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Les mots et les choses : Le mot « République »

mercredi 13 septembre 2023, par Pierre-Valentin Berthier (CC by-nc-sa)

Louis Dorlet remarquait un jour dans ces colonnes que la déprécia­tion des mots par l’usure rendait leur emploi de plus en plus difficile à qui­conque s’efforce d’être clair. Observation tout à fait judicieuse. Mais il convient d’ajouter que cette dévaluation du vocabulaire ne gêne guère les hommes politiques, car, pratiquant volontiers le double sens et le double jeu, ils sont servis, plutôt que contrariés, par l’imprécision des termes et la confusion des idées.

Nous allons passer en revue quelques-uns des mots usuels apparte­nant au langage politique, et les commenter selon notre optique propre, liée à la famille de pensée que nous avons choisie. Nos commentaires, cela va sans dire, nous sont personnels et n’engagent que leur auteur, encore que, vraisemblablement, ils puissent être partagés pour beaucoup.

1. - LE MOT « RÉPUBLIQUE »

Quand la Ire République française fut proclamée en septembre 1792, l’antinomie du mot « république » avec le mot « monarchie » était absolue. Les complots royalistes sous le Directoire ne firent que forti­fier la différence. Mais, dès le Con­sulat, le profil de l’autocratie repa­raissait et « brisait le masque étroit » du premier personnage de l’État. Une fiction maintint pourtant le mot « république » jusqu’à la fin de 1805, alors que Napoléon était déjà empe­reur depuis plus d’un an. (De même, sous Vichy, alors que le mot « État » avait remplacé partout le mot « République », l’organe de l’accusa­tion dans les tribunaux resta repré­senté par un procureur de la Répu­blique, et non par un « procureur de l’État ».)

Les anarchistes de la période acti­viste, à la fin du XIXe siècle, ne fai­saient pas, semble-t-il, la distinction entre les monarchies et les républi­ques dans leur lutte violente contre l’oppression des classes qui possé­daient la richesse et le pouvoir. Ils s’attaquaient aux présidents aussi bien qu’aux rois, en même temps qu’ils dénonçaient l’exploitation de l’homme par l’homme en régime républicain comme en régime monarchique.

On pourrait en déduire que les anarchistes n’avaient aucune préfé­rence entre les deux, s’accommodant de l’un aussi mal que de l’autre, et transposer cela dans le temps présent. La réalité est nettement plus complexe. A priori, l’anarchiste, le libertaire, ou tout simplement l’homme libre, est spontanément républicain. Si, demain, une révolu­tion, ou une heureuse évolution des choses, faisait éclore un régime con­forme aux principes sociaux énon­cés par Pierre Kropotkine et par Sébastien Faure, il est évident que ce régime serait une république, et non une monarchie. D’instinct, un anarchiste, ou un anarcho-syndicaliste, est donc en soi un républicain. Certains compromis survenus au cours de la guerre civile espagnole entre l’État républicain et les organisations anarchistes ou anarchisantes eussent été inimaginables entre celles-ci et un gouver­nement monarchiste.

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Cela dit, l’esprit critique dont se flatte tout penseur indépendant exclut l’aveuglement républicain inconditionnel qui était celui des Jacobins de la grande époque révo­lutionnaire. La Russie bolchevique et stalinienne, l’Allemagne de Hitler (malgré sa qualification impériale de IIIe Reich), la Hongrie de Horthy (bien que dénommée « régence »), étaient des républiques ; le Chili de Pinochet en est une également. Ces républiques, à coup sûr, sont beaucoup plus antipathiques que certaines monarchies libérales de Scandi­navie où le roi prend l’autobus pour se rendre à son bureau. Entre la « république » de Venise, que gou­vernaient les doges et la « république et canton » de Genève (telle est la dénomination officielle), il y a autant d’oppositions que de similitudes. Et la Constitution de la Ve République française fait de celle-ci une monarchie élective non héréditaire : syncrétisme qui équivaut à une sorte d’hybridation !

Un monarque comme l’empereur du Brésil Pedro II, qui, majeur en 1840, régna jusqu’en 1889, est un personnage aussi attachant qu’ont été odieux, au contraire, des despotes républicains comme Rosas en Argentine et Lopez au Paraguay. L’empereur Pedro II était ouvert à toutes les idées nouvelles ; il abolit l’esclavage et combattit tous les dictateurs sud-américains, aidant leurs peuples à s’en libérer ; philosophe, il favorisa l’essor des doctrines positi­vistes et subit l’influence de la franc-maçonnerie, mais alla aussi jusqu’à s’intéresser aux conceptions anar­chistes, lisant Bakounine, autorisant l’installation au Brésil de la « Ceci­lia », colonie agricole libertaire fon­dée par des émigrés italiens, qui, malheureusement, en vinrent à s’entre-déchirer ; cette colonie fut dissoute quand Pedro fut déposé par un coup d’État. Car il finit par être détrôné et chassé par la coalition des latifundiaires, des esclavagistes, des militaires et des curés. Entre la figure de ce souverain et celle de certains chefs républicains, le cœur des hom­mes épris de liberté n’a pas une seconde d’hésitation.

Mais, naturellement, de tels exemples ne suffisent pas à réconci­lier un libertaire avec le pouvoir monarchique. Il n’est que de voir avec quelle facilité, au Centrafrique, une république a pu devenir un empire, puis cet empire se reconvertir en république, sur fond d’anthro­pophagie et de munificence chrysé­léphantine et diamantaire, pour demeurer éminemment sceptique sur la qualification des régimes et sur l’usage du mot « république ». Comme les monarchies, les républi­ques diffèrent entre elles ; elles peu­vent, les unes et les autres, être absolues ou libérales, dictatoriales ou parlementaires. Plus une républi­que est présidentielle, plus elle s’apparente à une monarchie, à ceci près qu’il n’y a pas de continuité dynastique ; plus une monarchie est parlementaire, plus elle se rapproche d’une république, excepté qu’il existe une famille régnante. Il y a des républiques où le chef de l’État est tout-puissant, et des royaumes où le monarque n’est qu’une potiche.

Voilà quels sont les éléments de nébulosité qui entourent ce mot « république » prononcé avec tant de respect et d’émotion dans les occasions solennelles adornées de joutes oratoires. Derrière ce mot, comme derrière tous les grands mots, éclate et se dresse la réalité humaine et sociale, avec ses vraies luttes et ses vrais problèmes, qui ne se résolvent pas toujours avec des mots.