Préface
Il ne suffit pas d’exposer des théories, de convaincre des intelligences, de propager des idées. C’est seulement autour d’une action commune que se réalisera l’union féconde des énergies révolutionnaires. Les ouvriers syndicalistes italiens et français l’ont bien compris, eux qui raniment chaque jour leur sentiment de révolte au feu d’une lutte incessante. Ne nous y trompons jamais, les systèmes philosophiques et sociaux ne s’imposeront à tous qu’après avoir profondément plongé leurs racines dans la réalité substantielle de la vie. Exalter l’amour de la liberté au cœur des hommes, leur démontrer l’inutilité du pouvoir de l’homme sur l’homme, c’est bien ; mais vivre au vu et au su de tous, sans maîtres et sans règlements, c’est mieux. Que signifierait une négation aveugle de la Société actuelle, si elle ne s’accompagnait pas d’une édification partielle de la société future ? Ceux qui sauront créer auront le droit de détruire et la destruction des institutions que nous attaquons ne se comprend que par des hommes capables de créer les modes nouveaux de la vie.
Et c’est pourquoi le titre de la brochure d’Émile Chapelier est toute une leçon de choses : Comment nous vivons et pourquoi nous luttons
. N’est-ce pas affirmer la relation étroite qui doit réunir l’existence de chacun de nous au sein même du monde contemporain et l’existence idéale que nous tendons à rendre possible dans un proche avenir ? Ce fut l’erreur d’un grand nombre d’anarchistes, au début du mouvement, de croire la révolution imminente et de ne pas envisager le long effort de préparation qui doit la précéder. Les colonies libertaires qui se constituaient alors se considéraient comme les noyaux d’une organisation nouvelle et rarement comme une simple expérience sociologique et une base pratique de propagande révolutionnaire.
Les colons qui, par l’organe d’un des leurs, publient cette brochure, se rattachent au contraire à cette dernière conception. Ils veulent d’abord prouver que la libre entente et la bonne volonté de tous suffisent à assurer l’ordre dans la vie sociale et donner l’exemple de ce que pourrait être la société, débarrassée de ces deux principes de haine et de désordre : la propriété et l’autorité. Ils veulent ensuite se ménager à eux-mêmes une indépendance incompatible avec la qualité de salarié et réaliser un milieu susceptible de fortifier la foi révolutionnaire de ses habitants et de ses visiteurs.
Et, certes, ce nous est une joie réconfortante, à nous tous qui rêvons la Concorde et la Liberté dans la vie sociale, de savoir qu’en un coin perdu de campagne, vivent des hommes fraternels el libres gui représentent en petit l’humanité de demain. Ils nous empêchent de cultiver un verbalisme révolutionnaire qui ne rattacherait pas chacun de ses termes et chacune de ses formules à une image nette et réelle. Ils nous permettent aussi d’échapper à tout scepticisme et de combattre sans hésitation pour l’avènement d’une société harmonieuse où, comme chez eux, l’effort volontaire de chacun concourra à la prospérité commune et où le bonheur de tous sera la seule condition matérielle du bonheur de chacun.
Propagande par l’exemple
De tous les moyens de propagande, me disait un jour Elisée Reclus, l’exemple est assurément le meilleur.
Et il avait raison, le célèbre savant. Faire de beaux discours et de beaux livres, c’est fort bien ; nous les aimons parce qu’ils nous charment et nous ne pensons point à nier leur influence émancipatrice ; mais, quelque soit la génie d’un orateur ou d’un écrivain, il ne pourra jamais atteindre la puissante éloquence d’une bonne action ! Aussi, à notre humble avis, tous ceux qui se réclament de la philosophie anarchiste doivent avoir à cœur de prouver par leurs actes, bien plus que par leurs paroles, qu’ils constituent le parti des honnêtes gens.
Nous ne dogmatisons point, et nous ne savons que trop bien combien, dans le barbare chaos des institutions modernes, il est difficile de conformer sa vie à des principes de fraternité. Mais il n’en est pas moins vrai que l’individu modifie le milieu comme le milieu modifie l’individu. Et cette lutte contre l’ambiance est possible pour nous, qui trouvons dans les sublimes grandeurs de nos aspirations un réservoir de forces qui se multiplient d’autant plus qu’on en prend davantage. Prenons-en donc et n’oublions jamais que c’est surtout en pratiquant la liberté, la justice, le respect de la conscience humaine, que nous habituerons le plus sûrement les multitudes aux visions des meilleurs devenirs... ; que c’est surtout en accentuant de plus en plus la violence des contrastes entre ce qui est et ce qui doit être, que nous feront naitre en elles l’énergie des combats nécessaires !
De la théorie vers la pratique
L’anarchisme, ou, si l’on veut, la théorie anarchiste, a forcé l’admiration de tous ceux qui l’ont étudiée sans idées préconçues, sans le stupide apriorisme des gens bornés.
Il n’est plus possible de s’imaginer le nombre des héros qui lui ont sacrifié leur pain, leur liberté ou leur vie. Des littérateurs, des poètes, des auteurs dramatiques, tels qu’Anatole France, Octave Mirbeau, Jehan Rictus, Paul Paillette, Brieux, Maurice Donay, etc., en ont imprégné leurs œuvres géniales. Elie et Elisée Reclus, Michel Bakounine, Jean Grave, Errico Malatesta, Charles Malato, Sébastien Faure, Charles Albert, Domela Nieuwenhuis, et une foule d’autres, en ont tracé les grandes lignes avec une maitrise qu’on ne discute même pas. Tout récemment, notre savant camarade Pierre Kropotkine dans son dernier ouvrage, l’Entr’aide, reprenant et développant l’une des plus merveilleuses découvertes du siècle dernier, a prouvé une fois de plus que la conception libertaire n’est en somme que la conclusion logique des lois les plus certaines de l’évolution naturelle.
Mais toutes ces œuvres ne sont étudiées que par un nombre encore relativement restreint de mentalités supérieures.
Justement, à cause de son impitoyable logique et de sa majestueuse grandeur, la théorie échappe à l’étroite compréhension du grand public.
Tous ceux qui vivent des mystifications sociales ont beau jeu ; il leur est facile de provoquer contre nous des railleries et des persécutions abominables, en invoquant des prétextes infâmes. Mais supposez que notre orateur ou notre polémiste puisse répondre à son adversaire :
Quoi, vous prétendez que notre idéal d’évolutions libres et progressives, de vie fraternellement égalitaire, est irréalisable ?
Eh bien ! allez voir à X... Vous y trouverez un nombre toujours grandissant de ces hommes que vous qualifiez de fous, de mauvais drôles et d’assassins. Ils vivent comme dans une grande famille, n’ayant ni dieu ni maîtres, ni règlements, ni contraintes, ne connaissant entre eux ni propriétés, ni rétributions ; chacun y travaille librement, selon ses forces et ses aptitudes, et y consomme non moins librement, selon.. ses goûts et ses besoins. Tous ceux qui entrent dan la vie y trouvent un berceau et des baisers, tandis que le vieillards passent leurs dernières années dans le repos, dans le suprême bonheur d’être choyés par des gens qui ne spéculent point sur leur mort ! L’amour, libéré de toutes ses entraves, y résulte des besoins physiologiques et des vibrantes affinités psychiques ; aussi n’y est-il jamais souillé ni par violence, ni par la corruption : Chaque union est une apothéose des enivrantes beautés de la vie !
Que répondre à pareil discours ? Rien ! Le sceptique n’a qu’une chose à faire : aller voir et s’incliner devant le fait accompli...
Avantages pour la solution du problème social
Ce côté de la question doit être vu sous deux angles différents. C·est un premier pas dans la voie de l’organisation pratique du communisme intégral. Car, plus les milieux libres se multiplieront, plus ils pourront se perfectionner ; chaque nouveau profitera de l’expérience des autres. Leurs différences ne peuvent manquer d’être des indications utiles, des documents précieux pour les futures triomphateurs du capitalisme, qui devront réorganiser la production et la consommation sur des bases nouvelles.
Cependant, il ne faudrait pas croire que dans notre pensée on pourrait arriver, par la multiplication des colonies, à transformer pacifiquement la société capitaliste en société communiste ; car, si elle devenait pour la bourgeoisie un danger économique, celle-ci nous mettrait encore, par sa conduite provocatrice, dans l’obligation de nous défendre par la violence. D’autre part, il est, croyons-nous, impossible de rentrer, par un travail nouveau, en possession des richesses sociales accumulées par toutes les génération antérieures. Tôt ou tard l’expropriation radicale s’imposera brutalement, en droit et en fait.
Avantages pour la propagande
Le révolutionnaire conscient se trouve, « en face de lui-même », dans l’obligation morale de choisir entre la révolte immédiate ou la propagande par la plume, la parole, etc. ; s’il prend ce dernier parti, il doit, n’est-il pas vrai ? se placer dans les meilleurs conditions possible, tant au point de vue matériel que moral ; car s’il se trouve sous la férule d’un patron, il est à chaque instant forcé de transiger, souvent de se taire et de s’abaisser, et sa propre soumission diminue singulièrement la valeur des quelques mots qu’il dit en secret à ses camarades d’esclavage !
Parfois, il ne peut tenir compte des avertissements « paternels » de son exploiteur ; mais alors c’est le chômage, le boycottage, la misère noire, et pendant qu’il se préoccupe de rassasier demain la faim de la semaine dernière... quelle propagande peut-il faire ? Et combien, à bout de courage, abrutis par le surmenage, affaiblis par le privations, désespérés, affolés par l’idée de crever de faim avec les leurs, ne finissent pas dans la honte des pires expédients ? Ma plume tremble au souvenir des longues impuissances, de toutes les chutes, de toutes les dramatiques régressions auxquelles j’ai assisté au cours de mes seize années de lutte !
Dans un M. L., au contraire, le militant peut consacrer plus de temps à l’étude et à la propagande ; d’autre part, n’ayant plus à craindre le renvoi de l’atelier, ni le boycottage patronal, il peut se livrer librement à toute sa fougueuse combativité.
Telles sont, d’une manière générale, les raisons qui nous ont amenés à faire l’« Expérience ».
Elle existe depuis le 3 avril 1905, c’est-à-dire depuis treize mois et demi, au moment où j’écris. C’est peu, surtout si l’on tient compte du nombre relativement restreint d’expérimentateurs —actuellement dix personnes. Mais, comme nous nous proposons de faire bien et beaucoup, nous croyons devoir, dès maintenant, inviter le public à suivre nos développements, à étudier avec nous les différentes manifestations de notre vie intime.
Nous allons donc examiner, au double point de vue négatif et positif, les bases essentielles de la colonie.
La propriété
Je ne puis, faute de place, exposer, ici dans tous ses détails et dans toute son ampleur, la critique anarchiste du prétendu droit de propriété ; je me bornerai à réfuter, en quelques mots, les trois arguments essentiels à l’aide desquels on prétend le justifier :
1° Un monsieur trouve, n’importe comment, un coin inoccupé de la planète. En est-il pour cela le légitime propriétaire ? Non, car il faudrait, ce qui est impossible, établir qu’il a été fait exprès pour celui qui le trouverait. C’est absurde. D’autre part, il est contraire à la plus élémentaire justice de jouir seul d’une chose que l’on connaît et d’en priver le reste du monde. Cela, d’autant plus qu’une découverte est impossible, sans la collaboration directe ou indirecte de tous les hommes.
2° Ce « droit » premier occupant est, du reste, anéanti par un autre « droit » également admis par les lois, les us et coutumes louables de nos bons maîtres, je veux dire le droit de conquête.
En effet, conquérir signifie prendre par les armes ce qu’autrui possède — à propos, pourquoi diable peut-on mettre en prison les cambrioleurs et les bandits de grand chemin ? — Cependant, pour faire plaisir à nos seigneurs, admettons que le vol à main armée soit une chose admirable... Mais, alors, que devient le droit du premier occupant ? Que signifie ce droit qu’on peut légitimement violer ?
3° Il parait qu’on peut aussi devenir propriétaire à force de travail et d’économie. D’abord, il conviendrait de savoir si l’on en a le droit... mais l’analyse de ce problème m’entraînerait à dépasser mon cadre. Je me bornerai donc à faire observer que les économies résultant de son propre travail sont tôt ou tard condamnées à disparaitre, si elles ne se conservent pas, grâce au travail d’autrui. Comme en termes de morale anarchiste on « appelle un chat un chat et Rollet un fripon », on appelle aussi les spéculations de cette sorte : Vols, exploitations, rapines !
Partant de ces principes négatifs, l’une des bases fondamentales de l’« Expérience » devait donc être la propriété commune. Aussi, tout appartient à tous et il ne vient à l’idée de personne de réclamer la propriété exclusive de quoi que ce soit ; bien plus, nous ne concevons même pas qu’un homme raisonnable ait la pensée de le faire. Nous savons trop bien que, par la réunion de toutes nos forces, par l’intime solidarité de tous nos moyens, nous arriverons plus sûrement à nous assurer, au moins pour l’avenir, une existence plus agréable que si chacun luttait pour son propre compte.
Autorité et liberté
Tout ceux qui mangent au râtelier de l’État, tous ceux qui ont le cerveau empoisonné par l’éducation autoritaire, tous ceux que l’atavisme enchaîne aux coutumes séculaires, nous disent : L’homme ne saurait se diriger lui-même ; il faut des maîtres pour mettre de l’ordre dans les rapports sociaux.
Cette objection pêche par la base ; si l’homme n’est pas assez raisonnable pour se diriger lui-même, il l’est encore bien moins pour diriger les autres. Mais nous ne sommes pas des négateurs pessimistes ; nous croyons aux progrès indéfinis de la race humaine. L’étude de l’homme, au point de vue de son histoire naturelle, nous a permis de constater que sa tendance au mal n’est pas un vice de nature, mais un état pathologique qui ne se produit et ne s’intensifie que sous l’influence de circonstances favorables à sa production et à son développement. La plupart des crimes ont le vol pour mobile : on vole pour échapper aux tourments de la misère, aux tortures de la faim, pour se soustraire aux labeurs trop longs, trop esquintants et trop malsains, inhérents à l’exploitation capitaliste ; on vole aussi par amour du lucre, pour se procurer des jouissances dont on est privé, pour devenir un de ces puissants personnages dont l’instituteur, le curé et le journal honnête prêchent le respect et qui voient le monde se courber devant eux !
On apprend à lire aux enfants dans des livres qui excitent leur admiration pour les grands potentats qui ont souillé la terre par le sang et les larmes qu’ils ont fait verser, par les brigandages dont ils se sont rendus coupables. Elevé dans cet esprit de violence, familiarisé avec l’idée du sang, avec le plus cynique mépris de la vie, convaincu que la force est l’essence du droit, l’homme conclut, souvent même sans le savoir, que si un monarque peut se servir du canon pour conquérir ou pour conserver un pays avec ses habitants, lui peut tout aussi bien se servir du poignard ou du vitriol pour conquérir ou conserver l’être que ses sens réclament. D’autre part, nos lois, prétendument moralisatrices, ne provoquent-elles pas directement, en les justifiant par anticipation, les crimes passionnels, à la seule condition que le nom de la victime et celui de l’assassin soient inscrits d’avance sur un registre officiel ?... Au lieu de tant chanter le respect dû à l’autorité et la gloire des puissants, pourquoi n’enseigne-t-on pas le respect de la liberté d’autrui ?
Et la prostitution ? Tiens ! oui, parlons-en un peu. Voici une jeune ouvrière, portant dans ses bras le produit d’un ignoble séducteur ; voici une jeune veuve sans ressources, que voulez-vous qu’elles fassent pour nourrir leurs mioches ? L’honnête patron repousse l’une avec mépris, il acceptera peut-être l’autre, par charité, s’entend. Mais le moyen de vivre à deux ou trois, avec le salaire qui ne suffirait pas à un seul ? Pitié pour ces malheureuses qui, de désespoirs en désespoirs et de chutes en chutes, finissent par demander à d’immondes lubricités, le pain que la société capitaliste leur refuse pour un travail fécond !...
Il en est d’autres, je le sais. En voici une qui se vend pour s’acheter de coûteux chiffons... Mais lui a-t-on jamais parlé d’autre chose ? Pourquoi, quand elle allait à l’école, ne lui a-t-on pas dit que si Mme la marquise avait un peu plus de science, un peu plus de cœur et d’esprit, elle serait beaucoup plus intéressante qu’avec ses chevaux et ses toilettes, qu’elle serait beaucoup plus admirable avec des durillons aux mains qu’avec du fard sur les joues ?...
Curés, patrons, législateurs, montrez-nous l’efficacité de vos épouvantes et de vos mesures répressives ! Horreur ! vos mains sont vides, elles sont rougies de sang et gonflées de honte ! Tous les progrès moraux se réalisent sans vous ; toutes les transformations sociales s’accomplissent malgré vous et, par votre résistance à l’évolution naturelle, vous provoquez les plus sanglantes révolutions !...
Sous quelque forme personnelle qu’elle se présente, l’autorité est donc bannie de tous nos rapports. Aux morales coercitives, nous opposons la vie active et harmonieuse des libres consciences ;
Comment nous pratiquons la liberté
Cependant, il ne faudrait pas croire que nous sommes des êtres parfaits, des sortes de surhommes ou de demi-dieux. Non, nous sommes tout bonnement des hommes comme les autres. Si nous avons plus évolué, c’est que, aidés par des circonstances favorables, nous avons pu nous affranchir de notre première éducation et, d’après un concept nouveau, nous faire une mentalité nouvelle.
De plus, il ne faut pas oublier que chacun de nous, en entrant à la colonie, doit changer complètement de vie du jour au lendemain ; et cette révolution, se faisant sans la moindre transition pratique, est forcément incomplète. Comme je l’ai déjà dit dans notre premier bulletin annuel, publié par plusieurs journaux, nous devons surtout surveiller notre manière de parler. La société individualiste et gouvernementale a fait adopter certaines expressions agressives et autoritaires auxquelles, par habitude, on ne fait guère attention dans la vie courante ; mais, dans notre atmosphère de fraternité, leur sens se révèle plus brutalement, elles froissent parfois très fort. La bonne raison pour se donner des coups de poignard !... L’un de nous s’est-il servi d’une phrase malheureuse, a-t-il négligé de faire ce qu’il aurait dû, a-t-il fait quelque chose qu’il n’aurait pas dû faire, on le lui dit d’autant plus fraternellement qu’on est convaincu que la méchanceté n’y est pour rien. Il arrive, mais de plus en plus rarement, que, notre surmenage aidant, l’observation est faite avec un peu d’énervement ; alors l’un ou l’autre, plagiant Boileau, dit à l’énervé, avec un sourire amical : « C’est fort bien ! Tu as raison, mais il vaut encore mieux d’avoir tort que d’avoir raison comme toi ! » Et celui-ci tourne le dos et s’en va méditer sur sa vieille éducation et les phénomènes héréditaires qu’il a subis. C’est notre manière de demander pardon. Tout se termine sans bouderie, et la police n’a que faire chez nous. Au surplus, nous avons moins à prouver qu’on peut vivre sans conflit que la possibilité de les solutionner sans autorité conventionnelle [1].
Ce qui est indispensable entre colons, c’est la franchise, c’est de ne pas accumuler dans sa mémoire une infinité de petits griefs avant de les formuler, car, séparément ils sont sans conséquence et réunis, ils peuvent constituer un danger. Mais il y a deux sortes de franchises : l’aggressive et la bienveillante. La première ne peut que provoquer le mépris ou la colère — elle froisse au lieu de corriger. L’« Expérience » doit une bonne part de ses succès moraux à la pratique de la seconde.
Le travail
Et les paresseux, qu’en ferez-vous ?
C’est la vieille question à laquelle nos militants ont répondu des milliers de fois et qu’on nous représente toujours, avec cette obstination stupide des esprits enroutinés qui s’enferment dans un cercle vicieux et refusent d’en sortir. Nous avons beau leur opposer les arguments les plus irréfutables, ils ne veulent pas nous entendre.
Nous les en excusons volontiers. C’est qu’en général la majorité des hommes est encore essentiellement singe. Quand ils agissent, c’est bien plus par esprit d’imitation que d’initiative ! Ils croient parce qu’ils voient croire et qu’on leur a dit de le faire, non parce qu’ils ont étudié, pensé, raisonné, déduit.
Aujourd’hui, presque tous les savants ont abandonné, pour leurs recherches scientifiques, la vieille méthode scolastique, pour adopter celle de l’expérience et de l’observation directe. Mais, sur le terrain philosophique et sociologique, la plupart de ces mêmes savants, voire même la généralité des libres-penseurs, en sont encore à prendre pour base de leur raisonnement les faits qu’ils ont enregistrés et négligent d’en rechercher et d’en étudier les causes multiples ! Mais, devant le grand mouvement d’idées qui fait trembler le monde, devant le problème social qui réclame de plus en plus impérieusement une solution efficace, il faudra bien que les cerveaux commencent à vibrer.
Il y a des paresseux ? Mais, si vous aviez analysé quelques gouttes de leur sang, vous auriez constaté qu’il ne contient pas assez de globules blanches pour produire en eux le besoin d’activité. Ce n’est point par les apparences extérieures, mais par l’étude de la constitution anatomique et par l’analyse chimique de l’organisme qu’on peut connaitre la valeur de sa force physique et physiologique. Ce n’est que sous la pression de la vapeur qu’une locomotive fonctionne : pas de vapeur, pas de mouvement.
Quelle horrible aberration ! On dit à l’individu : « Travaille et puis tu mangeras », alors que, tout travail exigeant une force emmagasinée, il faudrait lui dire : « Mange et puis tu travailleras ».
Quand on a bien mangé, quand on a emmagasiné des forces dans son organisme, on éprouve le besoin impérieux de les dépenser ; s’y refuser serait se condamner à une mort certaine.
Si le travail est si désagréable aujourd’hui, c’est le parasitisme, et chacun se fait un devoir de n’être pas à charge de ses camarades. Il n’y a pas parce qu’il engraisse ceux qui l’exploitent et qu’il parce qu’il est imposé, parce qu’il est un esclavage, tue ceux qui le font !
Il n’en est pas ainsi à la colonie : nous ignorons le parasitisme, et chacun se fait un devoir de n’être pas à charge de ses camarades. Il n’y a pas d’heures fixes pour commencer ou terminer le travail, pas de jours fixes pour se reposer ou se distraire ; on fait ce qu’on veut, mais on comprend ce que la raison exige. Cependant, nos travaux sont fort compliqués. Plusieurs d’entre nous sont encore obligés de travailler au dehors, et, à la colonie, nous nous consacrons spécialement à l’aviculture. Or, le retournage des œufs dans les incubateurs artificiels, les soins à donner aux poussins et aux poules doivent être accomplis avec beaucoup de régularité. On doit parfois faire appel à la mémoire, jamais à la bonne volonté, au contraire. On se chamaille souvent pour faire le travail le plus difficile. Cependant, nous rencontrons des difficultés matérielles vraiment terribles.
Habitations, terre, instruments de travail et animaux nécessaires pour assurer notre indépendance et celle des futurs colons, tout, absolument tout doit sortir de notre travail. Nous devons parfois travailler jusque dix-huit heures par jour. Quatre généreux camarades se sont imposés des privations pour nous prêter 350 francs : c’est là le seul secours que nous ayons reçu.
Malgré tout, notre courage ne diminue pas et nous pouvons reprendre pour notre compte ces belles paroles de notre ami Fortuné Henry :
Savoir que l’on travaille pour soi et cette autre forme du soi les siens ; avoir la conviction intime que le produit de son travail n’ira pas à un ennemi de caste, à un individu qui n’a rien fait pour le mériter et qui considère le labeur comme un devoir pour nous, un droit de jouir pour lui, une tare indélébile qui marque notre classe ; savoir que notre travail sera une source de joie pour tous les nôtres, pour ceux que notre affection entoure et qui font partie intégrante de notre vie, ce sont là les facteurs les plus sûrs de l’activité de chacun.
Consommation
On prétend que, dans une humanité communiste libertaire, chacun pouvant prendre librement au tas tout ce qu’il désire, les premiers arrivés prendraient les meilleurs choses et que les derniers devraient s’en passer. On oublie trop les causes des faits sur lesquels l’objection s’appuie. Quand on abuse d’un aliment, c’est presque toujours parce qu’on en est trop privé. Quelque goût que vous ayez pour les œufs, vous ne pouvez pourtant pas en manger plus que votre estomac ne peut en contenir, et celui-ci ne tardera pas à se révolter si nous ne lui donnons pas autre chose ! Au surplus, s’il n’y avait pas assez d’œufs, il n’y aurait qu’à élever plus de poules pour en avoir davantage !
A la colonie, malgré la période de gène intense que nous traversons, nous ne connaissons pas cette lutte impitoyable qu’on nous prédit pour le bon morceau, c’est le contraire qui nous agace !
Il passe de l’un à l’autre, et bien souvent il reste sur la table, parce que celui qu’on sait en avoir le plus besoin n’a pas voulu le prendre ! Nous savons bien, et cela renforce mon argument, que ce fait se produit tous les jours, chez de milliers de gens qui ne sont pas anarchistes ; mais il est plus naturel qu’il se produise à la colonie. Notre vie d’aide fraternelle nous rend plus humains et, à défaut de la bonté, l’intérêt ferait comprendre à tous qu’il est nécessaire que chacun soit plein de santé et de force.
La femme et l’amour
La femme n’est pas l’inférieure, mais le complément de l’homme ; elle est son égale, avec des avantages différents. Si aujourd’hui elle est généralement inférieure, c’est parce qu’il n’est pas possible qu’il en soit autrement avec l’éducation qu’on lui donne et la situation qu’on lui fait.
A l’« Expérience », la femme est l’égale de l’homme ; elle a les mêmes droits et partant les mêmes devoirs. On ne peut nous faire l’objection de la femme-soldat, puisque nous ne voulons point d’armée. Au surplus, les héroïnes n’ont pas manqué dans les grands mouvements d’émancipation.
Nous n’avons pas de travaux masculins ni de travaux féminins : les plus robustes s’arrangent pour faire les plus durs. Il n’en est aucun parmi nous qui ne rougirait de fumer sa pipe en faisant le lézard pendant que les femmes s’esquintent dans la cuisine. Par exemple, dans la mesure du possible, les hommes lavent la maison, vont chercher l’eau au puits, vont porter ou chercher les gros paquets dans les magasins, etc.
Par contre, les femmes s’occupent des poules, du jardinage, etc. Jouissant des avantages matériels des hommes, les femmes ont pratiquement les mêmes libertés. Le communisme de la production et de la consommation a pour conséquence qu’entre nous l’argent n’a plus de valeur, partant pas d’usage. Il s’ensuit que l’amour n’est point souillé par des spéculations sur des questions de salaire ou de fortune. Deux êtres s’unissent parce qu’ils s’aiment ; s’ils cessaient de s’aimer, ils pourraient se séparer librement, puisque l’un ne serait pas arrêté par la crainte de manquer de pain, ni l’autre par le devoir d’en donner.
Les enfants
Et les enfants, qu’en feriez-vous ? nous dira-t-on. C’est bien simple. Dans tous les cas, les enfants sont élevés par la colonie ; en humanité communiste-anarchiste, ils le seraient par toute la société. La séparation du père et de la mère ne changerait donc rien à leur existence matérielle. Par exemple, ma compagne et moi, nous n’avons pas d’enfants, mais nous travaillons avec amour pour ceux des autres (tous les colons qui n’en ont pas font du reste la même chose). Au surplus, nous ne faisons avec eux qu’un échange de bons procédés. Quand nos muscles affaiblis par l’âge refuseront le travail, les enfants, devenus hommes, travailleront pour nous.
Education
J’aurais tout un volume à écrire sur ce sujet ; la place dont je dispose ne me laisse que quelques lignes. Nous ne voulons pas que le cerveau de nos petiots soit souillé par les dogmes de religion, de patrie, d’autorité de l’homme sur l’homme, de propriété, etc. Aussi n’iront-ils aux écoles du dehors ; chacun de nous, selon ses compétences, cultivera en eux le besoin d’être bon, la passion du beau et du vrai.
Débuts et développements
Puisque ma compagne et moi nous filmes les premiers colons de l’« Expérience », il faut bien parler de nous. Cela m’amène tout naturellement à mettre au pillage le « Journal intime de la Colonie » que mon ami, ou plutôt mon frère — car ce mot exprime mieux mes sentiments — Gassy Marin, rédige avec une patience qui fait de lui le bollandiste de l’« Expérience » :
Dans un angle ignoré de la superbe forêt de Soignes, au milieu des genêts, des bruyères et des ronces, gît une pauvre masure à demi croulante. Sa vieille porte de chêne massif, décrochée de ses attaches et portant les outrages désolants d’un ancien incendie, repose lamentablement en travers de l’entrée. Un jour mystérieux filtre par ses carreaux brisés et éclaire des amas de décombres étendus sur le sol ; des herbes folles croissent dans les interstices de ses vieux murs et achèvent de donner à ce lieu un aspect de complet abandon et de sauvage mélancolie.
Au dehors, se dressent, tout antour, de hautes futaies de hêtres, entremêlées de sapinières, de bosquets de bouleaux, de taillis d’aulnes et de chéneaux. Au fond de ces fourrés, où croît une fougère serrée, pénètre, de toute part, des sentiers moussus pleins d’une poésie et d’une intimité charmante...
Du côté du nord-ouest, une large brèche dans les forêts laisse errer le regard sur des champs ondulés qui vont se perdre au loin, dans le bleu intense de l’horizon.En quelques jours, deux pièces de la maisonnette sont mises en état d’être habitées, et le 3 avril 1905, Chapelier et sa compagne entrent dans leur nouvelle demeure d’ermites, apportant avec eux un lit, une table achetée au Vieux-Marché, un vieux canapé de bohême, deux chaises boiteuses, cadeau d’un ami, un poule qui doit s’effondrer 15 jours plus tard, un chien, un chat et... un poussin de deux jours !
Ces deux grands gosses sont heureux de se sentir là, isolés, en pleine liberté, pouvant se consacrer largement à leur amour. N’ayant même pas de charbon pour se chauffer, ils en sont réduits, pour ne pas être littéralement congelés, à se coucher à sept heures du soir et à lire dans leur lit.
Quinze jours après, Dominique Boguet, Catherine, sa compagne, et leur petite fille vinrent s’adjoindre à nous. Puis, ce furent Gassy Marin, Paul François, Félix, Philippine, Henri (4 ans) et Egide (2 ans) Springael, Alphonse et Georges Schouteten.
Boguet, sa compagne et P. François sont partis pour des raisons toutes personnelles et absolument indépendantes de la colonie. Les deux premiers sont en Amérique et se proposent de revenir, aussitôt que les circonstances le permettront.
Nous sommes actuellement au nombre de neuf, dans quelques jours nous serons dix,
Notre matériel agricole, nos poules et nos poussins ont, au moment où j’écris, une valeur d’environ 2,000 francs.
Possédant toutes les connaissances nécessaires, nous voudrions aussi faire la fabrication de l’émail. Cette industrie nous assurerait l’indépendance et permettrait l’augmentation immédiate du nombre des colons. Malheureusement, faute d’argent, nous devons attendre.
Au surplus, notre ferme est trop petite ; faute de place, nous ne pouvons plus accepter de nouveaux colons, nous sommes déjà l’un sur l’autre. Nous comptons nous installer ailleurs, vers la nouvelle année.
Cette brochure est plutôt l’œuvre de tous les colons que la mienne ; la vie de chaude fraternité qu’ils vivent avec moi y est pour beaucoup, ma plume pour pou de chose. Cependant, chacun de nous jouissant de la liberté intégrale, ce que j’écris n’engage que ma responsabilité.
En terminant, je tiens à vous dire combien ma compagne et moi nous sommes heureux de vivre avec d’aussi braves cœurs.
Le 17 mai 1906.
Post-scriptum
Au moment de mettre sous presse, on commet, contre l’« Expérience », un attentat infâme.
En octobre dernier, je publie, en collaboration avec Gassy Marin, notre proclamation de principes, et la police ne bouge pas.
En janvier, le Malin, d’Anvers, le Journal de Bruxelles et le Petit Belge publient sur l’« Expérience » des articles de fond, et la police ne bouge pas. C’est qu’on se disait en haut lieu : « Ils veulent pratiquer le communisme, tant mieux ! Ils ne tarderont pas à nous donner l’argument d’une faillite, laissons-les faire ! »
Mais, il y a 15 jours, un article, reproduit par plusieurs journaux, constatait nos progrès et la certitude de notre succès. « Alors ça change, a-t-on pensé ; ah ! vous ne croulez pas de vous-même, eh bien, nous vous ferons crouler. » Et avec le sans scrupule qu’on leur connaît, certains policiers, faisant la navette entre Bruxelles et Stockel, nous ont ignoblement calomnié chez le fermier qui nous sous-loue notre petite ferme et, à force d’infamies, sont parvenus à l’intimider. Et celui-ci nous donne six semaines pour déménager. C’est une chose impossible.
Forcé de déménager à bref délai, c’est assurément une difficulté considérable pour nous, surtout à cause de notre pauvretés mais, en dépit de tout, nous continuerons ! Du reste, nous sommes bien décidés à ne pas nous laisser faire comme des veaux qu’on mène à l’abattoir !
En attendant les événements, il me plaît de constater que, dans notre bienheureux pays, on fait une guerre sans pitié à des gens qui s’efforcent de pratiquer paisiblement une morale supérieure.
Ne faisons pas de comparaisons subversives !
Indications pour aller de Bruxelles à la Colonie
Descendez du tramway « Cinquantenaire-Tervueren » aux Trois Couleurs ; prenez, à gauche de l’avenue, le sentier qui suit la lisière de la forêt de Soignes ; il y fait bon, dans les fougères et les ronces ; marchez pendant une vingtaine de minutes, en dépassant une première maison, située sur le petit chemin, et faites un angle vers la seconde, que vous verrez, à votre gauche, à une centaine de mètres du massif.