II. - LE MOT « DÉMOCRATE »
Qu’est-ce que la démocratie ? Étymologiquement, c’est le gouvernement du peuple : de dêmos, peuple, et kratos, puissance. Il faut entendre par là que le peuple se gouverne lui-même, et n’est pas gouverné par une catégorie de gens extérieurs à lui. Au mot « peuple », certains ajoutent le mot « travailleur », afin de signifier que seule la partie du peuple qui vit ou a vécu grâce à son travail est habilitée à collaborer au gouvernement.
La justification de la démocratie est éclatante : y a-t-il rien de plus raisonnable que le gouvernement du peuple par le peuple, ni de plus inique que de lui donner des maîtres qui décident à sa place ? Tel est l’avis le plus répandu.
Toutefois, l’application de la doctrine suscite de notables perplexités. Tout le monde ne peut pas gouverner tout le monde parce que tout le monde n’est pas du même avis. Il est donc admis généralement - mais non unanimement - que, dans les cas de pluralisme et de divergence des opinions, la majorité l’emporte sur la minorité. Nul n’ignore que c’est là un expédient arbitraire, gros d’erreur et d’injustice, mais, en présence de l’incertitude, la faillibilité humaine s’y est résignée, si bien que la loi des majorités est devenue, en principe, la loi de la démocratie.
En principe seulement, car, en fait, les minorités décident toujours. Dans les pays capitalistes, les groupes de pression jouissent d’un pouvoir qu’il serait abusif de qualifier de démocratique. La politique libérale accorde un véritable privilège aux membres de partis politiques qui ne rassemblent qu’un pourcentage infime des citoyens. Dans les pays communistes, le parti, réputé élite éclairée du prolétariat et du peuple, n’en réunit qu’une faible fraction ; ses membres ont été endoctrinés dès leur jeunesse ; les uns manifestent une conviction semblable à la foi des Eglises, les autres affectent un attachement enthousiaste au régime pour améliorer leur situation et favoriser leur avancement. Il s’ensuit que, dans les nations dites « de démocratie populaire », une toute petite partie du peuple gouverne (ou croit gouverner) tout le peuple. D’ailleurs, à l’intérieur même de cette fraction, un appareil de quelques hommes en gouverne la totalité, et parfois un homme seul s’est emparé d’un pouvoir suffisant pour commander à tout l’appareil, d’où il résulte que des pays soumis à la dictature d’un chef unique ont droit malgré tout à la dénomination de « démocraties », alors que le peuple, loin de gouverner, y est tout juste appelé à obéir ! Ainsi, M. Enver Hodja en Albanie, M. Ceausescu en Roumanie, M. Kim II Sung en Corée du Nord, gouvernent autocratiquement des « démocraties populaires », tout comme Napoléon, du 18 mai 1804 au 31 décembre 1805, fut l’empereur d’une république !
Les adversaires de la démocratie légitiment leur hostilité en disant qu’elle ne peut exister, et qu’on doit dissuader le peuple de perdre son temps et ses forces à poursuivre une chimère. Ils donnent l’histoire en exemple : elle enseigne que ce sont toujours des minorités qui ont gouverné, la plupart du temps des représentants des classes possédantes, favorisées, instruites. Ils allèguent que, au lendemain des révolutions qui renversèrent les rôles et les valeurs, des minorités sociales se sont reconstituées et ont repris les rênes du pouvoir. A cela les anarchistes ont répondu par les propositions du socialisme libertaire, dont Le monde nouveau, de Pierre Besnard, expose les principes et les structures ; organisation sociale où les contradictions, et les oppositions, librement débattues par des communautés fédérées, devraient être résolues et aplanies au mieux de l’intérêt de tous. Néanmoins, il serait naïf de croire qu’il existe un moyen de satisfaire tout le monde en faisant participer également chaque citoyen à la gestion démocratique de la collectivité : c’est là un idéal qui sera toujours imparfaitement réalisé ; aussi chacun doit-il cultiver l’anarchisme non seulement comme une perspective de société offrant le maximum d’autonomie à la personnalité, mais encore et surtout comme une attitude et une force individuelles devant les problèmes de la vie et le comportement du prochain.
Il y aura toujours des gens qui se désintéresseront des questions gestionnaires et sociales et en abandonneront à d’autres la responsabilité - et, qui plus est, à d’autres qui ne demanderont pas mieux que de s’en charger. Tout le monde ne se passionne pas pour la philatélie ; pareillement, tout le monde n’est pas sensibilisé aux problèmes politiques, tout le monde n’a pas le goût de les étudier ni le talent de les résoudre. Les indifférents, ça existe ; ceux-là délèguent d’instinct leur pouvoir.
L’un des paradoxes de la démocratie est donc celui-ci : la loi des majorités est sa loi, mais ce sont les minorités qui l’animent et la gouvernent. Il faut s’en affliger parfois mais pas toujours. Les minorités sont souvent plus clairvoyantes et plus raisonnables que le grand nombre. C’est une minorité qui a supprimé l’esclavage en Amérique et dans le monde, contre le consensus oppressif et grégaire des multitudes. La peine de mort est abolie en France par une majorité électorale qui, sur ce point particulier, est, d’après les sondages, minoritaire dans le pays. Aux États-Unis, les droits civiques ont été accordés aux Noirs par une minorité politique. Il arrive que l’opinion publique soit plus réactionnaire et plus obscurantiste que l’autorité.
Un des avatars sémantiques du mot« démocratie » est d’être, aux yeux de beaucoup de gens, synonyme de « liberté ». On dit d’une nation que c’est une démocratie quand la loi y assure la liberté de déplacement, de pensée, d’expression, de réunion et de parole, même si la plupart des journaux n’y sont ouverts qu’aux opinions conformistes, orthodoxes des bienpensants, et même si la majeure partie des décisions qu’y prend le pouvoir vont à l’encontre du désir général. On dit d’un homme : « C’est un parfait démocrate », quand il respecte l’opinion et les croyances d’autrui avec une grande largeur de vues, quand il se montre tolérant envers ceux qui pensent autrement que lui, quand il combat les tentatives liberticides, les idées totalitaires, les fanatismes politiques ou cléricaux. Or, ces définitions se trouvent contrariées par l’appellation de « démocraties populaires » qui a été attribuée à des régimes où la presse est censurée, l’imprimerie et les médias confisqués au profit du parti unique, les rassemblements soumis à son autorisation, les voyages intérieurs assujettis à un passeport, et toute critique du régime justiciable de graves châtiments.
Rappelons que la démocratie grecque, mère de toutes celles que le monde a connues, régnait inexorablement sur des milliers d’esclaves, et l’on comprendra peut-être pour quelle raison, à force de signifier n’importe quoi, le mot « démocratie » et les mots « démocrate » et « démocratique » risquent un beau jour de ne plus rien signifier du tout. Il suffit pour s’en convaincre de considérer ce qui sépare le sens que Giscard d’Estaing entendait donner au titre de son livre Démocratie française du sens que les dirigeants de l’Allemagne de l’Est donnent au nom officiel de leur pays : « République démocratique allemande ». Le monde est aujourd’hui parsemé de démocraties qui sont le contraire des unes des autres. Le mot est accommodé à des sauces si opposées que, pour parler et pour écrire clairement, on est conduit à l’abandonner.