Voilà un homme qui a traversé le siècle, souvent aux premières loges de l’histoire, mais toujours en dehors des rangs. Lorsqu’il retirait sa gapette, découvrant ses cheveux blancs cocasse-ment dressés en toupet rebelle, il se marrait : Mes cheveux c’est comme moi ; ils ne veulent pas marcher droit.
C’était homme fidèle en amitié, qualité que cultivent les anars. Sa famille on ne la choisit pas ; ses copains, si.
Anarchiste toujours, il aimait le baroud, prêt à se faire tuer sur place pour ses idées, pour un ami. À la fin de sa vie, il n’était ni amer ni aigri, mais ne se faisait plus guère d’illusions. Son prénom, c’était François-Charles, mais les copains l’appelaient Charlot, simplement.
Vers 1930, Carpentier rencontre Ridel, encore un gamin, mais anarchiste déjà. Entre eux se nouera une indéfectible amitié, dans les organisations anarchistes et au combat. Elle durera plus d’un demi-siècle, jusqu’au suicide de Ridel, en 1977. Celui-ci aura entre-temps adopté une nouvelle identité : Louis Mercier-Vega, journaliste chilien, auteur, ultérieurement, de plusieurs ouvrages politiques sur l’Amérique latine, et d’un livre remarquable, L’Increvable anarchisme (republié cette année par les éditions Analis).
Un jeune militant
Un jeune militant François Carpentier est né le 28 octobre 1904, à Reims. Son père était ouvrier tisseur. Sa mère, Carpentier ne l’a pratiquement pas connue. Son paternel changeant fréquemment de résidence et de boulot, le gamin passe son enfance en vadrouille dans le Pas-de-Calais. Il a de qui tenir, avec un père spontanément anarcho. À la maison, racontait Carpentier, on avait deux chats. L’un s’appelait Bonnot, l’autre Valet. Aux élections de 1914, c’est moi qui ai rempli le bulletin de mon père. Il a voté Bonnot.
La Première Guerre mondiale éclate. Carpentier et son père se trouvent en territoire occupé. En janvier 1915, le père est déporté en Allemagne, comme tous les hommes aptes au combat. François alors âgé de dix ans, l’accompagne. Ils sont internés dans un camp de prisonniers en Westphalie. François est bientôt rapatrié en France par la Croix-Rouge et accueilli par l’instituteur d’un petit village du Var. Retrouvé par un oncle grâce au journal des rapatriés, il regagne le Nord, vers juillet 1916, et commence à turbiner dans un atelier de tissage puis de filature. Il a douze ans.
Son père revenu de captivité, il travaille avec lui à déterrer des obus et à reboucher les tranchées. Deux ans plus tard, le voilà galibot aux mines de Bruay-en-Artois, poussant les wagonnets au fond. Mais l’aventure l’attire. Il a déjà lu Les Vagabonds du rail, de Jack London. Comme lui, il brûle le dur pour aller au Havre, dans l’espoir de s’embarquer pour l’Amérique. Alpagué par un contrôleur, il se retrouve en cabane. Mineur, il est acquitté, comme ayant agi sans discernement.
Et le voilà docker à Rouen, puis manutentionnaire aux Halles de Paris. On est en 1924. Carpentier a pile vingt ans, et il commence à militer dans le mouvement anarchiste parisien. Le Libertaire vient de devenir quotidien. Tous les matins, avant de tirer le diable aux Halles, Carpentier aide à sangler les exemplaires du Lib. En novembre 1924, appelé au service militaire, il se tâte : ira, ira pas ? Finalement, il y va. On l’expédie en occupation en Allemagne, dans un régiment de tirailleurs marocains. Après ses classes, on l’envoie dans le Sud [Nord ?] marocain, face aux rebelles d’Abd-el-Krim. Il est nommé caporal mitrailleur. Quand on n’a pas le choix, à l’armée, autant apprendre soigneusement le maniement des armes. Ça peut servir. Ça a d’ailleurs servi plus tard, en Espagne.
De la démobilisation au Front populaire
Démobilisé en avril 1926, Carpentier revient à Paris. À nouveau, c’est la valse des boulots : magasinier, ouvrier à la chaîne chez Renault, puis Citroën. Trop cabochard, il ne demeure jamais longtemps en place. En 1930, il apprend le vernissage au tampon. Bien sûr, durant toutes ces années, il poursuit son activité anarchiste, devient secrétaire du groupe libertaire de Saint-Denis, citadelle stalinienne, où règne Doriot. Et il milite dans le mouvement syndical.
L’anarchisme n’est pas alors en période faste. Les libertaires ne sont plus qu’une poignée de militants, dispersés dans diverses organisations qui ne s’entendent pas très bien. Ils restent néanmoins actifs dans toutes les bagarres sociales et font volontiers le coup de poing contre les camelots du roi, les croix de feu, les staliniens.
Février 1934, ce sont les émeutes fascistes. La CGT, d’où les communistes sont absents, fait appel aux plus actifs de ses adhérents, notamment pour défendre ses locaux contre un éventuel assaut des ligues fascistes. Les anarchistes n’aiment guère Léon Jouhaux, « le pape » de la CGT, mais ils sont au premier rang pour défendre la boutique. Carpentier et Ridel notamment passent la nuit du 11 au 12 février, veille de la grève générale décidée par tous les syndicats, à faire le guet à la Bourse du travail, revolver au poing.
En 1936, c’est la victoire du Front populaire. Les anars tiennent leur place dans les occupations d’usines. La philosophe Simone Weil, alors anarchisante, rencontrera, non sans une certaine admiration, Félix Guyard, « Félot », autre grand copain de Ridel et de Carpentier. Félot est l’impeccable organisateur — l’ordre anarchiste — de la grève à l’usine Sauter et Harlé.
Départ en Espagne
Le 19 juillet 1936, c’est la révolution espagnole, riposte au pronunciamiento de Franco. Là-bas, les anarchistes de la CNT-FAI sont au premier rang du combat. Ni une ni deux, Ridel et Carpentier touchent leur paye (Carpentier est alors « ripeur », livreur de sacs de charbon, et Ridel fait la plonge) et filent à Barcelone. Avant, racontait Carpentier, on attaquait les tramways à Saint-Denis, on se battait contre les flics, et on finissait la nuit, bouclés au fort de l’Est… C’étaient des enfantillages. Maintenant, un peuple combattait pour sa liberté. Il fallait y aller.
Les deux amis rejoignent la colonne Durruti. Après avoir gagné à Barcelone la bataille de la rue, les anarchistes avancent en Aragon. On donne à chacun un fusil, un bleu de mécano et une paire d’espadrilles. Sur le front, ils rencontrent Louis Berthomieu, un Français, ancien capitaine d’artillerie, tombé dans la débine, chez les gitans de Barcelone, et qui s’est engagé dans la colonne Durruti. Avec ce personnage pittoresque, Ridel et Carpentier fondent le Groupe international de la colonne Durruti, qui recrute des Italiens, des Allemands, des Bulgares, des Espagnols francisés. Ridel les décrit dans l’un des communiqués qu’il envoie régulièrement au Libertaire : Proscrits d’Italie et exploités de l’impérialisme français sont venus faire le coup de feu, pour le vieux rêve caressé depuis tant d’années, d’une société libertaire…
Le groupe se spécialise dans les raids de nuit. Il se bat à Pina del Ebro, à Sietamo, à Farlete. En octobre 1936, il compte deux cent cinquante hommes.
Le 17 octobre, à Perdiguero, au cours d’une attaque nocturne, le groupe est pris en tenaille par la cavalerie marocaine. Beaucoup de compagnons sont tués. Louis Berthomieu se fait sauter à la dynamite pour ne pas tomber aux mains des franquistes. Seuls quelques miliciens parviennent à s’échapper. Parmi eux, Ridel et Carpentier. Celui-ci, blessé à Sietamo, revenait juste de convalescence, porteur d’une consigne de l’Union anarchiste : ramener Ridel à Paris. On manque de militants pour s’occuper de la propagande en faveur de la révolution espagnole. Ridel sillonnera la France, organisant conférences et meetings.
La révolution réprimée
Carpentier, lui, retourne à Barcelone, fin 1936, comme délégué de l’Union anarchiste auprès de la FAI. Durruti vient d’être assassiné, le 20 novembre, à Madrid. La révolution libertaire en Catalogne est déjà menacée, par le gouvernement même, où font la loi les staliniens, bien pourvus d’armes, contre argent comptant, par l’Union soviétique. En mai 1937, « républicains » et staliniens décident de mettre au pas les anarchistes de la CNT-FAI et les membres du POUM, petit parti marxiste non stalinien.
À Barcelone, anars et poumistes se rebellent. Des barricades s’érigent à nouveau sur les ramblas, comme en juillet 1936. Carpentier participe aux affrontements. Au bout d’une semaine de combats confus, les ministres anarchistes du gouvernement de Madrid demandent à leurs militants de déposer les armes. Les combattants anarchistes engagés au front d’Aragon restent sur place. Un mouvement d’une partie de ces troupes vers Barcelone aurait-il changé quelque chose ? La question reste posée. De toute manière, les troupes de Franco, surarmées par l’Allemagne et l’Italie, avançaient.
Carpentier, comme beaucoup d’autres, est découragé, écœuré. Les staliniens ont assassiné notamment le philosophe anarchiste italien Berneri, et le petit-fils du grand pédagogue libertaire Francisco Ferrer. Plus tard, ils exécuteront Andréis Nin, dirigeant du POUM, après un procès truqué. Les dirigeants anarchistes, pour ne pas briser la singulière unité républicaine, sont sans réaction devant ces drames. Carpentier rentre en France. Ridel et lui n’ont plus d’illusions : la révolution libertaire, dans le « bref été de l’anarchie », est terminée. Carpentier continue néanmoins à collecter des armes, qu’il achemine en Espagne, clandestinement, pour les copains.
En novembre 1937, Ridel, Carpentier et quelques autres quittent l’Union anarchiste, après un congrès tumultueux. Ils contestent la ligne de soutien à l’Espagne antifasciste au prix de toutes les concessions, alors que la répression s’aggrave là-bas contre les militants anarchistes. La guerre même avait-elle, pour ceux-là, encore un sens ? L’Histoire allait trancher. La guerre va bientôt prendre fin. Les combattants antifascistes espagnols ne trouveront guère, comme refuges, dans une France d’un Front populaire moribond, que des camps d’internement.
La guerre
Ce n’est plus alors de la guerre civile espagnole qu’il s’agit mais d’un conflit général en Europe, dans le monde. Partout c’est la débâcle. Chez les anars, face à l’inévitable, on se résigne à la débrouille individuelle. Certains, pacifistes jusqu’au bout, se retrouveront internés dans des camps. Quelques-uns s’évaporeront dans la nature. Carpentier sera mobilisé, comme beaucoup. Il était bien difficile d’échapper au piège.
Quand les troupes allemandes font leur percée dans les Flandres, le régiment de Carpentier se trouve encerclé du côté de Boulogne. Pour éviter d’être fait prisonnier, il quitte son uniforme et brûle ses papiers militaires. Après un périple compliqué, le voilà à Paris, où il reprend son dernier boulot d’avant la guerre, chez Astra, dans les huiles et la chaleur intense.
Carpentier choisit ensuite son rôle dans le grand pataquès d’alors : il se consacrera à des besognes humanitaires. Il travaille d’abord dans les rescos (restaurants communautaires), où il retrouve Louis Lecoin, pacifiste infatigable, arrêté puis interné au début de la guerre, pour avoir diffusé le fameux manifeste Paix immédiate.
À partir de 1943, Carpentier rejoint l’ami Félix Guyard au COSI (Comité ouvrier de secours immédiat). Il sillonne le France et organise des secours là où la situation, notamment les bombardements aériens, les imposent.
Le rab
Après la guerre, ce sera encore pour Carpentier le carroussel des trente-six métiers : magasinier chez Solex, menuisier, vernisseur au tampon, chauffeur de taxi. Il finira par monter une petite entreprise de transport.
En 1946, il avait retrouvé Ridel-Mercier. C’est à l’ami Charlot que Mercier annoncera son suicide, en lui laissant le soin d’en aviser les copains. Par-delà la mort, la plus fidèle des amitiés subsistait.
La philosophie de François-Charlot Carpentier ? Revenu de bien des choses, mais serein, il constatait : Avec la vie que j’ai menée, je devrais depuis longtemps être mort. Je fais du rab.
Ce rab se termina le 21 mars de cette année. Dans ses derniers moments il murmura : Pour moi il y a eu la famille et les copains — et l’anarchie.
Voilà tout.
Les intertitres sont de la rédaction.