Le 1er septembre 1936, nous arrivons à Port-Bou, première station espagnole. Des hommes sont là de garde et l’on est un peu émotionné en pénétrant dans ce pays complètement étranger pour nous. Notre cœur se serre à la pensée que l’on peut être refoulés. Cet émoi, heureusement, est vite passé, en voyant les visages accueillants des douaniers espagnols. On avance avec courage, nos valises à la main, au-devant de ces hommes en armes. Un lieutenant, je crois, sort du groupe et dans un français très correct nous demande nos papiers et le but de notre voyage. Après une brève explication, il délègue un homme en civil qui semble nous attendre et qui nous conduira à l’hôtel. Des enfants s’emparent de force de nos valises et nous remarquons qu’un sourire de reconnaissance est sur toutes les lèvres des passants qui nous dévisagent avec curiosité. Il n’y a pas besoin de dire ce que l’on vient faire, tous l’ont déjà deviné. Nous arrivons devant l’hôtel où l’on attendra avec impatience le train qui nous transportera dans cette merveilleuse et attirante Barcelone. Là on nous sert à manger et à boire et je suis stupéfait d’autant d’abondance, car les journaux de chez nous disent et répètent chaque jour que l’on y crève de faim. Après ce copieux repas, on nous fait voir nos chambres où nos valises nous y ont déjà précédés. Tout confort moderne, eau froide et chaude, chambre de bains, téléphone et balcon sur la mer. Je crois être transporté clans un de ces rêves de prince charmant, mais je suis obligé d’en convenir en regardant mes camarades qui, eux, essaient de la main la douceur des lits. Nous redescendons et notre guide nous demande si on a besoin de ses services, car on ne sait pas un « traître » mot d’espagnol. On saisit l’offre généreuse et il nous conduit enchanté de nous tenir compagnie. A la terrasse d’un grand restaurant où l’on s’arrête, il nous présente à ses amis qui savent le français. On nous fait goûter diverses spécialités : café, anis, muscatel, etc., et tout en causant on se laisse bercer par la musique langoureuse d’un orchestre. A 11 heures, un milicien vient nous avertir que le train partira le lendemain à 5 heures et c’est en se réjouissant que l’on va coucher, après avoir remercié notre guide qui a tout payé et qui ne veut même pas que l’on dise merci, mais « salud ».
La peur de manquer le train nous réveille déjà à 4 heures et l’on est déjà habillés quand on vient pour nous réveiller. Un bon déjeuner nous est servi et l’on fait nos adieux à tous ces braves gens qui nous ont fait un si chaleureux accueil. Nous arrivons à la gare, là encore stupéfaction : de grandes banderoles rouges et noires de la CNT et de la FAI décorent les quais, wagons et locomotives. Tout de suite on comprend que les organisations ouvrières ont pris en mains l’exploitation des chemins de fer qui étaient, avant la révolte du 19 juillet, propriété d’entreprises privées et dont les actionnaires ont fui avec le traître Franco. On traverse plusieurs modestes villages et sur la route qui longe la voie ferrée on voit des barricades, témoins des luttes récentes. Les paysans nous saluent en chantant l’Internationale et des hymnes révolutionnaires. Plus on approche de la capitale de la Catalogne, plus on remarque de mouvement. Enfin nous voilà aux premières maisons et jusqu’à la gare les passants nous saluent et crient de joie. Aux fenêtres des maisons, les femmes et les enfants agitent des drapeaux rouges et noirs.
Le train stoppe doucement et nous voilà sur le quai où règne une animation formidable. Des hommes, fusil à la main, surveillent les portes. Ils sont habillés d’une « grelotte », espèce de costume salopette, chaussés d’espadrilles noires et blanches et coiffés d’un ravissant petit bonnet de police rouge avec les lettres CNT-FAI. Ceci a le don de faire briller nos yeux de convoitise et chacun se réjouit de revêtir ce costume révolutionnaire si simple, qui n’a rien de militaire et qui nous donne bien l’allure de travailleurs. On nous demande nos papiers et après un très rapide contrôle un milicien nous montre le chemin de la sortie et nous conduit en ville pour y être restaurés. Je suis un peu surpris, comme mes camarades d’ailleurs, de voir une circulation aussi intense. Ce ne sont que de longues files de véhicules auxquels sont fixés des drapeaux et où ont été peintes en vitesse ces lettres déjà vues partout : CNT.-FAI, UGT, PSUC et POUM. Les tramways, les camions et autocars arborent presque tous des drapeaux CNT-FAI. Nous arrivons place Catalogne, où nous voyons le bâtiment du Parti socialiste unifie catalan décoré avec de grandes toiles représentant Lénine et Staline. Une pancarte d’au moins 200 m2 est suspendue à travers une rue, mais nous ne pouvons pas en lire l’inscription espagnole. Cependant les grandes lettres CNT- FAI nous font comprendre que c’est un appel au peuple. On nous prie de nous reposer un peu à la terrasse d’un restaurant et on nous demande à quel parti politique nous appartenons. Comme nous nous réclamons d’organisations syndicales, c’est avec elles qu’on ira et on nous conduit à un hôtel de cette belle Rambla, aussi renommée que la Cannebière. Là on nous sert des apéritifs et un copieux repas bien arrosé de ce bon vin d’Espagne. Puis, nous sommes invités à aller prendre le café dans un autre restaurant. Ensuite il faut monter à la caserne avec un grand autocar à deux étages. Nous traversons une multitude de rues et partout ce sont de grands amplificateurs qui donnent des nouvelles ou qui jouent des airs révolutionnaires. Nous arrivons devant la caserne de Pédralbes, rebaptisée par nos camarades Bakounine. C’est un monstre d’architecture et on a l’impression que l’on rentre au palais de la Société des Nations, tant il y a de luxe. On va au Comité français et un camarade nous mène dans la chambre, que l’on occupera quelques jours, en attendant d’être armés pour monter au front. Cette chambre est assez grande, environ 50 lits, mais une odeur étrange et fade y règne. Des taches brunes sur les planelles me font demander à des camarades s’il s’agit de taches de sang. On s’empresse de nous renseigner et l’on apprend en quelques minutes comment cette caserne est tombée entre les mains de la CNT et de la FAI. Les officiers de l’armée espagnole de Franco étaient retranchés dans cette véritable forteresse, mais avec la complicité de quelques gardes, une cinquantaine d’individus bien décidés, armés seulement de poignards, entrèrent clandestinement la nuit du 19 au 20 juillet et, sans faire de bruit, s’emparèrent des armes qui étaient dans les « râteliers », ce qui leur assura une faible résistance en cas de réveil.