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Les mots et des choses : Le mot « fascisme »

samedi 23 septembre 2023, par Pierre-Valentin Berthier (CC by-nc-sa)

Les mots s’usent, les mots changent, les mots nous trahissent parce que nous les trahissons. On a passé ici en revue les mots « république », « démocrate », « libertaire », « socialisme », « anarchie » (et ses dérivés), « racisme ». On poursuit ci-dessous par un nouvel échantillon l’examen de cette galerie des mots.

VII. - LE MOT « FASCISME »

Le mot « fascisme » est fréquemment employé à tort et à travers parce qu’on a perdu de vue ce qu’est le fascisme.

Le fascisme implique l’existence d’un parti unique qui exerce une dictature absolue et sur lequel un homme — ou, éventuellement, un directoire assume une autorité sans partage, subie sans discussion. Les modèles du genre furent le parti fasciste italien, ayant Mussolini pour « duce », et le parti national-socialiste allemand, avec Hitler pour « Führer ». L’imitation la plus fidèle, quoique pas tout à fait exacte, en fut le régime espagnol né de la guerre civile, avec Franco pour « caudillo » et la Phalange pour caricature de parti unique.

La définition du fascisme qui vient d’être donnée ci-dessus s’applique par plus d’un point au communisme marxiste dans les pays qu’il a submergés : le parti unique est le parti communiste, baptisé le cas échéant « parti ouvrier » ou de quelque autre nom (parfois, pour donner l’illusion démocratique du pluralisme, le pouvoir tolère à son côté quelques partis fantoches et béni-oui-oui qui ne sont que des ombres et des perroquets) ; sur ce parti se profile un homme tout-puissant : Staline, Enver Hodja, Tito, Ceausescu, Dimitrov, Mao Tse-toung, Kim Il Sung, Castro (parfois, la direction peut être plus ou moins collégiale, surtout au lendemain de la mort d’un leader charismatique). A cause de cela, le communisme à la russe est volontiers traité de « fascisme rouge ». C’est d’ailleurs la réussite étatique du système mis en place par Lénine et affermi plus tard par Staline qui a inspiré Mussolini et Hitler, puissants imitateurs. La principale différence est que Lénine et son parti liquidèrent le capitalisme privé et les classes dirigeantes, puisèrent dans le prolétariat leurs éléments actifs et constituèrent avec ceux-ci une classe bureaucratique et technocratique devenue le soutien du régime tandis que Mussolini et Hitler, épaulés par le capital international, firent liquider les organisations ouvrières par un parti fortement imprégné d’éléments des classes moyennes, beaucoup plus fortes et plus nombreuses que dans la Russie seigneuriale. D’autre part, les communistes instauraient l’athéisme irréligion d’État, alors que Mussolini signait un concordat avec le pape et que Hitler affectait de ressusciter le paganisme nordique, extrait d’un Walhalla mythique quelque peu miteux et mité.

Les fascismes sont tous dictatoriaux, mais toutes les dictatures ne sont pas fascistes. L’odieux régime de Salazar ne répondait qu’à demi à la définition. La dictature du régent Horthy, en Hongrie, fut cataloguée « fasciste », mais à tort : c’était une dictature traditionnelle, comme le sont celles qui règnent, issues de
coups d’État militaires, dans divers pays d’Amérique du Sud (en revanche, Horthy fut destitué par les fascistes magyars des Croix-Fléchées, simple excroissance de l’hitlérisme). La dictature n’est pas un fait nouveau ; c’est même un fait immémorial ; en revanche, le fascisme est un moyen de gouverner qui date d’une époque récente, un truc jusque-là inédit pour asservir le peuple, le tenir en laisse et l’empêcher de broncher.

On dira que, dictature civile ou militaire, ou bien dictature fasciste, qu’est-ce que ça fait ? Le mot, ajoutera-t-on, n’y change rien, ce sont toujours des régimes détestables, qu’il faut combattre sans merci. Soit. Que, dans la jungle, je rencontre un tigre ou un lion, le danger pour moi est le même. Pourtant, un lion n’est pas un tigre, et un tigre n’est pas un lion. Un homme avisé se comportera différemment en présence de l’un ou de l’autre, car les deux animaux ne se chassent pas de la même manière, et l’on a plus de chances de l’emporter si l’on connaît son ennemi. Que toutes ces dictatures se valent, c’est une opinion admissible. Personnellement, et ceci n’engage que moi, j’estime néanmoins que la dictature fasciste (y compris celle du fascisme rouge) est la pire. C’est la pire parce qu’elle se donne une assise populaire qui lui assure en profondeur une pénétration, une complicité, une omniprésence, en fonction de quoi votre voisin vous épie, votre ami vous dénonce, votre conjoint même vous devient suspect s’il a la carte du parti. Voilà pourquoi, sans complaisance pour aucune dictature, non plus qu’envers aucun pouvoir, j’estime que la dictature fasciste, celle du parti unique, est la pire de toutes, la plus corruptrice, la plus pernicieuse ; et celle qui conduit le plus fatalement à la guerre.

Il faut donc réserver les mots « fascisme » et « fascistes » au fascisme et aux fascistes. Dans un de ses romans, Victor Margueritte avait mis un royaliste en scène, et, pour éviter la répétition, avait écrit : « le fasciste ». Il reçut des protestations de royalistes qui refusaient cette appellation. Il est vrai qu’il y a des partisans de la monarchie qui ne veulent pas du tout du fascisme, qui préconisent une Constitution libérale, etc., etc. Cela, bien sûr, ne suffit pas à nous rallier à leur mouvement : nous sommes d’une autre école, et inspirés par une autre sympathie. Mais cela suffit pour que nous ne les dénommions pas « fascistes », puisqu’ils ne le sont pas. Ce que nous aimerions, en revanche, ce serait qu’ils précisent qu’ils sont antifascistes, car cela irait mieux en le disant. M. Soustelle aussi, au moment de son aventure pour l’Algérie française, fut traité de fasciste. L’est-il vraiment ? Je n’en suis pas convaincu. Mais il aurait bien fait de s’en justifier pleinement. Après tout, peut-être n’espérait-il que de devenir aux côtés du général Jouhaud, ce que Malraux était devenu aux côtés du général de Gaulle, si le coup de l’O.A.S. avait réussi !