La Première Guerre mondiale demeure jusqu’à aujourd’hui l’événement géopolitique majeur de l’histoire moderne. Elle a provoqué la disparition de trois empires séculaires (russe, turc, austro-hongrois), la ruine des pays belligérants d’Europe occidentale (Allemagne, France, Royaume-Uni, Italie, Belgique), et la dévastation de l’Europe de l’Est [1]. Les gouvernements européens avaient pensé régler la question du leadership entre les puissances maritimes et coloniales qu’étaient la France et le Royaume-Uni d’une part, et l’Allemagne, puissance continentale montante, d’autre part. Mais une fois le dernier obus tiré, c’est toute la hiérarchie mondiale qui apparut bouleversée : la guerre avait propulsé les États-Unis au rang de première puissance économique et militaire, tandis que les empires coloniaux amorçaient un déclin irréversible et qu’émergeait l’Empire du soleil levant. Dans le sillage du conflit apparurent les fascismes et, au terme d’une guerre civile de trois ans, l’immense État soviétique dont la destinée fut ensuite au cœur de tous les conflits à travers la planète pendant trois générations. Enfin la « Grande guerre » a engendré le second conflit mondial, vingt ans plus tard.
Mais la conflagration de 1914-1918 n’a pas seulement dynamité l’ordre international au prix de 10 millions de morts. Elle a aussi brisé un rêve, celui des militants internationalistes du début du XXe siècle : voir les exploités de tous les pays s’unir pour imposer la paix, désarmer les États et aboutir à une transformation sociale radicale.
Les partis socialistes membres de l’Internationale reconstituée en 1889 partageaient un même projet politique, du moins dans les textes. En 1896, au congrès de Londres, ils s’étaient fixé pour but de transformer l’ordre capitaliste de propriété et de production en un ordre socialiste de production et de propriété [2] [...]
. Sur le choix des moyens, l’Internationale s’était définitivement rangée à l’avis défendu vingt-cinq ans plus tôt par Marx contre Bakounine. Les organisations adhérentes, concluait la résolution prise à Londres, doivent admettre la participation à la législation et au travail parlementaire. Les anarchistes sont donc exclus [3].
Obtenir de l’État une législation sociale et accéder au pouvoir par la voie électorale devint la ligne de conduite du mouvement ouvrier dans tous les pays, à l’exception notable de l’Espagne et de quelques poches de résistance, principalement en France, en Italie et aux Pays-Bas [4].
Moins de quinze ans après la fondation de la Deuxième Internationale, la stratégie de prise du pouvoir par les urnes semblait sur le point de réussir. En Allemagne, là où Karl Marx avait prédit que se déciderait la victoire de la classe ouvrière, le parti social-démocrate allemand (SPD) avec plus d’un million de membres, quatre fois plus d’électeurs (34 % des suffrages exprimés), 110 députés au Reichstag et deux millions et demi de salariés adhérents aux syndicats sociaux-démocrates (ADGB), pouvait être considéré comme la première force politique du pays. Dans tous les autres pays d’Europe occidentale, la montée en puissance des partis socialistes légalistes et internationalistes paraissait irrésistible.
Mais la menace d’un conflit généralisé grandissait en même temps : armes et munitions s’accumulaient dans les arsenaux tandis que les alliances militaires contraignantes enserraient peu à peu tous les États dans un réseau inextricable d’engagements guerriers.
L’INTERNATIONALE CONFUSE
La stratégie à appliquer pour faire barrage à la guerre devint rapidement un sujet central des congrès de la Deuxième Internationale.
En 1914, la majorité des opinions publiques ne voulait pas la guerre. La perspective d’un affrontement entre le mouvement ouvrier internationalement organisé et les gouvernements des États bellicistes aurait donc pu être considérée par les leaders de l’Internationale comme une occasion idéale de parvenir à leurs fins. La grève générale internationale pouvait non seulement empêcher la mobilisation, mais peut-être provoquer le grand basculement vers cette transformation sociale à laquelle tous les partis socialistes prétendaient aspirer.
Pour cela il fallait commencer par prendre le risque de l’illégalité et de la confrontation violente avec les forces étatiques.
Comme tous les programmes du mouvement ouvrier européen depuis 1848, celui de la Deuxième Internationale reprenait à son compte la dernière phrase du Manifeste communiste : Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !
En théorie cela supposait que la solidarité de classe prenait le pas sur la solidarité nationale. La guerre entre États représentait par conséquent le mal absolu pour le mouvement ouvrier et l’Internationale, sous peine de se renier, avait le devoir de s’y opposer de toutes ses forces.
Le problème de la lutte contre la guerre fut abordé concrètement pour la première fois en 1907, au congrès de Stuttgart. La délégation française, soutenue par Rosa Luxemburg, proposa, en cas de mobilisation, d’appeler à la grève générale et à l’insurrection. Devant l’opposition des représentants du SPD allemand, qui parlaient de pieuse utopie [5]
, le congrès chargea Lénine, Martov et Rosa Luxemburg de rédiger une résolution consensuelle. La motion votée resta floue sur l’essentiel : les classes ouvrières et leurs représentants, disait-elle, devaient tout mettre en œuvre pour empêcher, par les moyens qui leur paraîtront les plus efficaces, que la guerre n’éclate
. Mais quels moyens ? Ceux-ci, poursuivait le texte, varient naturellement selon l’acuité de la lutte des classes et la situation politique générale [6]
.
Le débat reprit aux congrès de Copenhague (1910) puis de Bâle (1912), sans que soit arrêtée une position plus précise [7].
À la veille de la guerre, l’Internationale se trouvait donc toujours incapable de proposer un mot d’ordre clair à ses millions de militants.
LA GRÈVE GÉNÉRALE CONDITIONNELLE
La petite fraction libertaire du mouvement ouvrier français conservait en 1914 quelques bastions, notamment syndicaux. La CGT, encore fortement marquée par le syndicalisme révolutionnaire, avait elle aussi réfléchi à la façon de s’opposer à la guerre, et opté depuis 1908 pour la « grève générale révolutionnaire ». Les fédérations les plus influencées par l’anarcho-syndicalisme envisageaient même ouvertement des actions de sabotage des voies ferrées [8].
Mais la CGT ne disposait pas de forces suffisantes pour s’engager seule dans la bataille. De plus, sa résolution de 1908 comportait une dangereuse restriction. La grève générale n’était envisagée que du point de vue international
, ce qui excluait pour un mouvement national de se lancer unilatéralement dans l’action avec l’espoir d’y entraîner les autres. Cette position revenait en outre à laisser reposer toutes les responsabilités sur les organisations ouvrières du pays le premier touché par l’ordre de mobilisation, et à s’en remettre à leur détermination pour affronter la répression. Qu’elles plient devant le danger et tous les ralliements aux « Unions sacrées » nationales se trouveraient instantanément légitimés.
Dès les premiers jours du mois de juillet 1914, il parut évident que la politique autrichienne vis-à-vis de la Serbie menait à l’affrontement et que les Empires centraux déclareraient la guerre les premiers. Les partis et les syndicats ouvriers autrichien et allemand allaient donc se retrouver en première ligne. Cinq semaines s’écoulèrent entre l’attentat de Sarajevo et l’ordre de mobilisation générale, ce qui aurait laissé le temps à l’Internationale d’organiser la riposte. Elle n’en fit rien.
Que le mouvement ouvrier allemand fût le premier à devoir choisir entre la grève et la guerre aurait pu sembler rassurant. Non seulement le SPD, totalement hégémonique au sein de la gauche, représentait plus du tiers des suffrages exprimés lors des dernières consultations électorales — et l’immense majorité des votes de la classe ouvrière —, mais la puissance de son organisation en faisait un véritable contre-pouvoir institutionnel : dans chaque grande ville allemande le parti éditait un journal et gérait, directement ou par l’intermédiaire des syndicats, des coopératives de consommation, des associations sportives, culturelles, ainsi que de multiples caisses d’entraide et des structures sociales de toutes sortes. Si la grève pouvait réussir quelque part, il semblait que ce fût en Allemagne.
Personne n’aurait pourtant dû s’y tromper. Si la social-démocratie allemande n’avait jamais voulu envisager de recourir à la grève générale, c’est qu’elle en était incapable, et depuis longtemps. Bien que le SPD ait régulièrement condamné le réformisme dans ses congrès, sa stratégie électoraliste l’avait naturellement amené, de même que les syndicats allemands, à s’insérer dans le système économique et politique du Reich. Une bureaucratie pléthorique d’élus et de permanents salariés dont l’objectif n’était plus désormais de transformer la société, mais plutôt de gérer au mieux leur rente de situation, faisait carrière dans le Parti et dans ses organisations. Ainsi, lors des grandes grèves des mineurs, en 1889 et 1905, non seulement les syndicats avaient été complètement dépassés par le mouvement revendicatif, après avoir été exclus de son déclenchement, mais ils s’étaient même employés de toutes leurs forces à le freiner. Au total, la social-démocratie avait obtenu depuis vingt ans des améliorations considérables pour la classe ouvrière allemande, et pour son propre appareil des privilèges substantiels, mais elle s’était par là même indéfectiblement liée au système capitaliste. Elle regardait à présent toute perspective de bouleversement de l’ordre établi comme une menace contre ses intérêts. La revanche posthume de Bakounine avait un goût amer.
VOTE UNANIME
Tandis que des manifestations pacifistes parcouraient les rues des villes d’Allemagne et d’Autriche, le gouvernement allemand tint à s’assurer que les socialistes ne lui feraient pas défaut au moment crucial. Depuis des semaines, la propagande impériale martelait que la Triple Entente, en encerclant le Reich, s’apprêtait à l’anéantir ; que les hordes slaves déferleraient bientôt sur la plaine germanique ; que la France revancharde ne rêvait que de reprendre l’Alsace-Lorraine [9] ; que l’Angleterre n’aurait de cesse qu’elle ne soit débarrassée de la concurrence économique de l’Allemagne... C’était donc une guerre défensive que l’Empire des Hohenzollern s’apprêtait à déclencher [10]. Une guerre pour la survie du peuple allemand. Seuls des traîtres pouvaient imaginer de s’y opposer.
L’appareil social-démocrate ne demandait qu’à se laisser convaincre. Le 29 juillet, le chancelier Bethmann-Hollweg rencontra le dirigeant socialiste Südekum qui l’assura qu’il n’y aurait pas de grève générale. Le 31 juillet, la majorité du groupe parlementaire était résolue à voter les crédits militaires. Le 1er août, le gouvernement allemand (comme le gouvernement français) décréta la mobilisation générale. Or, chacun le savait, la mobilisation c’était la guerre, car la réquisition des infrastructures et de l’ensemble des moyens humains et matériels d’un pays interdisait tout retour en arrière. Le lendemain, les syndicats donnèrent l’ordre de cesser les grèves qui avaient malgré tout éclaté de façon spontanée à travers l’Allemagne. Le 3 août, le Reich déclarait la guerre à la France (il l’avait déclarée à la Russie l’avant-veille) et les députés du SPD décidaient de se rallier au gouvernement par 78 voix contre 14. La gauche du Parti rentra dans le rang le jour suivant, l’ensemble des parlementaires sociaux-démocrates rejoignant ainsi la droite pour voter à l’unanimité les crédits de guerre [11].
LE MODÈLE ALLEMAND
En France aussi les manifestations pacifistes s’étaient multipliées à la fin du mois de juillet. Les gendarmes avaient chargé la foule dans plusieurs villes et la tension montait de jour en jour. Mais la capitulation immédiate de la social-démocratie allemande prit totalement au dépourvu les socialistes français, les plaçant de surcroît dans une situation intenable. Deux semaines plus tôt, le 16 juillet, Jean Jaurès avait fait adopter par le congrès extraordinaire de la SFIO, contre Jules Guesde, une motion préconisant la grève générale ouvrière simultanément et internationalement organisée
. Peine perdue, puisque le parti allemand se soumettait. Apprenant le 31 juillet que les socialistes allemands allaient voter les crédits de guerre, Jaurès renonça à la grève et la CGT approuva sa position. Le leader socialiste commença aussitôt à rédiger un appel à manifester pour la paix, à paraître dans L’Humanité du lendemain. Manifester, c’est bien, mais que faut-il faire si on nous ordonne de rejoindre les casernes ?
demandaient les militants. Jaurès n’eut pas à répondre. Le soir même il était assassiné. Deux jours plus tard la Section française de l’Internationale ouvrière, considérant que la patrie, attaquée, se trouvait en état de légitime défense, se rallia à la guerre. La CGT lui emboîta le pas le 3 août alors que les troupes allemandes entraient en Belgique.
Il n’y eut ni révolte, ni insurrections : tout juste quelques manifestations dans le nord de la France, et un petit maquis d’insoumis libertaires dans la région de Saint-Étienne qui tiendront quelques jours avant que les gendarmes ne les capturent [12]. Le gouvernement attendait 300 000 défections, on en compta 30 000 à peine, des asociaux pour la plupart. L’anarchiste Louis Lecoin, qui avait appelé à tuer les officiers lors de la mobilisation [13] purgeait une peine de cinq ans de prison depuis novembre 1912. Une poignée de militants pacifistes s’enfuit en Angleterre, en Suisse ou en Espagne. Aucun train ne dérailla.
La Deuxième Internationale s’était dissoute entre-temps sans que personne ne s’en émeuve. L’internationalisme survécut de façon inattendue à la trahison des organisations du mouvement ouvrier [14]. Dans les tranchées, de part et d’autre des premières lignes, bien plus souvent que l’histoire officielle n’a voulu le reconnaître, les soldats fraternisèrent. Ces hommes n’étaient pas des militants politiques, des intellectuels, ni même des ouvriers, mais presque toujours de simples paysans que l’absurdité de la guerre avait fini par convaincre que leurs vrais ennemis n’étaient pas en face d’eux, mais derrière eux.
Cet antipatriotisme des sans-grades, que des témoins comme Raymond Escholier [15] ou Jean Norton Cru [16] ont si bien décrit, disparut après la « victoire » sous le grand voile pudique que vainqueurs et vaincus jetèrent précipitamment sur le combat douteux qui s’était livré dans les tranchées entre soldats et officiers. À partir de 1923, les partis socialistes et les partis communistes se livrèrent une lutte sans merci. L’Internationale ouvrière socialiste rassemblant les partis réformistes n’avait plus d’Internationale que le nom, la social-démocratie limitant désormais ses ambitions à la bonne gestion du capitalisme. Quant à l’Internationale communiste, vite cantonnée à la défense du socialisme dans un seul pays
, elle s’illustra par une justification inconditionnelle des crimes du régime stalinien et par la persécution acharnée de ses dénonciateurs.
Jamais une organisation internationale de masse plaçant la solidarité des opprimés au-dessus des intérêts nationaux ne fut reconstituée.