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Les réfractaires au service militaire : La hantise des mauvais numéros (1815-1868)

vendredi 17 juin 2022, par Michel Auvray (CC by-nc-sa)

Pendant la première moitié du XIXe siècle, le service militaire demeure un véritable impôt sur la misère. Les fils de bourgeois paient fréquemment un remplaçant tandis que les dépossédés résistent, encore en nombre important, à l’enrôlement forcé. Insoumissions et désertions cèdent peu à peu le pas à la simulation et aux terribles automutilations : à la contrainte de classe répond une résistance populaire multiforme.

1815. Les Bourbons ont retrouvé leur trône sur invitation du Sénat. Dès le 12 mai, Louis XVIII réorganise l’armée. Se dotant de troupes de confiance — la « maison militaire » du roi — composée d’une part d’hommes issus de la noblesse, d’autre part de régiments suisses, le souverain s’empresse de dissoudre une grande partie de l’armée impériale : les trois cinquièmes des soldats sont renvoyés dans leurs foyers. La conscription étant supprimée, la classe de l’année 1815 est intégralement licenciée et toutes les désertions antérieures sont dès lors considérées comme de simples « absences sans permission ». Désormais, l’armée de la Restauration entend assurer son recrutement par les seuls engagements volontaires.

Les effectifs ont beau être considérablement réduits, encore faut-il couvrir les besoins. Or le peuple qui, vingt-trois ans durant, a dû supporter la charge des guerres de la Révolution et de l’Empire, n’a assurément point le goût de l’uniforme et tient pour méprisable le métier des armes. Les volontaires sont en si petit nombre que, à peine trois ans plus tard, le nouveau pouvoir a recours à l’enrôlement forcé. L’abolition totale de la conscription avait, en 1814, provoqué un tel soulagement dans le pays qu’il n’est pas question d’y revenir. La loi que le maréchal Gouvion Saint-Cyr fait voter, le 10 mars 1818, lui substitue donc l’appel. Le principe de l’obligation du service militaire, ainsi réintroduit subrepticement, ne revêt pas cependant un simple changement de dénomination, la loi ne visant en effet qu’à combler les carences du volontariat. En cas d’insuffisance des engagements, les quarante mille jeunes qui sont dès lors incorporés annuellement pour accomplir un service de six ans ne représentent, à l’évidence, qu’une faible partie des recrues disponibles. Le choix des appelés s’effectue par tirage au sort, le remplacement est admis : telles sont les deux caractéristiques du système qui, avec des modifications de détail, va rester la base du système de recrutement jusqu’en 1868.

Une obligation profondément inégalitaire

Le contingent d’appelés à enrôler est déterminé annuellement, réparti par départements, puis entre les cantons. Chaque année, les jeunes hommes atteignant l’âge de vingt ans sont donc convoqués à la mairie du chef-lieu de canton ou, quand la ville est dépourvue de bâtiment municipal, dans l’église de la localité. Là, en présence des gendarmes et des notables locaux, ils sont invités à extraire d’un sac ou d’une urne un numéro qui détermine leur ordre de passage devant le conseil de révision chargé de juger de leur aptitude physique et des dispenses éventuelles. Le conseil de révision arrêtant son travail dès qu’il a réuni un nombre de jeunes gens aptes correspondant à l’effectif prescrit pour le canton, seuls ceux qui ont tiré les numéros les plus bas sont, de fait, susceptibles d’être incorporés : voilà les mauvais numéros. Tous les autres qui, du fait du tirage au sort, n’ont même pas à se présenter devant le conseil de révision, sont à jamais — et même en temps de guerre — exempts du service militaire : ce sont, au plein sens du terme, les bons numéros.

Seul le hasard semble, en principe, décider du destin de chacun. Or les détenteurs d’un mauvais numéro reconnus aptes étant autorisés à fournir un remplaçant, ceux qui en ont les moyens financiers ne se privent pas de payer plus pauvres qu’eux pour partir à leur place. Les arrêts du sort ne sont, en définitive, inéluctables que pour les plus démunis. La faiblesse des contingents demandés, l’absence relative de conflits guerriers, la durée même du service — qui paraît paradoxalement modérée, après toute une génération de guerres — contribuent à alléger la charge de l’obligation du service et, en conséquence, à atténuer sensiblement l’ampleur du mouvement de résistance.

Conjurer le mauvais sort

Pour être moins massive qu’auparavant, l’opposition au service militaire n’en est pas moins largement répandue dans bien des régions. Les jeunes familles aisées pouvant légalement se soustraire à l’obligation, c’est, une fois encore, au sein des milieux populaires que se rencontrent les résistances les plus vives. Le tirage au sort libérant les deux tiers des appelés potentiels, les dépossédés ont volontiers recours à des procédés magiques ou religieux, censés les aider à tirer de bons numéros. L’appel des soldats a beau être individuel, c’est l’ensemble de la communauté rurale à laquelle ils appartiennent qui est concernée et affectée par le sort. La famille, l’entourage immédiat du jeune appelé ne se résignent guère à ce qu’il soit aussi longtemps arraché à leur affection, et la malchance du conscrit se traduit par la privation d’une force de travail, d’une source de revenus indispensables à leur survie. Pour le village, le départ des jeunes représente la perte de ses éléments les plus dynamiques et, par suite, de maris éventuels.

Tous les jeunes soumis au tirage au sort désirent ardemment bénéficier d’un bon numéro. C’est même le cas de ceux qui sont pourtant décidés à partir : il est bien plus avantageux, en effet, d’être exempté par un bon numéro afin de pouvoir ensuite s’engager comme remplaçant, ce qui garantit une substantielle prime. Nombre de pratiques destinées à porter chance aux appelés voient alors le jour. Il est de tradition, dans certaines communes de célébrer une messe à l’intention des jeunes hommes du village, le matin du tirage au sort. Surtout, les femmes usent de moyens fort divers pour tenter de protéger leurs proches du mauvais sort. Elles font dire des messes, invoquent tel ou tel saint, consultent des diseurs de secrets ; fréquemment, elles placent, à l’insu du conscrit, un porte-bonheur dans la semelle du soulier, la doublure de l’habit du fils ou de l’amant, avant qu’il se rende en ville participer à désignation des soldats.

L’efficacité de ces procédés se révélant pour le moins décevante, les dépossédés que le sort a désignés sont alors acculés à se placer hors-la-loi lorsqu’ils n’entendent pas subir le service. Les insoumis sont particulièrement nombreux dans certaines provinces — Auvergne, Limousin, Velay, Rouergue, Corse, Oisans, Pyrénées — qui ont en commun d’être des régions de langue non française, au relief accidenté, d’agriculture pauvre et éloignées du pouvoir central. L’intégration nationale de ces régions traditionnellement hostiles à l’enrôlement forcé n’est pas encore achevée : les gendarmes éprouvent bien des difficultés à faire la chasse aux réfractaires dans ces pays montagneux et boisés, d’autant que, comme l’attestent nombre de chansons populaires, ceux qui refusent le service jouissent encore de la solidarité des populations.

Mutilations volontaires

Les moyens de contrôle social et de surveillance policière se renforçant, il est, à l’inverse, devenu de plus en plus difficile aux réfractaires de se cacher dans les régions de plaines et de collines. L’insoumission y cède donc peu à peu le pas à une opposition non plus ouverte mais déguisée sous des raisons d’inaptitude physique ; simulation ou mutilations volontaires, qui constituent, pour ceux qui n’ont point les moyens de payer un remplaçant, la possibilité la plus accessible d’échapper à leur triste sort, se multiplient. C’est particulièrement le cas dans le Bassin parisien : En Brie, dans l’arrondissement de Meaux, entre 1824 et 1859, 10% des conscrits (sont) sanctionnés pour avoir simulé la claudication, la surdité, le bégaiement ou entretenu des cautères aux jambes par traitement irritant [1]. Devant le conseil de révision, des appelés présentent des plaies factices ou des hernies insufflées, d’autres se font inoculer la gale ou la teigne, et il faut croire que certaines pratiques aboutissent à leur exemption puisque s’instaurent de véritables traditions locales : ici, simulation de l’épilepsie ou de la surdité, là, mutilation des doigts ou perte des dents.

Il arrive que des jeunes se proclament bègues, quitte ensuite une fois exemptés du service, à venir faire un discours aux autorités pour présenter les revendications de leurs camarades [2]. Mais les autorités ainsi abusées menacent puis sanctionnent les simulateurs, comme d’ailleurs ceux qui se mettent dans l’impossibilité physique de servir. Prêts à tout pour éviter de partir, certains se livrent, pourtant à des actes désespérés : C’est parfois la mère du conscrit qui coupe le pouce de son fils sur un billot, plutôt que d’accepter le départ du jeune homme à la conscription. D’autres conscrits se font arracher ou scier les dents [3] et il n’est pas rare qu’un appelé ait la main entière emportée par la décharge d’un fusil.

La Constituante a beau avoir aboli la plupart des châtiments corporels pour les remplacer par des peines privatives de liberté, ceux qui se sont rendus coupables de mutilation volontaire ou d’actes de désobéissance sont fréquemment envoyés dans des unités militaires spéciales, des compagnies de discipline, où ils subissent des sévices cruels et des brimades inhumaines. Le sort de ceux qui sont condamnés à être envoyés au bagne n’est pas plus enviable. Les conseils de guerre prononcent souvent des sanctions d’une extrême rigueur à l’encontre des appelés qui ont tenté de se dérober à l’obligation, fournissant de la sorte une abondante main-d’œuvre aux bagnes militaires de Lorient et de Belle-Isle. Employés en ateliers ou loués, l’été, pour la moisson, ce sont aussi les victimes des conseils de guerre qui creusent, dix ans durant, le canal de Nantes à Brest. Vêtus d’un uniforme gris, astreints au port de la barbe et de la moustache — censé curieusement les « préserver » de liaisons homosexuelles —, fréquemment enchaînés deux à deux, les bagnards traînent au pied un boulet ne pesant pas moins de trois kilos. Ils réalisent des tâches épuisantes, sont sans cesse humiliés, battus sous le moindre prétexte, et certains d’entre eux meurent de mauvais traitements : triste sort, à l’évidence, que celui de ces jeunes coupables de ne pas avoir accepté de se soumettre aux autorités militaires.

Un impôt sur la misère

De la Restauration à la fin du Second Empire, le service militaire est certes prétendu obligatoire mais l’égalité apparente de tous devant le sort masque en fait une profonde inégalité sociale. Les inscrits maritimes, élèves des grandes écoles, séminaristes et candidats à l’enseignement sont, tout d’abord, dispensés de se présenter au tirage au sort. Les fils de familles influentes bénéficient, ensuite, de pressions diverses visant à les soustraire à l’obligation, les notables locaux, qui participent aux conseils de révision, intervenant fréquemment en leur faveur. Enfin, et surtout, le remplacement permet aux fils de la bourgeoisie et de la riche paysannerie qui ont été désignés par le sort puis reconnus aptes d’échapper légalement au service, s’ils le souhaitent.

Le prix à payer au remplaçant — qui varie en fonction de l’offre et de la demande, et augmente avec les risques de guerre — représentant l’équivalent de plusieurs années de salaire d’un journalier agricole, le remplacement est, à l’évidence, inaccessible à la plupart des jeunes et constitue un véritable privilège de classe. Quelquefois, un certain nombre d’appelés forment, avant le tirage au sort, une cagnotte qui est ensuite partagée entre les plus malchanceux d’entre eux. Mais, le plus souvent, les jeunes gens aisés mais non point très fortunés trouvent avantageux de souscrire une assurance jouant en cas de malchance. Des « maisons d’assurance » contre le mauvais sort existent en effet dans plusieurs grandes villes et, bientôt, la transaction ne s’effectue plus d’individu à individu, mais donne lieu à un singulier commerce : des intermédiaires, puis des entreprises spécialisées se chargent de trouver, pour un prix convenu, les remplaçants désirés. Les grands centres urbains et les régions où la paysannerie est riche demandant beaucoup de remplaçants, il devient dès lors nécessaire de les faire venir, en partie, d’autres régions.

L’Alsace, la Lorraine et la Franche-Comté, qui sont proches des frontières et où abondent les villes de garnison, sont de longue date accoutumées à côtoyer les armées au point que le modèle militaire y est prégnant. Aussi l’Est, où il n’est pas rare que la condition militaire soit préférée à bien d’autres métiers, fournit-il nombre de soldats. Les volontaires proviennent également de régions pauvres d’émigration traditionnelle. Car le volontariat de ceux qui se font ainsi payer pour accomplir le service à la place des plus riches est souvent fort relatif : ces hommes n’ont fréquemment ni métier, ni argent, ils touchent une prime substantielle et sont, à l’armée, au moins assurés de manger à leur faim. C’est la solde qui décide ces soldats, la misère qui les pousse au remplacement.

Remplacement et exonération

Injuste, inégalitaire, la pratique du remplacement est considérée comme foncièrement immorale par nombre d’hommes politiques. C’est notamment le cas de Louis-Napoléon Bonaparte qui, en 1843, dénonce ce trafic qu’on peut appeler traite des Blancs et qui se résume par ces mots : acheter un homme quand on est riche, pour se dispenser du service militaire, et envoyer un homme du peuple se faire tuer à sa place. Fidèle à son idée, celui qui, une fois après s’être emparé du pouvoir, devient l’empereur Napoléon III, supprime le remplacement — sauf s’il est pratiqué entre parents —, le 26 avril 1855. Les riches n’en peuvent pas moins échapper à l’obligation, l’exonération se substituant au système de remplacement : il suffit désormais à ceux qui ont été désignés par le tirage au sort de verser à l’État une somme forfaitaire, correspondant à ce que coûtait auparavant l’achat d’un remplaçant.

En définitive, la situation n’a guère changé. Sainte-Beuve le reproche à l’Empereur : Croyez-vous qu’avec votre loi vous chassez les marchands du temple ? Non, c’est l’État qui se fait marchand, c’est l’État qui prend boutique. Le service militaire demeure, de fait, un véritable impôt sur la misère. Les sommes versées par les jeunes gens fortunés alimentent une « caisse de dotation de l’armée » qui sert à payer une pension aux anciens militaires et, surtout, à offrir des primes de rengagement aux soldats. Le remplacement n’apportait trop souvent que des éléments médiocres et c’est désormais l’État qui choisit lui-même les remplaçants. L’ouvrier citadin est fréquemment de faible constitution, usé par la dureté de ses conditions de travail ; surtout, il est indispensable au développement du capitalisme industriel, aussi le gouvernement recrute-t-il essentiellement des paysans, leur vigueur en faisant de robustes soldats.

Enrôlés une première fois pour sept ans, les hommes qui se portent volontaires, comme les appelés qui n’ont point d’argent, deviennent, au fond, de véritables professionnels du métier des armes. Certes, le recrutement de l’armée demeure fondé sur l’enrôlement des appelés ; les troupes n’en sont pas moins essentiellement composées de pauvres gens issus des milieux ruraux. Relativement peu nombreuse, l’armée mène alors des guerres coloniales (Algérie), est utilisée dans les conflits indirects que se livrent les grandes puissances (guerre du Mexique, expédition de Crimée) ; surtout, elle intervient de plus en plus souvent pour réprimer les populations urbaines ouvrières.

L’utilisation fréquente de l’armée comme force prétorienne, l’émergence du mouvement ouvrier qui voit ses manifestations noyées dans des bains de sang, donnent peu à peu naissance, à partir du Second Empire, à des critiques hostiles à l’armée, des critiques que l’on peut désormais qualifier d’antimilitaristes. Autrefois, le fait militaire se confondait souvent avec le fait guerrier et, si la haine de la guerre comme la crainte des soldats étaient fort répandues, si la résistance au recrutement forcé avait de profondes racines populaires, la critique de l’institution militaire n’était encore que rudimentaire. Au pacifisme va progressivement succéder une remise en cause de l’armée en tant que telle, la jonction s’opérant peu à peu entre la critique des fonctions de l’armée et celle portant sur la nature et les conditions d’exécution du service. Dès lors, c’est dans les faubourgs ouvriers que vont se trouver la majorité des insoumis et déserteurs.

Pour en savoir plus Outre les deux ouvrages essentiels cités en notes, on peut consulter avec profit :
— Bernard Shnapper, Le Remplacement militaire en France, SEVPEN, 1968 ;
— Raoul Girardet, La Société militaire dans la France contemporaine, Plon, 1953.

Michel Auvray est l’auteur du livre Objecteurs, insoumis, déserteurs, histoire des réfractaires en France paru en 1983.

[1Michel Bozon, Les Conscrits, Berger-Levrault, 1981, p. 139

[2Jean-Paul Aron, Paul Dumont, Emmanuel Le Roy Ladurie, Anthropologie du conscrit français (1819-1826), Mouton, 1972, p. 26.

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