1872. Le congrès de Saint-Imier consacre la rupture dans l’Internationale. L’aile autoritaire traînera une longue décadence pour finir par se dissoudre en 1876. Les anti-autoritaires, sous l’impulsion infatigable de Bakounine, vont reprendre vigueur et acquérir une audience inespérée dans les pays du sud de l’Europe. En septembre 1876 se tient le IIe Congrès de la Fédération Italienne de l’AIT. C’est déjà une organisation puissante : quelque 30 000 adhérents, dont plus de 7 000 pour la seule Toscane, répartis en 129 sections. D’abord prévu à Florence, le Congrès est interdit, poursuivi et matraqué par la police ; il prendra fin dans les bois avoisinants de Pontassieve, sous une pluie battante. Péripéties à n’en plus finir qui ne l’empêcheront cependant pas d’être un tournant dans la politique de l’Internationale italienne. Deux personnages y joueront un rôle très actif : Errico Malatesta et Carlo Cafiero, qui déjà collaboraient ensemble aux journaux l’Ordine et La Campana [1]. Non seulement on y abandonne la thèse collectiviste au profit du communisme libertaire, mais on y fonde la propagande par le fait. La motion, votée à l’unanimité, précise : Le fait insurrectionnel, destiné à affirmer par les actes les principes socialistes, est le moyen le plus efficace de propagande, et le seul qui, sans corrompre ni tromper les masses, peut pénétrer dans les couches les plus profondes de la société et attirer les forces vives de l’humanité vers la lutte de l’Internationale.
Une semaine plus tard, l’ensemble sera repris et adopté par le Congrès général de l’AIT à Berne. Dans le train qui les ramène, Malatesta et Cafiero ont déjà leur plan en tête : il faut s’attaquer aux organismes étatiques en procédant à des expropriations au profit des populations les plus pauvres. Ce plan, c’est la constitution de la « bande du Matese ».
A l’époque ce genre d’action n’était pas rare. En 74, un soulèvement analogue avait déjà coûté la prison à Malatesta. L’air retentissait encore des exploits de Mazzini et de Garibaldi. On croyait au rôle exemplaire de ces actions et on s’appuyait sur l’hostilité généralisée au pouvoir, et sur le fait que les instruments de répression de celui-ci n’étaient pas d’une fidélité à toute épreuve.
Premier mouvement : con precipitazione
D’abord, trouver de l’argent. On en cherche partout. On fit même une virée à Neuchâtel pour rencontrer Kropotkine, sans rien obtenir. On commençait à désespérer, lorsque Cafiero récupéra 5 à 6 000 francs, dernier vestige de ses biens. Une socialiste russe y alla aussi de son obole. Le trésor de guerre était constitué.
Où frapper ? La région du Matese fut retenue : son caractère montagneux ne pouvait que se révéler favorable à la guérilla. On comptait, dès à présent, sur une centaine de camarades. L’appui de nombreux paysans était acquis. Salvatore Farina, vieux garibaldien local, s’en était occupé. Mais, premier coup de théâtre, on avait mal jugé ce Farina, et en particulier mal évalué les relations amicales qu’il entretenait avec un ministre avec qui il avait, dans le temps, conspiré contre les Bourbons. Farina vendit la mèche, il y eut des arrestations, et les contacts avec les paysans furent rompus.
Cependant, Malatesta et Cafiero étaient saufs et le projet pouvait suivre son cours et se renforcer même avec l’adhésion de Serge Stepniak (Serge Kravchinski), révolutionnaire russe en exil [2].
Le matin du 3 avril 1877, le train de Naples s’arrête à Solopaca. Une dame blonde, aux yeux verts, et un monsieur distingué, à la barbe longue et épaisse, en descendent. Un attelage les attend qui doit les conduire à Cerreto (près de San Lupo) : un de ces nombreux villages encastrés dans les roches du Matese. La maison est louée : une riche dame anglaise doit venir y passer sa convalescence. Certes, le scénario est convainquant, mais la réalité est toute autre. Le gentilhomme anglais n’est autre que Cafiero, et les domestiques, une poignée d’Internationalistes. La maison servira de dépôt d’armes, de munitions et de point de rendez-vous. D’ailleurs, les armes arrivent dans de grandes caisses, le jour suivant. On met la dernière main au projet : le commandement sera assuré à tour de rôle par l’un des insurgés ceint d’une écharpe rouge. Quoi qu’il arrive, la durée de son mandat sera d’un jour, pas plus. Le déclenchement de l’action est fixée au 5 mai. C’était compter sans le pouvoir : l’affaire Farina est récente, la police est sur les dents, et tout va se précipiter.
La nuit qui tombe ce 5 avril est des plus obscures. Les carabiniers renseignés surveillent de près la maison. Un groupe d’internationalistes arrive et veut rejoindre le lieu de rendez-vous. Accrochage, coups de feu : deux flics restent au sol, l’un d’eux mourra peu après. Une quinzaine de camarades franchissent le barrage, gagnent la maison. Là, c’est l’effervescence ; on décide de ne plus attendre d’autres émeutiers et protégés par l’obscurité, on s’enfonce armés, dans la montagne. Dans la précipitation on laisse des armes derrière (plus de 30 fusils et de nombreuses munitions seront saisies par la police), on oublie les cartes, on se retrouve à peine le tiers de ce que l’on devrait être : une trentaine tout au plus et personne ne connaissant bien la région.
Les 6 et 7 avril, on tourne en rond. La plus grande partie du temps est consacré à l’achat de nourriture et aux négociations avec les paysans pour obtenir un coin de grange où s’allonger. Il faut prendre une décision et elle est prise : le coup qui devait se faire à San Lupo aura lieu à Lentino.
Deuxième mouvement : andante con moto
Le 8 avril, drapeau rouge déployé, les Internationalistes entrent dans le village. La municipalité, surprise en plein Conseil, est envahie. Le roi est détrôné, son portrait lacéré est jeté par la fenêtre et brûlé. Tous les documents municipaux, à l’exception de ceux relatifs aux œuvres de bienfaisance, subissent le même sort. Les fusils de la Garde Nationale et le peu d’argent confisqué sont distribués à la population qui est accourue. Cafiero appelle le secrétaire de mairie, qui ouvre de grands yeux incrédules devant le billet qu’on lui tend : Nous, soussignés, déclarons avoir pris possession, les armes à la main, de la mairie de Lentino au nom de la Révolution Sociale. Aujourd’hui 8 avril 1877. Carlo Cafiero, Errico Malatesta, Pietro Cesare Ceccarelli.
Le groupe se dirige alors vers le moulin. Nouvelle occupation et destruction des instruments de mesure qui servaient à calculer la taxe sur les moissons. On prononce des discours enflammés. La population écoute, attentive, sympathisante même, mais sans plus. Il faut dire que peu de camarades parlent le dialecte du pays et qu’on se méfie ici des septentrionaux. Et il y a des raisons pour cela : les arrestations de l’affaire Farina, mais aussi et surtout la rancœur accumulée contre le gouvernement de Savoie, venu du Piémont et qui a introduit dans le Sud le service militaire obligatoire et tout un système vexatoire et expoliateur.
Il n’y a plus rien à faire à Lentino, alors on le quitte pour s’acheminer vers le village voisin, Gallo. En chemin, on croise le curé : bonne affaire, bon otage. Il marchera devant pour tranquilliser les habitants, on l’obligera même à se déclarer communiste. A Gallo, l’histoire se répète : mairie envahie, papiers brûlés, discours révolutionnaires. Finalement, à tout prendre, la journée n’a pas été aussi mauvaise que ça : la révolution a pu faire entendre sa voix.
Mais cette voix, pour faible qu’elle fut, les policiers aussi l’ont entendue. Et ils commencent à faire mouvement vers la région. Dès le lendemain, c’est le premier accrochage avec la troupe. Les camarades battent en retraite ; pas de pertes. Seule issue possible : la montagne.
Pluie et neige vont redoubler coupant les insurgés des aides possibles. La majorité des villages avoisinants sont occupés par la troupe. Les vivres commencent à manquer, les armes sont inutilisables, les cartouches mouillées. Les 9 et 10 avril, le froid et la faim s’installent. Il est clair que l’opération va tourner au désastre si l’on ne parvient pas à briser l’encerclement des forces de l’ordre. On essaie, à travers la montagne, sans trouver le chemin, on bute contre des parois infranchissables, on recommence sans succès par une autre piste. Et toujours cette neige fine qui pénètre partout, puis le brouillard et la nuit qui s’installe. Il faut choisir : rester ensemble coûte que coûte et jusqu’au bout, ou se disperser. C’est décidé, on reste ensemble. Deux camarades seulement tentent leur chance : ils seront détenus à peu de distance de là.
Les 26 internationalistes font donc marche arrière et se réfugient dans une maison à Concetta, à quelques kilomètres de Lentino. On est fourbus, abattus, même les baïonnettes ont été égarées, il reste bien peu d’argent. Nous sommes le 11 avril, quand un paysan signale aux soldats le refuge des insurgés. Dès la nuit, la ferme est encerclée et les occupants, désarmés, grelottants, affamés, se rendent. Le périple est fini : la lutte était par trop inégale. Une poignée d’hommes luttant contre un temps des plus rudes et une troupe des plus nombreuses. Dans cette opération avaient été engagés 3 compagnies de Bersaglieri au sud, le 56e Régiment d’Infanterie au nord, d’autres troupes convergeant de Campobasso, Isernia, Caserta, Benevento et Naples. Au total, près de 12 000 hommes sous le commandement du général De Sauget. La Bande du Matese avait vécu après avoir tenu la campagne pendant 6 jours, vaincue, non par les soldats, mais par la pluie et la neige.
Finale : con effusione
34 personnes furent détenues. La plupart conduites à la prison de Santa Maria où les « loisirs » furent utilisés au mieux. Cafiero y écrivit l’Abrégé du Capital de Marx, Stepniak le livre La Russie souterraine et Malatesta rédigea des articles et un long rapport à l’AIT sur les événements. Cette dernière, dissoute officiellement, et une grande partie de ses militants emprisonnés, se reconstituait à nouveau clandestinement.
Le 9 janvier 1878, meurt le roi Victor Emmanuel II. En février, le ministre Crispi accorde une large amnistie aux détenus politiques. Mais, sous prétexte de la mort du carabinier, la « bande du Matese » n’en bénéficie pas et devra attendre le mois d’août pour que s’ouvre son procès à Benevento.
Commencé le 14 août, celui-ci prendra fin le 25 après avoir, encore une fois, servi de tribune révolutionnaire aux accusés et à leurs défenseurs, parmi lesquels il y a le jeune avocat Saverio Merlino qui rejoindra à cette occasion les rangs de l’Internationale. L’édition du 26 août du quotidien de Naples, Corriere del Mattino, rapporte ainsi la fin du procès : Les accusés sont déclarés non coupables de complicité et blessures sur les carabiniers Asciana et Santamaria. On entend des applaudissements... Les accusés entrent dans la salle d’audience et écoutent, impassibles, le président les déclarer en liberté... Du tribunal à la prison, ils seront accompagnés par une foule immense de près de 2 000 personnes qui ne leur cache pas la sympathie qu’elle éprouve pour eux. A cinq heures, toujours au milieu de la même foule, ils quittent la prison pour se rendre au restaurant du Sanno. La foule ne se disperse toujours pas. Elle les attend. Après le repas, leur sortie est à nouveau acclamée. Aujourd’hui, la ville de Benevento est en fête. Un procès comme celui-ci par province et on pourra dire que le Gouvernement s’est tué de ses propres mains.
Le bilan est-il négligeable ? Il convient, avant de se prononcer, de se remettre en tête les objectifs exacts de l’action. Dans une lettre au vieil internationaliste Amilcare Cipriani, qui avait critiqué l’opération, Pietro Cesare Ceccarelli, l’un des membres de la « Bande du Matese », explique : Cher Amilcare, avant tout il ne faut pas juger la bande du point de vue de la possibilité de la victoire. Nous ne prétendions pas vaincre... Partisans de la propagande par le fait, nous voulions faire acte de propagande. Persuadés qu’il faut provoquer la révolution, nous faisions acte de provocation... De toutes façons, une bande est comme un tison ardent jeté sur un amoncellement plus ou moins inflammable : si le feu prend, alors c’est l’incendie ; sinon, le tison s’éteint, mais le combustible sera devenu plus apte à l’incendie qu’auparavant. Nous étions une bande destinée à provoquer l’insurrection et qui ne pouvait, et ne devait, compter que sur l’écho qu’elle pouvait rencontrer dans la population. La révolution ne s’impose pas ; si elle prend, c’est parfait ; sinon, il faut recommencer...
Et Errico Malatesta recommença toute sa vie durant. Paradoxalement, le dernier hommage à Malatesta aura lieu lors de la Marche sur Rome. Sur la place Cavour, les fascistes brûleront son portrait. Ils ne pouvaient se tromper : il était leur pire ennemi.