1. - LE MOT « RÉPUBLIQUE »
Quand la Ire République française fut proclamée en septembre 1792, l’antinomie du mot « république » avec le mot « monarchie » était absolue. Les complots royalistes sous le Directoire ne firent que fortifier la différence. Mais, dès le Consulat, le profil de l’autocratie reparaissait et « brisait le masque étroit » du premier personnage de l’État. Une fiction maintint pourtant le mot « république » jusqu’à la fin de 1805, alors que Napoléon était déjà empereur depuis plus d’un an. (De même, sous Vichy, alors que le mot « État » avait remplacé partout le mot « République », l’organe de l’accusation dans les tribunaux resta représenté par un procureur de la République, et non par un « procureur de l’État ».)
Les anarchistes de la période activiste, à la fin du XIXe siècle, ne faisaient pas, semble-t-il, la distinction entre les monarchies et les républiques dans leur lutte violente contre l’oppression des classes qui possédaient la richesse et le pouvoir. Ils s’attaquaient aux présidents aussi bien qu’aux rois, en même temps qu’ils dénonçaient l’exploitation de l’homme par l’homme en régime républicain comme en régime monarchique.
On pourrait en déduire que les anarchistes n’avaient aucune préférence entre les deux, s’accommodant de l’un aussi mal que de l’autre, et transposer cela dans le temps présent. La réalité est nettement plus complexe. A priori, l’anarchiste, le libertaire, ou tout simplement l’homme libre, est spontanément républicain. Si, demain, une révolution, ou une heureuse évolution des choses, faisait éclore un régime conforme aux principes sociaux énoncés par Pierre Kropotkine et par Sébastien Faure, il est évident que ce régime serait une république, et non une monarchie. D’instinct, un anarchiste, ou un anarcho-syndicaliste, est donc en soi un républicain. Certains compromis survenus au cours de la guerre civile espagnole entre l’État républicain et les organisations anarchistes ou anarchisantes eussent été inimaginables entre celles-ci et un gouvernement monarchiste.
Cela dit, l’esprit critique dont se flatte tout penseur indépendant exclut l’aveuglement républicain inconditionnel qui était celui des Jacobins de la grande époque révolutionnaire. La Russie bolchevique et stalinienne, l’Allemagne de Hitler (malgré sa qualification impériale de IIIe Reich), la Hongrie de Horthy (bien que dénommée « régence »), étaient des républiques ; le Chili de Pinochet en est une également. Ces républiques, à coup sûr, sont beaucoup plus antipathiques que certaines monarchies libérales de Scandinavie où le roi prend l’autobus pour se rendre à son bureau. Entre la « république » de Venise, que gouvernaient les doges et la « république et canton » de Genève (telle est la dénomination officielle), il y a autant d’oppositions que de similitudes. Et la Constitution de la Ve République française fait de celle-ci une monarchie élective non héréditaire : syncrétisme qui équivaut à une sorte d’hybridation !
Un monarque comme l’empereur du Brésil Pedro II, qui, majeur en 1840, régna jusqu’en 1889, est un personnage aussi attachant qu’ont été odieux, au contraire, des despotes républicains comme Rosas en Argentine et Lopez au Paraguay. L’empereur Pedro II était ouvert à toutes les idées nouvelles ; il abolit l’esclavage et combattit tous les dictateurs sud-américains, aidant leurs peuples à s’en libérer ; philosophe, il favorisa l’essor des doctrines positivistes et subit l’influence de la franc-maçonnerie, mais alla aussi jusqu’à s’intéresser aux conceptions anarchistes, lisant Bakounine, autorisant l’installation au Brésil de la « Cecilia », colonie agricole libertaire fondée par des émigrés italiens, qui, malheureusement, en vinrent à s’entre-déchirer ; cette colonie fut dissoute quand Pedro fut déposé par un coup d’État. Car il finit par être détrôné et chassé par la coalition des latifundiaires, des esclavagistes, des militaires et des curés. Entre la figure de ce souverain et celle de certains chefs républicains, le cœur des hommes épris de liberté n’a pas une seconde d’hésitation.
Mais, naturellement, de tels exemples ne suffisent pas à réconcilier un libertaire avec le pouvoir monarchique. Il n’est que de voir avec quelle facilité, au Centrafrique, une république a pu devenir un empire, puis cet empire se reconvertir en république, sur fond d’anthropophagie et de munificence chryséléphantine et diamantaire, pour demeurer éminemment sceptique sur la qualification des régimes et sur l’usage du mot « république ». Comme les monarchies, les républiques diffèrent entre elles ; elles peuvent, les unes et les autres, être absolues ou libérales, dictatoriales ou parlementaires. Plus une république est présidentielle, plus elle s’apparente à une monarchie, à ceci près qu’il n’y a pas de continuité dynastique ; plus une monarchie est parlementaire, plus elle se rapproche d’une république, excepté qu’il existe une famille régnante. Il y a des républiques où le chef de l’État est tout-puissant, et des royaumes où le monarque n’est qu’une potiche.
Voilà quels sont les éléments de nébulosité qui entourent ce mot « république » prononcé avec tant de respect et d’émotion dans les occasions solennelles adornées de joutes oratoires. Derrière ce mot, comme derrière tous les grands mots, éclate et se dresse la réalité humaine et sociale, avec ses vraies luttes et ses vrais problèmes, qui ne se résolvent pas toujours avec des mots.