LA VERRERIE OUVRIÈRE
C’est lors de la fondation de la Verrerie ouvrière que j’ai commencé à fréquenter Pelloutier. Comme représentant d’une petite coopérative du quartier où j’habite, je fis partie du comité d’initiative et ensuite du comité d’action de la Verrerie ouvrière d’Albi.
Que de souvenirs plutôt douloureux il y aurait à rappeler sur elle et sur son comité d’action !
Ayant lu plusieurs articles de Pelloutier, je lui vouai de suite une sympathie réelle, qui devint une amitié solide quand j’eus le bonheur de le mieux connaître et de l’apprécier.
Un soir, j’arrivai assez tard, vers les 10 heures, au comité d’action. Dès l’entrée, j’eus l’impression que la discussion était chaude.
— Enfin, demandait Pelloutier au citoyen Hamelin, vous avez bien écrit à Albi : Surveillez nos anarchistes, nous surveillons les nôtres
.
— Oui, répondit cyniquement ce politicien...
— Eh bien, m’écriai-je à la face de mon confrère Hamelin, que je ne connaissais que depuis ma participation à la même œuvre, dans ce cas, vous êtes un mouchard !
Alors, jouant l’indignation, suppliant qu’on le retienne — pour qu’il ne me tue pas sans doute — il s’avança vers moi tout rouge : Ah ! répète-le ? répète-le ?
Et je répétai : Si mouchard te vexe, tu as fait œuvre de policier !...
Là-dessus, mêlée générale. Mon confrère Hamelin, qui voulait me frapper, n’y réussit pas et, peut-être par moi, peut-être par d’autres, il fut bousculé et s’en fut s’asseoir sur les genoux de notre confrère Mangeot.
Pendant ce temps, je reçus un sérieux coup de poing d’un ami d’Hamelin, un costaud, qui tint pendant un temps assez court sa place dans le Parti et dans la Coopération, d’où il s’est retiré après fortune faite, dit-on.
Ce vaillant qui, pendant qu’on me séparait d’Hamelin, avait appliqué sans danger un môle coup de poing sur ma pauvre face de militant chétif mais hargneux, s’appelait le citoyen Raymond.
Physiquement, c’est tout ce que j’ai souffert pour mon ami Pelloutier. Au moral, j’eus souvent l’atroce tourment de le voir d’abord manquant de tout, rue des Deux-Ponts, et plus tard couché, presque mourant, sous les arbres des Bruyères-de-Sèvres. Il y était soigné par le dévouement admirable de sa compagne, secondé dans ses travaux par son frère Maurice, entouré de l’affection impuissante d’amis qui, comme moi, ne pouvaient rien ou qui, comme Georges Sorel, ne pouvaient qu’intercéder au-près de leurs amis plus puissants.
C’est Georges Sorel, en effet, qui essaya de tirer Pelloutier du gros embarras où l’avait mis la déconfiture du Journal du Peuple, où, tous les collaborateurs ne furent pas régulièrement Payés... et pour cause : la chute de ce journal était proche !... Mais le boulanger présentait et représentait sa note... Et ce n’était pas les appointements de son frère, employé à l’Hôtel-de-Ville, ayant des charges de famille, qui pouvaient y suffire.
Il faut avoir vu et connu la situation — fièrement cachée — de Pelloutier, dans les dernières années de sa vie, il faut l’avoir vu travailler à la traduction de rapports techniques en anglais, tout en se soignant ; il faut l’avoir vu rédiger, composer, corriger et expédier à l’imprimerie son Ouvrier des Deux-Mondes, pour savoir quel courage stoïque était celui de ce militant, qui n’aurait eu qu’un mot à dire, une démarche à faire, pour obtenir aisance et tranquillité.
Mais si Pelloutier avait jadis fréquenté la sinistre crapule de Saint-Nazaire, il en était vraiment le contre-pied ; incapable de la moindre bassesse, incapable de s’approprier le travail et le mérite des autres, incapable de déguiser ses haines et de démentir ses convictions.