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Liberté n°164 du 1er janvier 1970

Henri Fabre, le réalisateur et l’animateur des Hommes du jour et du Journal du peuple

Portrait d’Henri Fabre par Pérely dans Les Hommes du jour du 1er mars 1934.

jeudi 22 août 2024, par Alexandre Croix (CC by-nc-sa)

Henri Fabre vient de s’éteindre à Brive dans sa quatre-vingt quatorzième année, et la nouvelle a presque été une surprise, tant on avait fini par se persuader qu’il atteindrait au siècle intégral.

Dans les minces notices, que nous avons pu lire, ce grand âge constituait d’ailleurs l’essentiel de l’événement. On mettait aussi çà et là l’accent sur ses derniers démêlés avec le pouvoir gaulliste, nés probablement de l’excès de zèle de quelque substitut de province trop attentif à la lettre des textes ! Pour nous, ses mérites qui ne sont pas sans failles, comme on verra, sont à reprendre de plus loin.

Victor Méric (Flax) par A. Delannoy.

L’aube du siècle l’avait vu anarchiste, comme beaucoup. Venu de sa Corrèze lointaine, il était alors sur le pavé de Marseille, et Victor Méric a évoqué quelque part les compagnons Eugène Merle et Henri Fabre se restaurant en sa compagnie au Bar Frédéric sur le Vieux-Port, de deux sous d’olives vertes et de deux sous d’olives noires tout en devisant de l’« inévitable » et « prochaine révolution » ! Eugène Merle étant, comme de bien entendu, le plus enthousiaste de tous, puisqu’il poussait la candeur ou l’esprit d’entreprise jusqu’à vouloir créer en Provence un milieu libre, comme on disait alors, et pour lequel il recrutait par voie d’annonces dans les Temps nouveaux de Jean Grave !

Photographie d’Armand Matha par Alphonse Bertillon, années 1890.

Puis ç’avait été la montée sur Paris, avec comme point d’arrivée la rue d’Orsel, où Louis Matha faisait alors le Libertaire. Il existe une photo de ce temps-là, où on voit tous ceux qui poussaient alors leurs premières dents dans l’anarchie « porteuse de flambeaux » ! D’Almereyda à Méric, d’Eugène Merle à Monatte, de Louis Grandidier à Fernand Després, ils sont quelques-uns qui comptèrent, peu ou prou, dans la suite des jours.

Pour Fabre, plus mûr que la plupart et habité de beaucoup de prudence paysanne, il ne s’illustrera pas dans les grands esclandres qui jetteront bientôt les noms des autres en pâture à la curiosité publique.

Ses vertus demeureront de longues années celles du sage, du chercheur d’affaires, de l’administrateur. Il faudra le fort de la guerre, l’année 16, pour qu’il sorte de la pénombre administrative et affirme un talent net et clair d’éditorialiste de premier rang. Alors que Méric, Merle, Almereyda se jetaient à corps perdu dans la fameuse aventure de l’A.I.A. (« Association Internationale Antimilitariste ») née de l’initiative de Domela Nieuwenhuis, Fabre, moins impétueux, gardait quelque réserve, bien qu’il ne demeurât pas inactif. Sa grande idée était de fonder un nouvel organe révolutionnaire qui grouperait les jeunes du Libertaire et les turbulents de la S.F.I.O. naissante, qui avaient trouvé dans Gustave Hervé, alors dans la première gloire de son article sur « le drapeau dans le fumier », un chef possible, en tout cas un point d’attraction.

Tout l’état-major de l’A.I.A. était alors à la Santé ou à la centrale de Clairvaux, selon la longueur des peines encourues, après le procès de l’Affiche Rouge (décembre 1905), affiche par laquelle les prochains appelés du « contingent » avaient été conviés allégrement à tirer sur leurs officiers si ceux-ci prétendaient les opposer, selon la pratique courante à l’époque, à des ouvriers en grève. Texte qui constituait aussi le chant du cygne de l’A.I.A., qui ne survivra que péniblement après cet éclat.

Fabre s’affairait donc durant ce temps pour trouver le premier capital du journal rêvé, mais l’amnistie libérait les détenus de Clairvaux avant que l’affaire fût bien assise et il renonçait bientôt, s’en remettant à Almereyda du soin persévérer.

Et c’est rue Polonceau, dans le misérable garni qu’habitait alors le fastueux directeur du Bonnet Rouge, que naissait la Guerre sociale, forte seulement, si notre souvenance est bonne, du chétif reliquat du viatique amassé par Fabre.

Eugène Merle

Conséquemment, Fabre participait peu, sinon pas du tout, contrairement à ce qui a été dit, au lancement du journal d’Hervé, dont l’administration échéait à Merle. Occupé alors à la réédition du Dictionnaire Lachâtre, Fabre n’en continuait pas moins de nourrir le projet d’une publication personnelle, et c’est avec Victor Méric et Aristide Delannoy qu’il satisfaisait son désir en créant les Hommes du Jour en 1908.

Déjà, avec Méric, il avait entrepris une collection, les Hommes de la Révolution, dont trois volumes avaient paru, « Marat », « Camille Desmoulins » et « Gracchus Babeuf ».

Il ne semble pas qu’historiens et collectionneurs aient encore mesuré de quelle importance furent et sont ces Hommes du jour pour l’histoire de notre temps. Ou nous nous trompons fort, ou ils parviendront tôt ou tard à la juste gloire qu’a prise aujourd’hui l’Assiette au beurre, elle aussi si méconnue de ses contemporains. Moins riche que cette dernière par l’ampleur de l’illustration, mais non pour la qualité de celle-ci, les Hommes du jour l’emportent, comme il est naturel, vu leur formule, par la densité de l’information et la valeur des textes.

La revue d’abord limitée à quatre pages, Méric, qui signait Flax, comme dans la Guerre sociale, s’y était prodigué seul avec Delannoy. L’enfant grandi, Fabre lui-même s’enhardissant, y paraîtra avec maints autres, dont les noms brilleront après ailleurs et sous divers azimuts : André Morizet, Gabriel Reuillard, les frères Bonneff, Georges Pioch, Fernand Kolney, Maxence Roldes, etc.

Carricature du Général d’Amade par Aristide Delannoy pour Les Hommes du jour (1908).

Nés en pleine tourmente clemenciste (le premier numéro est d’ailleurs consacré au Tigre, dessiné par Delannoy dans une éloquente tête de mort), les Hommes du jour devaient connaître assez rapidement la répression. Dès le numéro 12, une biographie du général d’Amade, occupé alors à « pacifier » le Maroc et portraituré ceint d’un tablier de boucher tout dégouttant de sang, avait valu à Delannoy et à Méric de comparaître aux Assises, à la requête du ministre de la Guerre, le célèbre « héros » dreyfusard, le général Picquart. Deux ans de prison et 6 000 francs d’amende avaient été le prix de l’incartade. Prix dérisoire encore, n’eût été que le pauvre Delannoy, tuberculeux jusqu’à l’os, n’y trouvât probablement l’occasion d’une mort prématurée, le régime de la Santé devant promptement aggraver son cas.

Georges Pioch

Parallèlement, Fabre avait donné vie à une autre collection, Portraits d’hier, qui peut également témoigner de son goût et de son savoir-faire. Là encore, Méric avait ouvert le bal avec un « Emile Zola », qu’avaient suivi un « Bakounine » d’Amédée Dunois, un « Balzac » de Manuel Devaldès, un « Alfred de Vigny » d’Han Ryner, un « Max Stirner » de Roudine-Hoschiller, un « Beethoven » de Georges Pioch et de cent autres disparus, aimablement ressuscités par des plumes amies autant qu’expertes.

Tout entier à ses initiatives de presse et d’édition, Fabre avait su se tenir éloigné des orages de l’hervéisme, où tous ses amis se mouillaient jusqu’à la trame, et il semblait bien qu’il fût perdu pour une politique proprement militante.

La guerre, la grande révélatrice, allait changer tout cela. Fabre, cet homme si rassis, allait délirer au-delà de ce que les plus frénétiques se permettaient ; et l’on sait s’ils se permirent ! Ce fut le numéro des Hommes du Jour intitulé « Mort aux lâches », qui même lu aujourd’hui à tête froide et en faisant la part la plus généreuse aux folies de 1914, n’apparaît pas encore digérable.

Comme tout le monde, hormis les très rares qui se comptent sur les doigts d’une seule main, Fabre et ses Hommes du jour avaient vacillé.

Certes, le naturel revint, mais tout de même pas au galop ! Les Hommes du jour se ressaisirent graduellement, et Pioch devenu le principal officiant, cessa de fondre en pleurs sur le pauvre roi des Belges pour s’inquiéter de Merrheim et de Zimmerwald, puis Fabre se décida à un premier Journal du peuple, hebdomadaire du mercredi dans lequel commença de poindre la légende qui lui fait corps, son plus beau titre avec la longue route des Hommes du Jour.

Dans la mutation brusque de leur directeur, plus exactement dans son retour à d’anciennes amours, ceux-ci y gagneront une jeunesse nouvelle et retrouveront quelque chose de la vigueur première que la publication avait montrée dans les mains robustes de Delannoy et de Méric. H.P. Gassier, alors au zénith de son talent, y déploiera, notamment contre Clemenceau et Mandel, une verve et une agressivité sans pareilles. L’antimandelisme de Fabre, lui vaudra même d’être rappelé sous les drapeaux, du fait de l’illustre Jéroboam, qui s’entendait à tous les chantages, pour avoir raison des opposants.

Simultanément, le Journal du peuple, devenu quotidien, deviendra le refuge de tout ce que Paris comptait de syndicalistes, de socialistes, d’anarchistes, non entamés par l’universelle folie. Le Journal au peuple incarnera même la seule gauche alors possible, face à une Humanité Renaudelisée, Cachinisée et jusqu’auboutiste, et à un Populaire du soir, chèvre et chou, incomplètement revenu des mirages de l’Union sacrée.

Ce Journal du peuple durera, chétif mais gaillard jusqu’à l’avènement du Parti communiste, date où les gros bataillons reprendront tout leur poids contre les tirailleurs et les non enrégimentés. Pourtant, Fabre, pris dans la contagion des Vaillant-Couturier ; des Souvarine, des Frossard, alors ses collaborateurs, s’abusera assez pour se croire propre à faire un bout de chemin avec les sectateurs du Kremlin. Mais la passade sera de courte durée et dès 1921 il se retrouvera à la rue, chassé comme hérétique, voire comme décadent. Son Journal du peuple sera mis à l’index, Humanité étant la seule dépositaire dûment patentée des saines doctrines ! Le Journal du peuple se maintiendra, pourtant, un certain temps quotidien, puis ne subsistera plus qu’hebdomadaire, sinon même par intermittence !

Les Hommes du jour connaîtront aussi un destin heurté, à partir de cette époque, mensuel ou hebdomadaire selon la fortune des jours. Toutefois ils marqueront de vigoureuses pointes dignes des plus hautes flambées de leur existence. Henri Jeanson, collaborateur de Fabre depuis ses premiers pas dans la presse, y donnera dans les années 1930 un « Little Flic Chiappe », qui peut être tenu comme un des grands morceaux de bravoure dont on s’est enorgueilli dans la maison.

Fabre, jusqu’à la fin, continuera son bonhomme de chemin, souvent opportuniste d’apparence mais ne dépouillant jamais totalement le vieil homme et donnant toujours la plus complète hospitalité aux hérétiques de tous les camps, aux bannis de toutes les causes. Ce trait d’individualisme aimable, de bonhomie anarchique — qui paraît inconcevable dans notre époque de monnaies effacées et d’immatriculés dès le berceau — devrait suffire à sa consécration, même si l’imposant édifice des Hommes du Jour n’était pas là pour y pourvoir.