Émile Pataud, le citoyen Pataud, ou plutôt le camarade Pataud, comme on dit à la C.G.T., est un éteigneur de lumière d’une autre envergure que le falot Viviani. Il ne grimpe pas dans le ciel pour y décrocher les étoiles. Il est plus terre à terre. Il se contente de supprimer le courant, d’un geste. Et il accomplit cela avec une désinvolture, une bonhomie souriante, une grâce bon enfant qui effarent et désarment en même temps. Chez lui, point de grandiloquence, point d’emphase, point d’attitudes superbes. Il ne montre pas le poing au père éternel et ne va pas chercher ses métaphores dans les poèmes de Richepin. Il dit et fait les choses tout simplement. Sachant que les travailleurs n’obtiendront rien que par l’entente qui crée la force et par la violence, il s’est occupé de grouper ses camarades, de les constituer en syndicat puissant et quand il les a eus dans les mains, quand il les a vus décidés à marcher, sur un signe, alors, crac d’un geste il a plongé la capitale dans les ténèbres. Les patrons ahuris n’y ont vu que du bleu pour commencer. Puis ils ont réfléchi. A la faveur de la nuit, ils ont réussi à y voir plus clair dans le problème qui se pose. Ils ont compris quelle formidable et irrésistible puissance se dressait contre eux et ils ont capitulé.
N’avoir fait que cela, c’est-à-dire avoir, par un exemple aveuglant, quoique né de l’obscurité, démontré l’efficacité du groupement et la force ouvrière, c’est déjà énorme pour la gloire d’un homme ! Mais ce qui attire surtout l’attention sur Pataud, c’est non seulement ce qu’il a fait, c’est encore la façon dont il le fait. Avec lui, pas de menaces terrifiantes, pas de promesses sanglantes. La Révolution, croquemitaine des bourgeois qui ne sont pas sages se fait souriante. Le problème social paraît devoir se dénouer à la rigolade. Il n’est pas question d’émeutes, de grèves violentes, de coups de fusil. Une simple interruption de courant. L’affolement dans les cafés, les représentations publiques arrêtées net, les gens affairés courant après leurs ombres, les bougies pâlottes plantées aux goulots des bouteilles et jetant une demi-clarté sur la mine consternée des noctambules désemparés. Et le lendemain, un vaste éclat de rire, une gaieté colossale, le Tout-Paris populaire qui la trouve bien bonne et déclare que décidément ce sacré Pataud est irrésistible.
C’est ainsi que, peu à peu, Pataud est devenu l’homme le plus populaire de la capitale, le Roi de Paris. Il a conquis tous les suffrages. Les faubourgs raffolent de lui. Les ouvriers lui donnent toute leur confiance. A chaque conflit nouveau on se demande si Pataud marchera. On escompte l’évanouissement brusque de l’électricité. Vous comprenez que le pauvre bougre se soucie modérément de ce genre de lumière. Il n’a pas les moyens de s’offrir une telle débauche de clarté. Il en est encore à la vieille lampe à pétrole. La nuit, d’ailleurs, il est dans son lit. Ce sont les heureux d’ici-bas qui rôdent, fêtent, s’amusent, courent les brasseries, les cabarets et les restaurants nocturnes. Aussi la plaisanterie apparaît-elle savoureuse au populo qui n’en subit pas les conséquences et se réjouit volontiers de la déconvenue de ses ennemis. Par là, Pataud a touché au bon endroit. Il peut continuer. Plus il fera de l’ombre autour de lui, plus les faces s’éclaireront de contentement. Il est assuré d’avoir les rieurs constamment de son côté ; et avoir su faire rire, au dépens de l’adversaire, c’est déjà avoir gagné la partie.
Et la partie, n’en doutez pas, Pataud la gagnera complètement et avec lui, le monde du travail. Les bourgeois l’ont compris de bonne heure. Tous ceux qui réfléchissent voient nettement les progrès incessants du syndicalisme qui monte chaque jour en force, en précision, en nombre. Cette mystérieuse C.G.T. dont on a fait une sorte de repaire de malfaiteurs, c’est le cauchemar du capitalisme chancelant. Longtemps on s’est efforcé de la montrer au peuple comme un danger immense et mortel ; on lui prêtait les plus noirs desseins, les plus ténébreuses pensées. Bien des gens ne voyaient en elle qu’une monstrueuse association de bandits sans scrupules rêvant de destruction et de guerre civile. Et voilà que soudain Pataud apparaît. Et tout s’éclaire, quoique ce soit précisément la fonction de Pataud de supprimer l’éclairage. Quoi ! c’est donc ça l’anarchiste, le fou furieux, le criminel, ce Pataud qui en se jouant plonge les patrons dans la nuit. C’est donc ça, la Révolution ? Et tous se sentent rassurés. Le drame tourne à la grosse farce.
Ceux qui ne sont pas rassurés, cependant, ce sont les maîtres. Ces éclipses de lumière les plongent dans d’affreuses incertitudes. Que va-t-il donc se produire si les travailleurs de tous les métiers, imitant l’exemple des électriciens, s’avisent de suspendre brusquement le travail ? Ce Pataud, décidément, avec ses allures de grand gamin qui fait une blague, est un individu très dangereux. C’est contre lui qu’il faut avant tout se défendre. Alors on a essayé de le ridiculiser ; on l’a montré jouant à la manille avec des partenaires coiffées de casquettes et jaspinant l’argot le plus excentrique ; on l’a dépeint sous les traits d’un gros garçon, très bourgeois, au fond, prenant du ventre et se laissant vivre aux dépens des poires que sont les travailleurs. On l’a appelé le roi Pataud. On lui a jeté dans les jambes un pauvre cabot sans talent, désireux de conquérir un peu de réclame. Puis on l’a accusé de mille méfaits. On a voulu le rendre odieux. On lui a prêté des pensées machiavéliques. On a essayé aussi de l’intimider. On a parlé de poursuites, de condamnations, de prison, de bagne même. Vains efforts. Pataud gardait toujours sur ses lèvres son sourire impénétrable. Que voulez-vous ? Il est comme ça, cet homme. Il a le sourire. Il se moque de ce qu’on dit, de ce qu’on raconte, de ce qu’on insinue sur son compte. Il sait que quand il le voudra, il fera de la lumière à l’aide des ténèbres ; il éclairera la conscience de ses contemporains. D’ailleurs, l’homme d’action se double chez Pataud d’un optimiste clairvoyant. Sa philosophie, c’est d’agir et de laisser dire. L’acte a selon lui une valeur essentielle, une portée qui dépasse tous les discours et toutes les paroles. Et il agit, avec sérénité, avec confiance, avec mansuétude, certain qu’il est de la justice de sa cause et du triomphe prochain de ses idées.
Et c’est justement cet optimisme bonhomme, cette philosophie nonchalante qui lui enchaîne les cerveaux et lui conquiert les cœurs plus que ne pourraient le faire la violence des déclamations et la sauvagerie des propos.
Aux abords de ce premier mai qu’on nous a dépeint — comme toujours — sous des aspects effrayants, Pataud redevient d’actualité. On attend, cette fois encore, son intervention, comme on l’attendait au lendemain de Villeneuve-Saint-Georges. Va-t-il marcher ? La nuit envahira-t-elle la capitale. Les bourgeois se posent anxieusement la question. Les travailleurs se préparent à rigoler.
On se souvient que vers la fin de l’Empire, alors que la menace planait sur toutes les têtes, alors que chacun était agenouillé dans la terreur, un homme se leva, et avec une effrontée gaminerie, dans un geste irrespectueux, esquissa un pied de nez à la barbe du César d’occasion qui régnait sur la France. Cet homme s’appelait Rochefort. Ce pied de nez ce fut le signal de la débâcle impériale. Au lendemain de la Lanterne la France était secouée par un rire énorme. Ce rire venait la délivrer de la peur.
Pataud, en ce crépuscule de régime, à une époque de poursuites, de condamnations et de fusillades, a recommencé le geste de Rochefort. Seulement il n’a pas pris la plume. Il a simplement tourné un bouton électrique. Il n’a pas lancé la Lanterne ; il a soufflé les lumignons. Et le rire, cette fois encore, a bouleversé les ventres. La bourgeoisie est désarmée. Le capital est aux abois. On rit ; c’est la fin.
On ne rira pas toujours. Ce que les bourgeois devraient le plus ardemment souhaiter, c’est que Pataud dure longtemps. Avec lui, la révolte affecte des dehors débonnaires. On peut espérer que tout se passera paisiblement et qu’il n’y aura que quelques œufs cassés. Gare au jour où l’on ne rira plus, où les visages deviendront sinistres, où l’on entendra des grincements de dents dans les ténèbres. Après le vaudeville, viendra la tragédie. Bourgeois, profiteurs, tripoteurs, écumeurs, politiciens, renégats, rendez grâce à Pataud, au roi Pataud, à l’Empereur de Paris, au maître de la Lumière. En jetant le ridicule sur vos faces congestionnées d’effroi, il a peut-être pour quelque temps détourné les colères et suspendu les revanches.
Occupons-nous un peu de ce redoutable et irrésistible Pataud ; essayons de faire quelque lumière sur sa personnalité et de présenter sa physionomie au grand jour.
Pataud est un enfant de Paris. Il est venu au monde à l’hôpital Saint-Antoine, en 1870, l’année terrible. Ses parents étaient dans une pauvreté voisine de l’indigence. L’enfance du futur Roi de l’ombre s’écoula donc au milieu de mille privations. Il connut toutes les souffrances qui attendent, en cette existence, les déshérités. Durant l’hiver rigoureux de 1879-80, Pataud se rappelle que ses parents, trop pauvres, ne firent pas une seule fois de feu chez eux. L’enfant manqua succomber de froid. Avec ça, point de ces petites joies qui attendent les enfants des riches ; pas de jouets, pas de noëls, pas de vêtements bien chauds pour l’hiver, pas d’habits légers pour l’été. La gêne, la douleur physique dès ses premières années. C’est là un sort commun aux enfants des travailleurs.
Placé à l’école communale, le jeune Pataud y décroche son certificat d’études et obtient une bourse pour une école supérieure. On le mit à Lavoisier. Mais il n’y resta pas longtemps. A quinze ans, il lui fallut gagner son pain. Il entra aux usines Caille, grâce à une supercherie, en se servant du livret de son oncle, plus âgé que lui de quatre ans ! Voilà bien un des plus terribles effets de la misère. Les travailleurs obligés de violer eux-mêmes une loi protectrice, à leur dépens ; un enfant obligé de se vieillir parce qu’il faut qu’il travaille et qu’il mange.
Aux usines Caille, Pataud gagnait 0 fr. 40 de l’heure ; il faisait le métier de frappeur riveur. Quelque temps après, il est débauché, se trouve sans travail. Il se place successivement comme comptable-fumiste, marchand de tonneaux, puis rentre de nouveau aux usines Caille. Il a un peu plus de dix-huit ans.
Un beau jour, la maison Caille l’envoie à Cherbourg pour des expériences de torpilleurs. Il y fait connaissance avec les marins. Ce jeune homme qui n’avait jamais quitté le pavé de Paris s’enthousiasme pour la vie du matelot. Il devance l’appel et s’engage. Jusque-là il était demeuré à peu près étranger à toute politique. Pourtant, quoique très jeune, il s’était occupé quelque peu de questions sociales. Une âme de révolté s’agitait en lui. Il avait fait partie de plusieurs groupes d’études sociales et de cercles socialistes, mais il ignorait complètement le syndicalisme.
Dans la marine, il serait exagéré de prétendre que Pataud fut un remarquable sujet. Il y récolta quelques punitions pour indiscipline et insultes aux supérieurs. Malgré tout, il en sortit avec des certificats de bonne capacité. Mais la vie du bord qui était bien différente de celle que, dans sa naïveté de jeune homme, il s’était figurée, l’avait transformé en ennemi de la discipline et de l’autorité. L’antimilitariste naissait.
Pataud reprit alors son existence d’autrefois, c’est-à-dire qu’il se remit au travail. Il entra comme comptable dans une société de constructions électriques où il put, tout en s’occupant de comptabilité, faire son apprentissage d’électricien. Lorsqu’il eut conquis définitivement son métier, il abandonna la place de comptable et, toujours dans la même société, fit ses débuts comme ouvrier électricien.
Quelque temps après, Pataud fut employé dans différentes compagnies d’éclairage. Sa vie est alors très mouvementée. Il commence à s’occuper sérieusement de politique. Il est secrétaire de Chauvière dans le XVe arrondissement ; il fonde une université populaire dans le même quartier. Cela nous mène jusqu’à l’affaire Dreyfus. Socialiste révolutionnaire, Pataud marche à fond ; il dépense sans compter son temps et son argent. Mais cette aventure ne devait pas lui être inutile. Il apprend le dégoût des politiciens de toutes nuances. Il se promet fermement qu’on ne l’y reprendra plus.
Pataud était employé à cette époque au Compteur Michel. Il était très bien noté. Mais comme il commençait à s’occuper de syndicalisme, on le considérait comme un individu très dangereux, en période de grève. Un jour, sous un prétexte quelconque, diminution de travail je crois, on voulut le remercier avec cent cinquante de ses camarades. Là-dessus les ouvriers se concertèrent et envoyèrent une délégation au patron, lui proposant de travailler un nombre d’heures moindre, pour permettre aux autres de demeure dans la maison. Première manifestation de solidarité ouvrière. Le patron accepta, mais il accepta seulement en ce qui concernait Pataud et se refusa à prendre la même mesure à l’égard des autres. Pataud ne voulut pas accepter cette sorte de faveur et quitta la boite.
Alors, il erra quelque temps, se débrouillant comme il pouvait, faisant tous les métiers. Tantôt il est marchand de quatre saisons. Crainquebille-Pataud ! Puis il entre, grâce à la recommandation d’un maitre des requêtes qu’il avait connu dans les U.P., à la Compagnie parisienne de l’air comprimé. Nous sommes en 1902.
C’est à cette époque que Pataud eut l’idée de constituer ses camarades de l’électricité en syndicat. Il y fut aidé puissamment par d’autres militants : Harvois, Baudry, Morel, Passerieu (ce dernier encore secrétaire adjoint au syndicat). Mais déjà, un syndicat des ouvriers de l’industrie privée existait. Les deux syndicats, le nouveau et l’ancien, durent fusionner pour être reçus à la C.G.T. et devinrent le Syndicat général de l’industrie électrique qui allait au cours des événements futurs, jouer le rôle prépondérant que l’on connaît.
Pataud, nommé secrétaire du nouveau syndicat, se mit ardemment à la besogne. Dans le courant d’une année, il organisa près de trois cents réunions. Doué d’une prodigieuse activité, il se multiplia, fut partout à la fois. Surtout il préparait, sans vains bavardages, sans bruit, ces fameuses grèves qui devaient étonner la bourgeoisie.
La première grève éclata en 1905, à la Compagnie Edison. Elle eut pour résultat de faire mettre sur pied quatre mille hommes de troupe pour quatre-vingt-deux grévistes. Pataud put se féliciter de son initiative ; il obtint pour ses camarades une diminution des heures de travail et une légère augmentation du tarif avec quelques autres menus avantages assez appréciables.
Mais Pataud rêvait mieux. Il ne voulut pas se contenter seulement d’obtenir quelques garanties et quelques avantages pour les travailleurs de son métier. Il voyait plus loin. Dégoûté de la politique, revenu du socialisme parlementaire et définitivement acquis aux idées révolutionnaires, il songeait à montrer, par un exemple saisissant, la puissance du syndicalisme. Il réfléchit longuement à l’expérience qu’il voulait tenter. Il médita des journées entières, s’entretint avec ses camarades, scruta les bonnes volontés. Puis quand il fut certain du triomphe, quand il vit qu’il pouvait marcher, il se décida. Et la grève la plus imprévue, la plus déconcertante éclata sur Paris. Un mot de Pataud avait suffi, un mot qui n’était pas le Fiat Lux du Seigneur, car en place de la lumière, ce fut la nuit sombre qui vint dans la capitale morne comme un cercueil.
On n’a pas perdu la mémoire de cette nuit épique. C’était en 1905. A huit heures du soir, brusquement, sans qu’on put savoir comment cela s’était fait, les lumières s’éteignirent. Les théâtres et les cafés concerts où s’entassait un public joyeux, durent céder aux récriminations et rembourser l’argent. Dans les cafés et les brasseries, les garçons affolés s’enfuyaient dans toutes les directions. Cela dura plusieurs heures avant qu’on se décidât à comprendre. Vers les onze heures, on vit les boutiques essayer timidement de reconquérir un peu de lumière ; des torches furent plantées à tous les carrefours et au milieu des places, avec des cordons d’agents pour les garder. Des bougies furent scellées sur des bouteilles pour permettre aux joueurs de continuer leurs manilles. Spectacle inoubliable. Mille bruits couraient. On parlait de catastrophe, de banqueroute. On ne songea à la grève que fort avant dans la nuit.
Dire la surprise des bourgeois, le lendemain, à la lecture des journaux, ce serait difficile. Qu’était-ce donc encore que cette fumisterie et ce Pataud dont personne jusque-là n’avait entendu parler ? On se mit à sa recherche. Les reporters l’assaillirent. On apprit alors que ce Pataud mystérieux qui faisait et défaisait, à son caprice, le jour et la nuit, était un de ces abominables révolutionnaires, un de ces féroces antimilitaristes condamnés pour la fameuse affiche rouge. Lui, cependant, goguenard et plein de bonne humeur, laissait dire, laissait faire. En vingt-quatre heures, sa renommée devint universelle.
La dernière grève de l’électricité fut celle organisée en août 1908, au lendemain des massacres de Villeneuve. Cette fois encore, on ne s’y attendait pas. La veille, on avait parlé de grève générale, et déjà les bourgeois se frottaient les mains en constatant que les électriciens n’avaient pas marché. Soudain, à huit heures du soir, les lumières disparurent pour reparaître à dix. Simple grève de deux heures. Pataud avait voulu montrer tout bonnement au gouvernement ce que peut la puissance syndicale.
Alors la fureur patronale ne connut plus de bornes. Sa terreur s’accrut. Déjà un cabotin avait poursuivi Pataud et lui avait réclamé des dommages et intérêts. Un juge s’était trouvé pour condamner le secrétaire du syndicat des électriciens. On résolut de le tuer par le ridicule ou par l’odieux. Les journaux se chargèrent de la besogne. Il est impossible de relater ici tous les racontars, toutes les fumisteries, toutes les insanités répandues sur son compte. Mais, fidèle à sa méthode, Pataud laissait couler les paroles et l’encre, et continuait sa besogne.
De quelque temps, on n’entendit parler de lui. On affecta d’oublier ses menaces. Les revues de fin d’année s’emparèrent de sa personne et la jetèrent sur la scène, en pâture, à la malignité publique. Tout à coup, Pataud fit sa réapparition. Cette fois, il ne plongea pas la ville dans l’ombre. Il se contenta de s’en prendre à l’hôtel Continental, dont le patron, avare et parjure, repoussait les revendications du personnel. Viviani devait justement, ce soir-là, présider un banquet. L’occasion était propice. Pataud fit un signe : les lumières disparurent. Le ministre dut ravaler son discours et le directeur de l’hôtel accepter les revendications ouvrières.
On sait que, depuis, ce directeur a renié une fois encore ses engagements. Il a congédié ses quatorze ouvriers et menacé Pataud de poursuites. Mais Pataud est bien tranquille. Les poursuites ne viendront pas.
Après ça, s’occupant de choses plus sérieuses, Pataud s’est occupé à organiser le fameux meeting de l’Hippodrome qui a fait couler, ces jours derniers, des tor-rents d’encre. Pour la première fois, ouvriers et fonctionnaires se trouvaient unis dans la lutte. On se souvient des discours prononcés, des menaces proférées. Aujourd’hui même, la bourgeoisie n’est pas revenue de son effroi et de sa colère. Ce meeting, d’ailleurs, a mis le comble à l’exaspération de la classe capitaliste qui, oubliant toute mesure, a parlé carrément d’expédier Pataud au bagne, comme si derrière Pataud il n’y avait pas des centaines d’autres travailleurs prêts, comme lui, à éteindre les lumières et à plonger la bourgeoisie apeurée dans la nuit sanglante, annonciatrice de l’aube de justice et de liberté !
Tel est donc Pataud. On conçoit maintenant son existence de grand laborieux, d’enfant du peuple, gagnant péniblement et opiniâtrement son existence. Le gamin qui débutait, à quinze ans, comme apprenti aux usines Caille, est devenu aujourd’hui un des personnages considérables de notre époque. est plus populaire et aussi redouté que le grand Flic. Et s’il est parvenu à cette situation, ce n’est pas seulement grâce aux circonstances. Il le doit surtout à sa ténacité dans le travail, à son désir de s’instruire et de comprendre. Ce roi de l’Ombre s’est fait tout seul, en consacrant ses nuits à l’étude et au labeur ! Ils sont comme ça des centaines dans le monde ouvrier qui, armés de leur simple certificat d’études, sont parvenus, au prix de mille efforts, en sacrifiant leurs heures de repos à apprendre tous les secrets de la sociologie moderne, qui connaissent toutes les lois et toute la science du travail et peuvent assumer — mieux que tous les économistes en chambre — la haute responsabilité de refaire une société !
Au physique, Pataud est un gros garçon réjoui, jovial, plein d’entrain et d’esprit, à la réplique facile, à la verve gavroche, émaillant ses discours de traits et saillies qui vont droit au cœur des travailleurs faubouriens. Cependant, la lutte l’a quelque peu fatigué. Le roi Pataud voudrait bien se reposer, réparer sa santé ébranlée par un surmenage incessant. Des scrupules l’empêchent de prendre sa retraite. Il ne veut pas laisser à d’autres le soin de mener à bien la besogne commencée. Il demeure donc à son poste de combat. Mais chaque jour qui vient lui demande une plus grande énergie. Heureusement, il a pour lui sa philosophie paisible et sereine, que nulle perfidie, nulle accusation ne parviennent à démonter.
Et nous voilà à la veille d’une nouvelle intervention de Pataud. On en parle. On en parle. Que va-t-il encore se passer ? Quel abominable tour ce sacré Pataud va-t-il nous jouer ? La société va-t-elle être chahutée de fond en comble ? La bourgeoisie va-t-elle se voir enfoncée encore dans une pétaudière dont elle pourra difficilement sortir ?
On ne sait pas. Ce Premier Mai, pourtant, s’annonce encore comme chargé de menaces et d’épouvante. Salutaires effets de l’action du joyeux Pataud. Le monde du capital en sera quitte pour la peur. Le monde du travail s’amusera une fois de plus. Quant aux maîtres, devant cette royauté qui s’affirme et grandit, ils font une vilaine grimace. Quelles mesures prendre contre Pataud ? Comment le saisir, à tâtons, dans les ténèbres dont il s’entoure ? Les soldats ? Que peuvent-ils ? Pas même remplacer les grévistes dans une fonction à laquelle ils ne connaissent absolument rien. Les poursuites ? En vertu de quel principe ? Il ne reste plus qu’une ressource à Clemenceau, s’il en a encore le temps et la force, c’est d’imaginer quelque complot bien mystérieux, bien sombre, et de cueillir, sous ce prétexte, les chefs du mouvement ouvrier.
Le malheur, c’est que le coup du complot ne prend plus guère. Le gouvernement reste impuissant contre les électriciens comme il a été impuissant contre les postiers. Et les grèves se suivent, se précipitent. Ouvriers et fonctionnaires marchent la main dans la main. Allons ! encore quelques efforts ! Encore quelques lumières à éteindre, et le jour luira sur la ruine de la société capitaliste. Grâce aux ténèbres de Pataud, on aura appris à voir très clairement dans les choses. Comme disait Victor Hugo, c’est au moment où l’on y voit le moins qu’on y voit encore le mieux. Le jour où les travailleurs du gaz s’uniront à ceux de l’électricité et où Paris entier sombrera dans la plus épaisse des nuits, les yeux des capitalistes s’ouvriront à la, vérité. Seulement, cette fois, ce sera fini de rire. Et derrière cet hilarant Pataud, joyeux bon vivant qui divertit si fort les Parisiens, on peut déjà entrevoir les redoutables figures qui préparent le bouleversement nécessaire et définitif, dussent-ils pour cela plonger la capitale, non plus dans la nuit, mais dans le sang !