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Sur les traces de l’anarchisme au Québec - 5. Les années 40

mardi 14 novembre 2023, par Michel Nestor (CC by-nc-sa)

Comme ce fut le cas un peu partout à travers le monde, la deuxième guerre mondiale a considérablement ralenti le développement des idées anarchistes au Québec. Les liens entre l’Europe et l’Amérique du Nord sont pratiquement coupés pendant toute la durée du conflit. Au Québec, on assiste à un retour au conservatisme. Après avoir perdu le pouvoir en 1939, l’Union Nationale remporte la victoire aux élections de 1944. Le chef du parti, Maurice Duplessis, dirige les destinées de la province jusqu’en 1959, l’année de sa mort. Sous son « règne », les libertés fondamentales sont constamment violées, avec la bénédiction du clergé catholique, sous fond de maccarthysme. Dans une lettre à l’anarchiste français Émile Armand, Paul Faure décrit en ces termes le climat politique auquel les « réfractaires » (libertaires compris) font face pendant la « Grande Noirceur » : Depuis plus de 40 ans que je suis dans ce pays, je constate que le mouvement des idées n’a jamais été aussi bas. Mais par contre, la réaction ne s’est jamais manifestée avec autant de vigueur (...), la chasse aux rouges va se déchaîner en hystérie. La situation [est] tragique. Malgré ce climat répressif, l’après-guerre sera marquée par le développement d’un groupe fortement inspiré par les idées libertaires : les automatistes. Réunis autour du peintre Paul-Émile Borduas, une quinzaine de jeunes artistes n’hésiteront pas à confronter le lourd climat clérical et fascisant qui marque cette période plutôt « sombre » de l’histoire québécoise.

Automatisme : genèse et développement

Paul-Émile Borduas

Si le mouvement automatiste prend véritablement son essor à partir de 1947, il faut remonter quelques années plus tôt pour en trouver la genèse. Paul-Émile Borduas est alors professeur à l’École du meuble, une institution d’enseignement publique chargée de former les artisans. Il y développe une pédagogie audacieuse, qui vise ni plus, ni moins à saper les fondements du conservatisme largement répandu dans les milieux institutionnels et artistiques québécois. C’est à l’occasion d’une exposition à Montréal qu’il rencontre un jeune étudiant de l’École des Beaux-Arts plein de talent, Pierre Gauvreau. Gauvreau lui présente rapidement plusieurs de ses amis qui remettent en cause l’enseignement transmis par l’École des Beaux-Arts : Fernand Leduc, Françoise Sullivan et les sœurs Renaud. Dans les mois qui suivent, Borduas fait la connaissance du frère de Pierre, Claude Gauvreau, à l’occasion d’une exposition de toiles « surréalistes » à Montréal. Cette même année, Borduas suit les travaux de Marcel Barbeau et de Jean-Paul Riopelle, tous deux étudiants à l’École du Meuble. Dès la fin de l’année 1942, un groupe commence à prendre forme autour de Borduas et fréquente assidûment son atelier. Ils seront peu à peu rejoints par Magdeleine Arbour, Marcel Barbeau, Bruno Cormier, Muriel Guilbault, Marcelle Ferron, Maurice Perron, Jean-Paul Mousseau et Françoise Riopelle. Des femmes, des hommes, pour la plupart assez jeunes. Des rebelles qui vont bientôt faire parler d’eux.

Exposition des Automatistes, 1947 Claude Gauvreau, Julienne Gauvreau, Pierre Gauvreau, Marcel Barbeau, Madeleine Arbour, Paul-Émile Borduas, Madeleine Lalonde, Bruno Cormier et Jean-Paul Mousseau.

Le groupe en devenir est largement influencé par les thèses surréalistes, tout particulièrement celles d’André Breton. Quel est cet esprit ? le surréalisme n’accepte l’œuvre d’art qu’en autant qu’elle serve l’entreprise surréaliste de dénigrement du monde bourgeois, de dénonciation de ses valeurs (travail, famille, patrie) et de brouillage de ses catégories (haut/bas, raison/sentiment, bien/mal...). Les automatistes combattent aussi « l’académisme », c’est-à-dire les formes d’expression artistique figées qui se butent à reproduire le plus fidèlement possible la réalité extérieure ou des recettes artistiques toutes faites, qui ne laissent place à aucune créativité ou spontanéité. L ’automatisme « surrationnel » procède au contraire à l’exploration du sensible, du senti, des désirs, de l’imaginaire. Pour les automatistes, les matériaux de l’acte créateur sont fournis exclusivement par le libre jeu de l’inconscient, mais il a lieu dans un état particulier d’émotion, d’inspiration pourrait-on dire et dans certains cas à mesure que l’œuvre d’art se compose l’autocritique suit le geste intuitif, inconscient, qui fournit la matière à l’œuvre et juge cette matière au fur et à mesure qu’elle apparaît. L’autocritique ne précède pas le geste, mais le suit (Gauvreau, p. 126). Loin de simplement imiter les thèses surréalistes ou de se limiter à contresigner leurs déclarations, les automatistes définiront eux-mêmes les contours de leur engagement social, politique et culturel, en prise directe avec la société québécoise. Néanmoins, les débats qui ont lieu en Europe auront un impact sur les décisions prises ici.

Du politique

Tout comme les surréalistes français, le groupe automatiste développe des liens avec différents courants politiques révolutionnaires. Leur soif de se libérer du carcan qui leur est imposé pousse le groupe à chercher des « alliés » dans la société québécoise. Un premier rapprochement s’effectue avec certains membres du Parti communiste (qui porte alors le nom de Parti ouvrier progressiste) : Nous avons des réunions régulières avec les chefs d’un parti ouvrier (dont Pierre Gélinas autrefois du Jour). Séances de films chez Borduas, collaboration au journal du parti, revue en perspective en février, exposition, location d’un local pour centre de la culture, etc. Mais il nous manque du temps pour peindre écrit Fernand Leduc (Gagnon, p. 298). Les films en question sont tournés en Union Soviétique (et donc complètement interdit en salle au Québec). Alors que quelques membres du groupe souhaitent approfondir les liens avec le Parti communiste, d’autres sont plus réticents. C’est notamment le cas de Paul-Émile Borduas :

Dans des notes personnelles prises en vue d’une entrevue au journal communiste québécois Combat, Borduas s’exprime en ces termes : le marxisme nous a donné une explication rationnelle des mouvements de l’histoire. Il rejette la conception chrétienne d’une âme immortelle, pouvant vivre sans corps. Mais il ajoute du même souffle l’erreur des marxistes est qu’en supprimant l’âme, ils oublièrent aussi, dans l’enthousiasme, l’importance passionnelle [entendez l’importance de la passion]. L’homme sans corps (matière immatérielle) est inconcevable. La vie sans passion est inconcevable.(Gagnon, p. 305).
D’après Borduas, la lutte des classes, qui doit de toute nécessité tenir compte des conditions économiques pour les transformer, est inconcevable sans la passion d’une plus grande liberté, sans la possibilité d’un espoir d’amélioration pour la classe opprimée. (Borduas, p.263)

Claude Gauvreau rapporte également cette anecdote : Au cours d’une des réunions à caractère social, je me rappelle clairement d’une intervention de Borduas auprès d’un communiste tout ce qu’il y a de plus orthodoxe : Peut-être ne vous rendez-vous pas compte que vous êtes trop à droite pour nous ? (Gauvreau, p.52)

À la même période, Jean-Paul Riopelle se rend en France. Il arrive au beau milieu d’une controverse qui déchire le mouvement surréaliste. Deux tendances s’affrontent, l’une soutenant le Parti communiste, l’autre s’en détachant à partir d’une critique révolutionnaire. Fernand Leduc participe à Paris à quelques rencontres d’un groupe « surréaliste révolutionnaire » pro-PCF s’opposant à Breton. Leduc se méfie des visées orthodoxes et conformistes de ce nouveau groupe. Après deux rencontres, il décide de ne plus participer au groupe en question.

De l’autre côté du spectre surréaliste, on retrouve le groupe Cause, anti-PCF et pro-Breton. C’est à ce collectif qu’on doit le manifeste « Rupture inaugurale », auquel Riopelle participe à la préparation avant de le signer. Rupture inaugurale consacre la rupture des relations entre le Parti communiste et les surréalistes. (Gagnon, p. 358). C’est un ami de Riopelle, Henri Pastoureau, qui en est l’auteur. En voici un extrait :

Nous répétons ici que le Parti Communiste, en adoptant – pour les besoins mal conçus d’une lutte qu’il n’est plus désormais qualifié pour mener à bon terme – les méthodes et les armes de la bourgeoisie, commet une erreur fatale et non rachetable, erreur qui non seulement compromet chaque jour davantage les conquêtes de la classe ouvrière et diffère indéfiniment l’heure de la victoire décisive, mais fait éclater encore la complicité flagrante de ce Parti communiste avec ceux qu’il appelait, hier, ses ennemis de classe. Des procès de Moscou jusqu’au sabotage, en Espagne, de la guerre civile au profit de la bourgeoisie d’abord, du fascisme ensuite, la filiation est logique que prolongent les développements plus récents de la politique communiste (Gagnon, p. 359)

André Breton apporte sa caution à ce réquisitoire anti-stalinien : Dans Rupture Inaugurale, mes amis et moi avons refusé de nous laisser enserrer dans le faux dilemme de l’inefficacité ou de la compromission. Plus que jamais je crois à la nécessité de la transformation du monde dans le sens du rationnel (ou plus exactement du surrationnel) et du juste. Qu’un parti politique prétende monopoliser l’entreprise de cette transformation, ce n’est pas pour cela que j’accepterai de m’insérer dans son ordre idéologique qui se désagrège et d’en passer par ses moyens qui me répugnent. Je veux continuer à voir l’avenir de l’homme en clair et non dans la gigantesque ombre portée par cette casquette de bagne (cité par Gagnon, p. 362).

Ce manifeste a une influence importante sur les automatistes, tant et si bien que certains pensent à le signer purement et simplement pour marquer la fin du rapprochement avec les communistes québécois. Riopelle, qui a contresigné « Rupture inaugurale », entre dans une polémique acerbe avec Pierre Gélinas, intellectuel attitré du Parti communiste. Dans une lettre qu’il fait parvenir au journal Combat le 15 décembre 1947, Riopelle écrit :

Si je désapprouve les communistes, c’est que dans leur révolution, ils portent le moins possible atteinte à la morale actuelle, laquelle morale, tant qu’elle ne sera pas foulée aux pieds, restera le principal handicap à la libération totale de l’homme ; je ne veux pas, dans ces lignes, faire le procès du communisme pour déterminer ses faiblesses, savoir si elles proviennent de l’application ou de la doctrine elle-même ; il reste que je considère Marx et Engels comme les esprits les plus lucides de leur époque, même s’ils sont jusqu’à un certain point responsables de la dégénérescence actuelle du communisme ; le monde, depuis, n’a pas fait un pas en avant dans la réalisation de la libération de l’homme, car l’obstacle qu’est la morale chrétienne n’a pas cédé ; mais la puissance d’attaque est de beaucoup supérieure à ce qu’elle était à cette époque, grâce à la connaissance que nous ont apportée sur l’homme Freud, Breton, Mabille qui, pour aller vers demain, ne sont pas partis d’hier, mais d’aujourd’hui. (Riopelle, cité par Gagnon, p. 418-419).

Malgré ce qu’en pensent les communistes, qui jugent maintenant les automatistes comme de simples « révoltés de la toile », Riopelle défend avec vigueur la portée révolutionnaire de ses œuvres. La révolution, pour Riopelle comme pour Borduas et Claude Gauvreau, doit toucher la totalité de l’expérience humaine au monde, y compris sa sensibilité et sa morale, pour espérer accoucher d’une nouvelle civilisation en mesure de répondre à leurs désirs de liberté. Une fois la rupture avec le Parti communiste consommée, c’est du côté des idées anarchistes que le groupe automatiste, à l’instar des surréalistes français, trouvera des affinités avec sa démarche.

La rencontre avec l’anarchisme

Divers indices nous laissent croire que les automatistes (du moins certains membres du groupe) ont peu à peu développé des affinités avec la pensée anarchiste. Ainsi, lors d’un passage à Paris, le peintre et sculpteur Jean-Paul Mousseau se rend dans une librairie anarchiste pour se procurer des ouvrages introuvables au Québec : Nous lisions aussi (...) Bakounine (ou Pierre Kropotkine ?), un anarchiste russe dont les positions nous semblaient très voisines des nôtres (Gagnon, p. 429).

Le poète et dramaturge Claude Gauvreau à l’atelier Borremans-Millet. – 1953 ou 1954. Photographie de Robert Millet. Archives de la Ville de Montréal. CC BY-NC-SA 2.0 DEED

Mais c’est Claude Gauvreau qui nous permet de mieux comprendre l’évolution de la pensée politique du groupe. Dans un texte intitulé « L’épopée automatiste vue par un cyclope », Claude Gauvreau fait état des liens successifs entre le mouvement automatiste et les différents courants de pensée révolutionnaires. On comprend mieux comment s’est établie la relation avec le marxisme, puis avec l’anarchisme :

Les assaillants de toutes espèces tentaient évidemment de réduire notre élan aux dimensions de leur façon de penser. Ce n’est pas d’hier qu’on a cherché à nous utiliser. Il y eut toujours des adeptes de la révolution politique autour de nous : ce furent tour à tour des staliniens, des trotskystes... et ce furent enfin des anarchistes quand Muriel entra en contact avec Alex Primeau, qui était alors chauffeur de taxi. Nous avons toujours été cependant soucieux de maintenir dégagée de toute servitude notre part du trésor poétique qui pouvait contribuer éventuellement au renouvellement absolu des sources émotives universelles.(...). Et Gauvreau d’ajouter : De tous ces courants de pensée économico-sociaux, c’est sans doute l’anarchisme qui m’apparut à moi le plus respirable. (...). (Gauvreau,p. 52).

Alex Primeau

Qui est donc Alex Primeau ? Alex Primeau est un jeune photographe qui correspond depuis le printemps 1947 avec l’anarchiste Émile Armand, l’éditeur de la revue l’En dehors. Dans sa première lettre, Primeau écrit : je suis intéressé au plus haut point à la philosophie exprimée dans cette merveilleuse revue. Votre anti-militarisme, votre anti-autoritarisme qui inclut l’anti-parlementarisme et toutes les idées émises dans cette revue intéresse au plus haut point mes légitimes aspirations à la culture humanitaire de l’anarchisme. Il est également abonné à quelques publications anarchistes et ultra-gauche françaises, dont Le Libertaire, L’Étincelle et L’Internationaliste, qu’il tente de diffuser au Québec. Avant de contacter Armand, Primeau a d’abord rencontré Paul Faure, l’un des principaux propagandistes des idées anarchistes pendant l’entre-deux guerre. Informé par Armand qu’il existe d’autres abonnés de l’En Dehors au Québec, il part à leur rencontre. Sur la dizaine de noms qu’Armand lui fourni, seule une poignée d’individus semblent prêts à s’organiser. Un groupe prend forme. Dans une autre lettre datée de janvier 1949, Primeau est un peu plus précis sur les liens qui unissent son « petit groupe » à d’autres collectifs, notamment aux États-Unis. En plus d’un « groupe d’étude sociale de Boston », Primeau mentionne qu’il a des contacts réguliers avec les membres du journal Resistance, publié à New-York, et auquel collaborent plusieurs anarchistes de renom comme Paul Goodman (1911-1972). Primeau poursuivra pendant quelques années sa correspondance avec Armand. Il accompagnera aussi les automatistes dans leur parcours.

« La transformation continuelle »

Les premiers signes tangibles du rapprochement entre le groupe automatiste et les idées anarchistes se trouvent dans le texte « La transformation continuelle », rédigé par Borduas au cours de l’hiver 1947-1948, au moment même où Riopelle polémique avec les communistes : Au sein du groupe un puissant besoin d’action, une grande inquiétude ; faire le point s’impose. Il faut détruire les malentendus, ordonner dans l’unité les éléments contradictoires. Selon Gagnon et plusieurs autres, « La transformation continuelle » constitue le « premier jet » de ce qui allait devenir le manifeste du groupe automatiste : « Refus Global ». (Gagnon, p. 421) En effet, certains thèmes y sont d’abord développés, notamment celui du désir de liberté associé à l’anarchie.

Dans « La transformation continuelle », Borduas définit d’entrée de jeu les contours de son projet de libération en le plaçant sur le terrain collectif : il ne saurait y avoir de liberté pour un seul (Borduas, p.156). Notre liberté et celle d’autrui sont irrémédiablement liées dans un nouveau projet de société : l’anarchie. Borduas écrit :

l’orientation des désirs individuels, des désirs collectifs peut s’exprimer par l’espoir d’une parfaite liberté. Liberté de réaliser pleinement sa vie sensible, sa vie morale. Réalisation complète de l’homme dans la collectivité. Liberté de réaliser l’avènement humain. À l’occident de l’histoire se dresse l’anarchie, comme la seule forme sociale ouverte à la multitude des possibilités des réalisations individuelles. Nous croyons la conscience sociale susceptible pour qu’un jour l’homme puisse se gouverner sans police, sans gouvernement. Les services d’utilité publique devant suffire. Nous croyons la conscience sociale susceptible d’un développement suffisant pour qu’un jour l’homme puisse se gouverner dans l’ordre le plus spontané, le plus imprévu. (Borduas, p. 157)

Malheureusement, nous explique Borduas, on ne peut espérer obtenir ce changement dans l’ordre social par enchantement. Il faudra lutter contre les cadres rigides de la société, au premier rang l’autorité de la morale chrétienne, de l’État et du Capital sur nos vies. C’est à l’issue de cette lutte contre que pourra s’épanouir l’anarchie :

[sa] réalisation est continuellement retardée par les forces qui s’y opposent. Forces de l’ignorance, volontairement imposées, forces de la crainte de perdre une parcelle d’un bien déjà périmé, forces que procure « l’odieuse exploitation de l’homme par l’homme », forces d’oppositions centralisées dans relativement bien peu de mains. Toutes ces forces d’opposition à la marche en avant de la connaissance sensible de la foule, connaissance qui éclaire les objets de ses désirs, sont puissamment organisées dans les cadres actuels de la société. Ces cadres font l’impossible pour conserver chez les peuples, chez les individus, les espoirs anciens et les désirs périmés. Ils ne céderont ni leurs places ni leurs privilèges de gaieté de cœur. Privilèges et places qu’ils croient d’ailleurs mérités de toute éternité, ou par leur froide insensibilité. (...) Les cadres de la société tuent lentement la vie qu’ils exploitent. Ces cadres sont sans espoir. Ils seront brisés un jour dans une suprême tentative de délivrer les possibilités du lendemain. Ces cadres seront remplacés par d’autres qui céderont jusqu’à ce que l’homme ait conquis sa liberté entière. Alors l’anarchie s’opposera à toute utilisation de la vie (p. 157-158)

Les moyens proposés pour effectuer le passage de la société actuelle à la société anarchiste restent encore plutôt flous dans « La transformation continuelle ». À l’intérieur du groupe automatiste, il y a des divergences entre les tenants de « l’évolution » et ceux de la « révolution ». Le débat se poursuivra jusqu’à la publication de « Refus Global »

« Refus Global »

Le 9 août 1948, le manifeste « Refus Global » est lancé à la Librairie Tranquille, située au 67, rue Ste-Catherine O. à Montréal. Tiré à 400 exemplaires, le recueil se vend plutôt bien. Son impact sera sans commune mesure avec le faible nombre de copies publiées.

« Refus Global » s’inscrit en droite ligne avec « La transformation continuelle », tant au plan des idées que du style choisi. Mais il est plus méticuleux, plus « punché » que le texte qui l’a précédé. Dans la première partie du manifeste automatiste, Borduas décrit la prise de conscience individuelle, puis collective, qui mène à la révolte contre la domination, tout particulièrement celle exercée par le clergé catholique. Ce processus de libération s’étend sur deux siècles et s’inscrit dans la continuité des luttes menées ailleurs dans le monde contre l’oppression. Borduas cite les révolutions françaises, la révolution russe, la révolution espagnole : les splendides révolutions aux seins regorgeant de sève sont écrasées à mort après un court moment d’espoir délirant, dans le glissement à peine interrompu de l’irrémédiable descente (p. 69). Il dénonce la complicité des riches et des puissants dans la répression de ces révoltes populaires et proclame la destruction prochaine de cette civilisation chrétienne qui écrase toutes les tentatives de vivre librement.

Les événements déferleront sur les voraces, les repus, les luxueux, les calmes, les aveugles, les sourds. Ils seront culbutés sans merci (...). D’ici là notre devoir est simple. Rompre définitivement avec toutes les habitudes de la société, se désolidariser de son esprit utilitaire. Refus d’être sciemment au-dessous de nos possibilités psychiques et physiques. Refus de fermer les yeux sur les vices, les duperies perpétrées sous le couvert du savoir, du service rendu, de la reconnaissance due. Refus d’un cantonnement dans la seule bourgade plastique, place fortifiée mais trop facile d’évitement. Refus de se taire, – faites de nous ce qui vous plaira mais vous devrez nous entendre – refus de la gloire, des honneurs (le premier consenti) : stigmates de la nuisance, de l’inconscience, de la servilité. Refus de toute intention, arme néfaste de raison. À bas toutes deux, au second rang. (...) Nos passions façonnent spontanément, imprévisiblement, nécessairement, le futur.

Après avoir pourfendu la morale bourgeoise et chrétienne, Borduas règle « ses comptes » avec les staliniens avant d’amorcer la dernière partie de son texte, une conclusion à la fois poétique et politique où il déclare son incompatibilité avec les marchands d’art et de canons :

Des gens aimables sourient au peu de succès monétaire de nos expositions collectives. Ils ont ainsi la charmante impression d’être les premiers à découvrir leur petite valeur marchande. Si nous tenons exposition sur exposition, ce n’est pas dans l’espoir naïf de faire fortune. Nous savons ceux qui possèdent aux antipodes d’où nous sommes. Ils ne sauraient impunément risquer ces contacts incendiaires. Dans le passé, des malentendus involontaires ont permis seuls de telles ventes. Nous croyons ce texte de nature à dissiper tous ceux de l’avenir.

Puis vient la finale, qui est à la fois un appel à l’action et une ode à l’anarchie :

Hier, nous étions seuls et indécis. Aujourd’hui un groupe existe aux ramifications profondes et courageuses ; déjà elles débordent les frontières (...) Que ceux tentés par l’aventure se joignent à nous. Au terme imaginable, nous entrevoyons l’homme libéré de ses chaînes inutiles, réaliser dans l’ordre imprévu, nécessaire de la spontanéité, dans l’anarchie resplendissante, la plénitude de ses dons individuels. D’ici là, sans repos ni halte, en communauté de sentiment avec des assoiffés d’un mieux-être, sans crainte des longues échéances, dans l’encouragement ou la persécution, nous poursuivrons dans la joie notre sauvage besoin de libération.

Polémique et répression

Le 2 septembre, moins d’un mois après sa parution, Paul-Émile Borduas est suspendu de ses fonctions de professeur à l’École du meuble où il enseigne depuis 11 ans. C’est le gouvernement de Maurice Duplessis qui a exigé et obtenu son congédiement pour conduite et écrits incompatibles avec la fonction d’un professeur dans une institution d’enseignement de la province de Québec.

Même s’il s’attendait à des représailles de la part de l’État, Borduas est tout de même ébranlé par la nouvelle de son congédiement. Il n’est pas le seul à avoir flairé un dénouement fâcheux. Marcelle Ferron prévient même son frère qu’elle s’attend à faire de la prison ! Le manifeste a eu l’effet d’une bombe dans le petit monde des idées au Québec. Plusieurs critiques ne manquent pas de noter les références explicites à l’anarchisme, mais aussi (et surtout) l’attaque contre la toute puissante Église catholique romaine. C’est en définitive pour ce motif que Borduas est licencié. C’est aussi pour cette raison que ses appuis se font rares et plutôt timides, même dans les milieux traditionnellement opposés au régime Duplessis. Malgré quelques vives protestations, Borduas doit se rendre à l’évidence : non seulement la décision du gouvernement est irrémédiable, mais le groupe automatiste est plus que jamais isolé au sein de la société.

D’autres membres du groupe prennent des positions courageuses. Le 31 janvier, une lettre de Pierre Gauvreau est publiée dans la presse montréalaise. Il dénonce la loi du cadenas qui interdit toute forme de propagande communiste, mais qui dans les faits permet d’attaquer tout réfractaire à la loi et l’ordre. C’est notamment le cas du militant anarchiste Paul Faure. Ce dernier reçoit ainsi deux visites de la police en huit mois. On lui confisque sa bibliothèque. Heureusement, il a eu la bonne idée d’en cacher la majeure partie ! L’article de Gauvreau provoque une vive réaction du juge Robert Cliche, qui conspue l’esprit fasciste de la plupart des automatistes dans une lettre adressée aux journaux le 14 février. Ce à quoi répond Claude Gauvreau, le 15 février, en disant : la seule désignation permettant de rattacher partiellement Refus Global à une activité politique passée est le mot anarchie, mot qui n’a rien de fasciste et qui est d’ailleurs employé dans un sens très générique. (Gagnon, p.. 576 à 579).

Cliche ne se laisse pas faire. Il écrit le 23 février 1949 : Les automatistes pratiquent une peinture essentiellement hermétique. C’est leur privilège. Mais en agissant ainsi, peuvent-ils se plaindre d’être incompris ? L ’idée de caste a toujours répugné aux peuples libres et pourtant les automatistes en ont formé une. On ne peut être admis dans leur cercle que par transmigration. (...) Si les automatistes étaient sincères avec leur doctrine prêchée, ne devraient-ils pas faire une peinture accessible ? Ils se sont intitulés défenseurs des libertés populaires, et on s’étonne de trouver chez eux le culte d’une caste. Voilà qui sent bien le totalitarisme. Et Cliche de poursuivre : Automatistes, vous dites : Place aux mystères objectifs ! Place à l’amour ! Place aux nécessités ! (...) N’entendez-vous pas le peuple qui crie Place au travail ! Place aux réalités ! Place à la vraie vie !.

Pierre Gauvreau lui répondra le 28 février :

Oui, monsieur, nous sommes une caste, mais pas une caste de privilégiés comme vous le laissez entendre : une caste de réprouvés. Nous sommes une caste comme sont les Nègres de l’Alabama et de l’Union sud-africaine, comme les Intouchables de l’Inde et les Iroquois de l’histoire du chanoine Groulx. Nous sommes définitivement et à toutes fins pratiques mauvais. Mais cela nous flatte infiniment. Ce n’est pas notre faute si nous sommes inexploitables par les puissants du jour et ceux de demain.

Camion de vivres destiné aux grévistes.

Ce ne sera pas la seule sortie publique des automatistes en cette année 1949. De février à juillet, les mineurs d’Asbestos et de Thetford Mines font la grève. 5 000 ouvriers défient pendant plus de quatre mois leurs boss (les compagnies Canadian Johns-Manville, Asbestos Corporation, Flintkoke et Johnson). Un vaste mouvement de solidarité se met en branle. Les automatistes manifestent publiquement leur soutien aux grévistes dans une lettre envoyée aux quotidiens.

Pendant ce temps, certains repartent en Europe où les peintres automatistes participent à un nombre croissant d’expositions. C’est là-bas que Riopelle se lie d’amitié avec Benjamin Péret, un poète surréaliste très proche des thèses de l’ultra-gauche. Riopelle contribue au cinquième et dernier numéro de la revue Néon au mois d’avril. Ce numéro est dirigé par Jean-Louis Bédouin, André Breton et Benjamin Péret. C’est à cette période que Riopelle fait la connaissance de Simon Watson Taylor, un libertaire originaire de Grande-Bretagne qui traduira pour la première fois le « Refus Global » en anglais l’année suivante. Le 14 juin, un texte rédigé par Jean-Louis Bédouin et contresigné par Riopelle parait dans les pages du journal anarchiste français Le Libertaire [1]. L ’époque est au rapprochement entre les surréalistes et le mouvement anarchiste. Celles et ceux qui restent au Canada sont témoins de nouveaux gestes d’intimidation. Parce qu’ils ont assisté à un vernissage automatiste à la librairie Tranquille, deux étudiants du Collège Sainte-Marie, André Goulet et de Georges Ouvrard, sont renvoyés de leur établissement. Ouvrard restera marqué par l’événement et deviendra un compagnon de route du mouvement libertaire jusqu’à sa mort au début des années 90.

Le Libertaire n°186 du 17 juin 1949

En guise de conclusion

Au terme des années 40, le groupe automatiste se disloque peu à peu. Borduas va bientôt s’exiler, Riopelle passe de plus en plus de temps en Europe. Restent les plus jeunes, Claude Gauvreau en tête, pour poursuivre le travail de déconstruction au Québec. Rétrospectivement, Borduas développera une certaine amertume face à cette période. Il finira par douter de la justesse du message contenu dans ses écrits antérieurs. Questionné sur les liens entre l’automatisme et l’anarchisme, un proche du groupe, le communiste « conseilliste » Sam Abramovitch, met un bémol sur l’engagement de Borduas, qui s’efforça après son départ du Québec de faire rayonner son œuvre plutôt que de poursuivre sur la lancée de « La transformation continuelle » et du « Refus global ». L’un des rares à conserver la fougue révolutionnaire de cette période fut sans aucun doute Claude Gauvreau, poète maudit et lueur de folie dans la grande noirceur des années 50.

Bibliographie :
Borduas, Paul-Émile (1997), Refus global et autres écrits, Éditions Typo, 301 p.
Gagnon, François-Marc (1998), Chronique du mouvement automatiste québécois, Lanctôt Éditeur, 1023 p.
Gauvreau, Claude (1996), Écrits sur l’art, Éditions de l’Hexagone, 410 p.
Les artistes Marcel Barbeau, Paul-Émile Borduas et Pierre Gauvreau à l’exposition « La matière chante » à la Galerie Antoine. – 20 avril 1954 - 4 mai 1954. Photographie de Robert Millet. Archives de la Ville de Montréal. CC BY-NC-SA 2.0 DEED

 



[1En fait il s’agit du Libertaire du 17 juin 1949, voir le Dictionnaire des anarchistes.