sont sur le site Fragments d’Histoire de la gauche radicale.


 


Portfolio


[1Sprigle est l’un des premiers à changer sa couleur de peau pour enquêter sur le racisme et le système d’apartheid institutionnalisé dans les états du Sud des États-Unis, entreprise très dangereuse.

[2Voir Larry Portis, IWW et syndicalisme révolutionnaire aux États-Unis, Paris, Éditions Spartacus, 2003, ainsi que Franklin Rosemont, Joe Hill : The IWW & the Making of a Revolutionnary Workingclass Counterculture, Chicago, Charles H. Kerr Publishing Company, 2002, p. 269-271 (Joe Hill, l’IWW et la création d’une contre-culture ouvrière et révolutionnaire, traduction aux éditions CNT-RP, 2008 [2002], traduction de Frédéric Bureau.)

[3Meet John Doe (L’homme de la rue), Frank Capra.1941.

[4Ses essais et ses articles ont été une source majeure pour mon livre sur l’Histoire du fascisme aux États-Unis. Paris, Éditons CNT-RP, 2008. Voir son autobiographie, Witness to a Century : Encounters with the Noted, the Notorious, and the Three SOBs, New York, Ballantine Books, 1987. Voir également : Never Tire of Protesting the Story of In Fact and Other Revelations, New York, Lyle Stuart, 1968 et Even the Gods Can’t Change History, New York, Lyle Stuart, 1976.