Deux membres de « Socialisme ou Barbarie », Roland Eloi et Pierre Lanneret, émigrent au Québec au début des années 50. À en croire des acteurs de la gauche libertaire montréalaise, Eloi et Lanneret ne semblent pas avoir eu de contacts directs avec les autres individus et groupes anti-autoritaires présents à la même époque. Plus que jamais, l’isolement semble être devenu la règle.
Les chemins de l’exil
Même si la guerre est terminée depuis plusieurs années, des réfugiés continuent d’affluer d’Europe dans le port d’Halifax. Les hostilités ont déraciné des milliers de personnes qui n’ont nulle part où aller. Une organisation internationale d’aide aux réfugiés créée par les Nations-Unies (l’IRO – « International Refugee Organization ») leur offre le voyage en Amérique où l’on cherche de la main d’œuvre bon marché. C’est dans ce contexte qu’arrive au Québec un groupe de militants anarcho-syndicalistes originaires d’Espagne. Membres de la « Confederacion Nacional del Trabajo » (CNT), ces derniers viennent pour la plupart du sud de la France, où ils ont connu les camps de concentration après la défaite aux mains des fascistes. Tant bien que mal, les anarcho-syndicalistes y ont reconstitué des branches de leur organisation. Ces militants révolutionnaires feront de même à leur arrivée ici.
C’est par train qu’on les amène de Halifax jusqu’à Québec, où les immigrants sont triés, puis orientés vers des employeurs potentiels. Si certains choisissent de s’installer à Québec (tels les trois frères Bastida et leurs parents), la majorité se dirige à Montréal. C’est le cas d’Enrique Castillo et d’Elvire Hernandez. Avec leurs deux enfants, âgés de 16 et 12 ans, ils s’établissent dans la Métropole en 1953 après avoir passé un an à Jonquière où Castillo s’est d’abord trouvé du travail au Canadien National dans l’entretien des wagons. À Montréal, Castillo participe activement à la Fédération locale de la CNT qui regroupe une quarantaine de membres. Comme il a occupé la fonction de secrétaire d’une section de métallos affiliée à la CNT pendant les années 30 à Barcelone, puis dans un groupe à Montauban (France), ses compagnons lui demandent de prendre le même mandat ici.
Les activités de la « Fédération locale » pendant les années 50 prendront plusieurs formes. Le premier objectif du groupe est de maintenir vivante la flamme de la révolution libertaire et de garder un lien avec les activités de la CNT en exil basée à Toulouse. Une demi-douzaine de militants s’occupent de la section locale de « Solidarité internationale antifasciste » (SIA). On retrouve parmi eux Francisco Rebordosa et Alfredo Monros. D’après les souvenirs du fils d’Enrique Castillo et d’Elvire Hernandez, Nardo Castillo, Rebordosa était le prototype du militant anarchiste, transporté par ses idées
. Pendant de nombreuses années, on pouvait le voir à des événements publics avec sa table de littérature. Selon Castillo, Rebordosa était resté traumatisé par la guerre civile, tout particulièrement le souvenir de ses camarades morts au front. Inlassablement, il répétait : il n’y a pas de cause qui valent la mort d’un être humain ». Pour sa part, Alfredo Monros est alors considéré comme « l’artiste » du groupe montréalais. Ses dessins servent régulièrement à illustrer les tracts et brochures publiés par les membres de la CNT. Un recueil de ses œuvres sera d’ailleurs publié par la Fédération locale. On y retrouve la douleur de la mort, la détresse de tout laisser derrière soi, la lutte infatigable contre la barbarie fasciste.
Le cœur du travail accompli par les membres de la CNT à Montréal sera de structurer au Québec l’opposition à Franco. C’est ainsi qu’en 1955 est créée la Liga Democratica Espagnola, qui regroupe des militants de différentes tendances politiques antifranquistes. L’organisation compte environ 80 membres, dont une majorité d’anarchistes. La « Ligue » publie à partir de 1959 un journal mensuel, Umbral, qui est édité au domicile d’Enrique Castillo. Ses membres fréquentent assidûment le Centre espagnol sur la rue Peel, un local ouvert par un militant de l’UGT [1], Adolpho Iglesias : cet homme étonnant, à la bonhommie naturelle, était un démocrate dans l’âme. Il aidait les gens qui sautaient des navires marchands pour fuir leur pays. Ces réfugiés aboutissaient au Centre espagnol, qui servait souvent de point de chute
[2]. Plusieurs actions sont organisées au fil des ans contre les manœuvres du consul espagnol à Montréal afin de réhabiliter le régime. C’est ainsi que les membres de la « Ligue » débarquent à l’Université de Montréal pour y dénoncer une soirée de théâtre organisé par les « factieux ». Comble d’ironie, on y présente une œuvre de Federico Garcia Lorca, un dramaturge espagnol assassiné par les troupes de Franco en 1936... Les anarchistes produisent un tract rétablissant les faits historiques qu’ils remettent aux spectateurs présents. L’action se termine par l’intervention de la police.
Un choc culturel et politique
Dès leur arrivée au Québec, les militants anarchistes sont frappés par l’omniprésence de l’Église, elle qui avait été l’ennemie numéro 1 en Espagne
[3]. Celles et ceux qui ont des enfants doivent les envoyer à l’école catholique, même s’ils sont athées. Après avoir connu les affres de la guerre et des camps en France, plusieurs sont soulagés de voir une certaine régularisation de leur statut. Si les papiers ne posent plus problème, la survie reste toujours une préoccupation centrale. Comme la majorité des immigrants, les anarchistes espagnols débarquent avec à peine quelques dizaines de dollars en poche. Certains vont travailler sur la construction, dans l’industrie lourde, dans les manufactures. D’autres vont devenir bûcherons, serveurs ou boulangers. Des métiers difficiles où les militants anarcho-syndicalistes se frottent pour la première fois au syndicalisme nord-américain. Et c’est le choc ! Ils venaient d’une école où l’on défendait le syndicalisme les armes à la main
, précise Nardo Castillo. Ici, à cause de la formule du « closed shop », on leur impose une affiliation syndicale qu’ils n’ont pas choisi. Le mouvement ouvrier pratique alors un syndicalisme « d’accommodement » avec les patrons, à mille lieux de ce que les libertaires ont connu en Europe. Plusieurs lutteront avec acharnement contre le dirigisme de la bureaucratie syndicale.
C’est notamment le cas d’Ana Delso. Ana a quinze ans lorsque éclate la révolution en 1936. À Madrid, elle rejoint un regroupement de femmes libertaires, les « Mujeres Libres » qui fait un travail de terrain dans les quartiers populaires tout en menant une lutte contre l’oppression patriarcale : elles ont dit : la cause des femmes, c’est tout de suite ou jamais. Nous avons pris la place qui nous revenait de droit. Moi, j’avais 16 ans et j’étais secrétaire de la Fédération des femmes libres. Je savais à peine écrire et je rédigeais déjà des articles sur les femmes libres, les femmes libertaires. Je donnais en exemple les grandes révolutionnaires russes, comme Emma Goldman
[4]. Après la défaite du camp révolutionnaire, elle quitte l’Espagne pour la France où elle passe près de douze ans dans la clandestinité et la précarité.
Arrivée à Montréal en 1951, elle se trouve du boulot dans l’industrie du vêtement où elle travaille pendant 26 ans. Avant d’arriver à Montréal, elle ne connaît rien du Québec : j’ignorais jusqu’à l’existence d’un pays ou d’une ville de ce nom. Ma famille et moi sommes venues ici parce que nous parlions français (...) nous n’avions rien, la situation des immigrés était difficile. Nous avons donc fait comme les marins, nous sommes partis au gré du vent. (...) Je venais ici pour survivre et gagner ma vie. Je n’y suis venue avec aucun espoir révolutionnaire. Je voulais vivre en attendant que le fascisme espagnol s’effondre
[5]. Le syndicalisme qu’elle trouve ici est aux antipodes de celui qu’elle a connu en Espagne. Ana est horrifiée par ce qu’elle découvre. La corruption des dirigeants, les détournements de fonds, la connivence avec les patrons et le régime Duplessis font partie intégrante du système : j’ai eu des bagarres terribles avec le syndicat dont j’étais membre, l’Union internationale des ouvriers du vêtement pour dames (UIOVD). (...) Je les dérangeais tellement que je me suis retrouvée sur la liste noire
[6].
La fin d’une époque
Si Anna Delso poursuit au Québec un engagement social et politique (notamment au sein du mouvement féministe, puis du mouvement anarchiste pendant les années 70 et 80), la plupart des membres de la Fédération locale de la CNT resteront en retrait des débats qui traversent la société québécoise. Les libertaires espagnols se retrouvent face à un contexte social qui se situe à des années lumières de la révolution qu’ils/elles ont vécu. Qui plus est, la mouvance anarchiste peine à s’y développer.
Ce qui reste du groupe automatiste continue néanmoins sur la voie tracée par le Refus global [7]. Peu à peu, Paul-Émile Borduas tourne le dos à l’engagement public. C’est le poète et dramaturge Claude Gauvreau qui prend l’initiative de rassembler ceux et celles désirant poursuivre la lutte. Au début des années 50, plusieurs actions d’éclat sont organisées par ces « rebelles », lesquelles visent directement le conservatisme des institutions artistiques et sa fermeture à l’art vivant. Leur « campagne d’assainissement contre l’arrivisme bourgeois » est particulièrement virulente. Malgré quelques succès, le groupe va s’étioler au cours des années qui suivent. En 1952, une signataire du Refus Global, l’actrice Muriel Guilbault, se suicide. L’année suivante, Borduas et Ferron quittent le Québec. Reste Claude Gauvreau qui, plus que jamais, continue d’écrire et de maintenir avec flamboyance un esprit libertaire hors limite. Autour de lui se greffent bientôt plusieurs jeunes auteurs, comme la poètesse Janou Saint-Denis. D’après elle, l’influence de Gauvreau et de ses amis sur le projet anarchiste au Québec s’est concrétisé dans une culture de vie, de politique et de production artistique dont les traces [seront] visibles dans l’ensemble du mouvement de contestation des deux décennies [suivantes]
[8].
Les anarchistes espagnols ont-ils croisé les peintres et poètes issus de la mouvance automatiste au cours des années 50 ? Si tel fut le cas, ce ne peut être qu’à l’Échouerie. Ce café est alors fréquenté par les membres de la Fédération locale de la CNT de même que par le milieu contre-culturel montréalais, comme du reste quelques autres établissements du centre-ville, dont « la Hutte suisse ». L’anarchiste Alex Primeau est du nombre des habitués. Il fait partie d’un petit cercle de libertaires francophones qui s’activent tant bien que mal à Montréal. Malgré le l’épais brouillard idéologique qui enveloppe la société canadienne-française, quelques-uns continuent de propager leurs idées. L’un d’eux, Joseph Larivière, est animé d’une passion incroyable pour dénoncer le cléricalisme. Il est en lien avec un groupe new-yorkais qui publie la revue Freethinker de même qu’avec Émile Armand, l’éditeur du bulletin anarchiste l’En Dehors auquel Larivière s’abonne en 1954. Nardo Castillo, qui a milité à ses côtés, en garde un bon souvenir : Il s’installait avec une table de revues et de publications qu’il faisait venir de France et les distribuait pour deux fois rien. Tout son salaire y passait : sa cave était pleine de propagande, un vrai caphar-naüm ! C’était un homme discret, d’une conduite exemplaire, dont la principale satisfaction était de pouvoir semer la merde
.
Castillo rencontre également Paul Faure, le libraire anarchiste et correspondant d’Émile Armand. Faure lui vend une copie de l’Encyclopédie anarchiste. J’étais alors très jeune, se rappelle Nardo. Je me souviens encore de son regard, qui fixait les choses ou les gens, soit pour les radiographier ou les comprendre intensément. Il faut voir Faure comme un exemple : il a conservé un discours et une attitude en accord avec ses convictions jusqu’à la fin de ses jours
. Même à un âge avancé, Faure continue de diffuser quelques publications anarchistes de langue française. Toutefois, son moral est au plus bas. Dans une lettre adressée à Emile Armand, il se confie : ici, après plus de trente ans de propagande, je reconnais que le résultat n’est point seulement négatif, mais qu’il y a régression dans l’entendement et le raisonnement des gens. Aujourd’hui, c’est le néant, la mort des idées
. On perd sa trace en 1956. La disparition de Paul Faure marque la fin d’une époque pour le milieu libertaire francophone.
Un autre groupe arrive à Montréal
Si Alex Primeau suit pendant quelques années la trajectoire des automatistes, il tisse également des liens d’amitié avec un groupe d’anarchistes d’origine juive arrivé d’Europe à la même période que les militants de la CNT. Rescapés des camps d’extermination nazis, ces militants sont originaires des pays d’Europe de l’Est. Certaines, comme Eva Schwartz, ont combattu en Russie pour défendre le pouvoir des soviets contre les « rouges » et les « blancs ». D’autres, tel M. Freud, se sont impliqués dans les mouvements pacifistes radicaux. Malheureusement, nous savons très peu de choses de leurs activités pendant les années 50. Ils ne sont pas les seuls militants anti-autoritaires à débarquer à Montréal. Des centaines d’ex-membres du Bund (un groupe socialiste juif anti-sioniste) se joignent ainsi à l’Arbeiter Ring entre 1949 et 1951 [9]. L’afflux de ces réfugiés permet de donner un second souffle à l’organisation ouvrière juive pendant près d’une décennie.
En conclusion
Les années 50 marquent un tournant dans l’histoire des idées anarchistes au Québec. La génération de militants d’avant-guerre tire sa révérence. Celle qui est apparue après 1945 autour du groupe automatiste peine à s’organiser politiquement. Sa remise en cause de la société ne passe pas par une implication au sein du mouvement ouvrier ou populaire. Pendant que certains accèdent à une carrière internationale, d’autres s’enfoncent dans « l’underground ». Les anarchistes espagnols resteront à l’écart des tribulations de ce milieu. Mais contrairement aux libertaires juifs arrivés au début du siècle, ils n’auront pas d’impact significatif sur le mouvement ouvrier, sans doute à cause de leur nombre beaucoup plus restreint. Il faudra attendre près de 10 ans avant que ne réapparaisse de nouvelles publications d’inspiration libertaires au Québec, portée par une nouvelle vague déferlante, celle de 1968.