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Les Coupables - Chapitre II

jeudi 24 août 2023, par André Arru (CC by-nc-sa)

Les Forbans d’industrie

Ou un peu d’histoire économique

C’est vers le milieu du XIXe siècle que l’industrie, s’aidant de la finance, prit un essor particulier et se mit à exploiter, avec conviction, âpreté et continuité, tout ce qui pouvait donner matière à bénéfice. On nomma ces exploiteurs féroces : capitaines d’industrie.

Le succès aidant, les capitaines d’industrie comprirent vite l’intérêt qu’ils auraient à s’associer ; par ce moyen ils augmentaient leur champ d’action, ils devenaient une force vitale régionale, nationale, et qui sait, disaient-ils, la chance aidant, peut-être mondiale. Ils pouvaient espérer imposer leur volonté aux États. C’étaient les nouveaux seigneurs.

Par la suite, pour augmenter leur puissance, ils raflèrent l’argent des petits possédants et se cachèrent sous l’anonymat.

Déjà ils commandaient dans les cadres de leurs nations respectives. Ce n’était pas suffisant. Par d’habiles manœuvres, ils firent associer des sociétés hier concurrentes, sans tenir compte des frontières. Ce genre d’association prit le nom de Trust. Ils permettaient d’accaparer un ou plusieurs produits sur une échelle internationale, d’en priver ou d’en inonder le marché, d’imposer aux gouvernements (de quelques couleurs qu’ils soient) leur volonté : par la menace du lock-out, par des coups de Bourse, etc.

C’est ainsi que les industries les plus importantes : mines, pétroles, potasses, métallurgie, produits chimiques, transports, etc., se transformèrent en trusts. Nombre de petits industriels durent céder leurs affaires purement et simplement ; d’autres s’intégrèrent dans les nouveaux cadres, d’autres encore, les irréductibles, succombèrent peu à peu.

Les banques, moyens de transactions, coffres dans lesquels la main de l’État puise sans arrêt, passèrent à la merci des trusts puisque c’étaient eux qui les alimentaient. En apparence elles conservèrent leur autonomie, mais en fait, vivant des trusts elles obéissaient aux trusts.

Tout allait donc très bien du côté de l’exploitation industrielle : la finance et l’industrie, bien liées, bien soudées, avaient conquis sans grande lutte la direction économique du monde civilisé.

Mais à toute rose il y a des épines. Les capitaines d’industrie, dans l’orgueil de leur puissance, dans la sûreté de leur force, opprimaient sans la moindre humanité, avec un sordide et féroce égoïsme, les peuples sous leurs coupes. Il advint :

1° que le prolétariat, ne voulant pas se laisser compresser au gré des nouveaux maîtres, s’organisa et se rebella ;

2° que l’intérêt des gouvernants ne s’identifia pas toujours avec celui des trusts ;

3° qu’enfin l’idée d’exploitation des territoires vierges d’industries avait germé. La ruée fut désordonnée. Les trusts s’y trouvèrent en concurrence et, bientôt, en lutte.

De là, les campagnes de presse contradictoires, les financements des révoltes par les trusts ennemis, les achats des consciences surtout dans le monde politique, dans l’armée et chez les hauts fonctionnaires ; de là, coups de Bourses, agiotages, faillites, Krachs, crises, etc. ; de là, enfin, les guerres modernes. C’était la guerre des trusts qui commençait... Elle dure encore !...

Le prolétariat mondial, lui, n’y comprenait pas grand’chose. La presse, qui constituait le grand moyen de diffusion était toute dans les mains des Trusts. Chacun d’eux avait ses hommes dans les gouvernements et était à l’affût pour acheter par tous les moyens, ceux qui prenaient de l’importance. Par d’infâmes campagnes, on éliminait les hommes qui ne voulaient pas se plier : on les étouffait, on les salissait ou encore, avec la complicité des hommes d’État et des Magistrats, on les faisait tomber sous le coup de la loi. Par contre, ceux qui courbaient la tête, recevaient la pâtée, les honneurs. Dans les nations à système électif, on faisait campagne pour ces plats valets ; les autres, laissés à leurs propres moyens, étaient inconnus du peuple qui envoyait au pouvoir ceux qui lui étaient présentés et s’étonnaient de voir ces derniers changer brusquement de veste. Et lorsque, pour une raison ou pour une autre, quelques gouvernants avaient tendance à résister sur une question, le lock-out, des machinations de Bourse, des campagnes de presse, permettaient de s’en débarrasser. Souvent, on y ajoutait les maîtres chanteurs. On ne dédaignait pas un mélange savant de vérités et de calomnies.

C’est avec ces méthodes et avec ces complicités que les trusts « civilisèrent » toutes les régions neuves, non exploitées et riches en toutes sortes de matériaux : minéral, végétal, animal, y compris humain.

C’est à cette époque (indéfinissable exactement) que commencent les plus graves méfaits de ces quelques magnats de la finance et de l’industrie qui mènent le monde. En Afrique, aux Amériques, en Orient, loin des témoins gênants, on exploita, sans gêne et avec profit. On tailla autant dans la chair humaine que dans l’arbre à caoutchouc.

Nous ne pouvons retracer tous les crimes, toute la barbarie, tous les vols, viols, rapts, pillages, tortures, assassinats, massacres perpétrés par cette soi-disant « pénétration civilisatrice » : il existe pour ceux qui veulent se documenter toute un littérature bourrée de noms, de dates et de faits [1].

Le résultat de ces exploits fut merveilleux pour les trusts. Tout était bénéfice. Dans les métropoles, il fallait fabriquer pour la conquête ; puis pour l’équipement des territoires conquis. Les banques prêtaient à intérêt à l’État, qui payait les troupes, les fonctionnaires, l’entretien des armées, etc. Dans les territoires conquis les trusts se faisaient concéder par l’État les terres appartenant à l’indigène puis revendaient au prix fort à l’État ces même terrains pour y cantonner les troupes, y tracer les villes, etc., etc. Ils fondaient de nouvelles filiales, se faisaient subventionner et alléger d’impôts, volaient à l’indigène ses produits et le courbaient sous un esclavage inhumain. Des banques « coloniales », succursales des banques métropolitaines prêteuses, émettaient des emprunts au compte de l’État et moyennant pourcentage... Tant et si bien que « capitaine d’industrie » devint un titre dérisoire. Les « capitaines » étaient de sacrés « forbans ».

Les guerres coloniales ayant démontré aux forbans d’industrie que les conflits rapportaient et qu’on avait gouvernants et peuples en mains, le chemin était pris : en partie à cause des intérêts qui opposaient les forbans les uns aux autres, en partie par le jeu des circonstances et des hommes, l’humanité se trouva engagée dans des guerres qui, aujourd’hui, menacent son existence entière.

Toujours par les moyens que nous connaissons : campagnes de presse, coups de Bourse, achat des consciences, exploitation de la crédulité et de la naïveté publiques, direction politique des nations par la mise en place d’hommes à eux dans les gouvernements, les trusts font armer, surarmer les nations voisines.

Composés et liés internationalement, ils fournissent leurs produits à toutes les nations, sans souci du drapeau qu’elles arborent.

Pour augmenter les commandes, des campagnes chauvines sont faites, des incidents sont créés et, de fil en aiguille, d’étincelle en étincelle, le feu prend une ampleur extraordinaire.

On eut d’abord, dans l’ère des grandes guerres capitalistes, celle de 1870-1871, qui donna aux trusts austro-allemands, légèrement appuyés par les trusts anglais, une supériorité incontestable dans les affaires d’Europe, d’Afrique, d’Asie, désorganisant les jeunes trusts français.

La guerre russo-japonaise permit aux trusts européens et américains une mainmise sur le Japon et la Russie et leur donna les mains libres en Chine.

Entretemps, on se faisait la main dans les Balkans et on continuait le petit jeu colonial qui ne rapportait plus suffisamment mais qui servait d’appoint. Les intérêts des trusts s’étendaient de plus en plus. Les territoires sur lesquels ils pratiquaient leurs mauvais coups étant limités, ce fut bientôt la concurrence de trusts à trusts ou, plutôt, la lutte blocs contre blocs.

La guerre représentant toujours un bénéfice immédiat pour tous les capitalistes participants (neutres, vainqueurs et même dans une certaine mesure, vaincus) et l’expansion pour les blocs vainqueurs ou neutres, c’est-à-dire de nouveaux bénéfices, on arriva gentiment à la conception d’une guerre d’États contre États ou plutôt d’un groupe industriel financier (anglo-français, soutenu par le neutre U.S.A.), qui défendait ses positions acquises dans le monde et cherchait à augmenter son influence, particulièrement du côté russe et balkanique, contre un autre (austro-allemand), qui voulait con¬server son influence dans les Balkans, manger le gâteau russe et pénétrer, par cette porte, en Orient.

Les timides coups de tête du prolétariat, ses revendications étêtées par les vendus de la politique, finirent par décider les hésitants. De là, naquit la guerre mondiale de 1914-1918.

Les bénéfices furent considérables. Malgré cela la guerre ne donna pas tous les résultats escomptés. Le bloc financier vaincu fut trop défait, le vainqueur alourdi de sa victoire.

Le bloc austro-allemand, vaincu financièrement, se trouva totalement désorganisé, tant et si bien qu’il fut dans l’obligation de demander grâce et secours à son adversaire, qui s’empressa de lui porter aide moyennant garanties qui aggravèrent sa défaite.

Le bloc vainqueur chancelait sous le poids de sa victoire incomplète : 1° parce que le gâteau russe échappait à tout le monde et, malgré plusieurs tentatives, ne se décidait pas à se laisser manger ; 2° parce que le neutre devenu allié (USA) s’adjugeait une part trop grosse d’influence dans tout le domaine du bloc anglo-français ; 3° parce qu’enfin il fallut tour à tour mater les peuples : allemand, hongrois, italien, autrichien. Cela ne rapporte pas, au contraire : de tous temps, le capitalisme y a laissé des plumes.

Pour cette dernière raison les trusts furent obligés de compter davantage avec les éléments politiques. Devant les difficultés sociales, les blocs vaincus et vainqueurs s’allièrent de nouveau et créèrent des « conditions politiques nouvelles ». En attendant, les ouvriers se battaient entre eux. Cependant, au milieu de toute cette agitation, une lueur d’espoir naquit chez le prolétariat mondial : « la Révolution espagnole ».

Dangereuse pour le monde capitaliste, dangereuse pour le monde politique, parce qu’issue d’un mouvement populaire absolument sain et indépendant, ce mouvement mit vite d’accord financiers, industriels et politiciens : il fallait l’assassiner et, pour éteindre définitivement sa traînée lumineuse, fixer l’attention publique sur une nouvelle guerre mondiale.

Bientôt, les blocs financiers ennemis de 1914 – les mêmes exactement – se trouvèrent de nouveau en présence : l’un (austro-allemand), fidèle à la forme politique qui l’a sauvé, qui l’a fait vivre ; l’autre (anglo-français), divisé, car une partie de la finance française, lassée d’être à la remorque de la politique de la City, cherchait une alliance financière continentale où elle serait plus libre ; enfin le neutre (USA) restait dans l’expectative, attendant les événements pour prendre des décisions suivant ses intérêts.

A cela, il faut ajouter un élément politique nouveau, paraissant détaché de toute influence financière et industrielle privée : le gouvernement russe qui, jusqu’à cette date, avait paru se mettre à l’écart de tout conflit mondial, mais qui paraissait prêt à vouloir jouer son jeu dans le nouveau cataclysme. Effectivement les gouvernants russes flirteront avec les blocs en opposition et aideront dans une large part au déclenchement de la guerre.

Les jeux sont faits. L’aventure apparaît bougrement dangereuse pour tout le monde, mais « disparaître pour disparaître », disent nos forbans d’industrie, tentons notre chance.

1938 : Ballon d’essai. On étudie les réactions populaires.

1939 : La Guerre. Le capitalisme se sauvera ou mourra. L’humanité sera ce qu’elle voudra bien devenir.

De cet exposé rapide, nous dégageons le jugement suivant :

Coupable, d’abord, le Système social dans son cercle vicieux (ses formes actuelles, politiques, économiques et sociales).

Ensuite, ceux dont nous venons de résumer l’histoire : les forbans d’industrie. Coupables ils sont d’imposer au monde leur volonté bassement égoïste, sanguinaire, crapuleuse et sadique. Coupables ils sont de ne pas avoir même l’excuse de la jouissance de leurs crimes. Coupables ils sont, ces quelques milliers d’individus, d’imposer à deux milliards d’autres hommes :

1° la misère, quand le monde entier pourrait connaître l’abondance ;

2° l’assassinat, quand le monde entier aime la paix ;

3° les ruines et la destruction, quand le monde entier veut construire.

Coupables, parce qu’ils pourraient devenir l’élite dans le mieux, et qu’ils sont l’élite dans le pire.

Nous crions ici ce que tout le monde chuchote ; nous disons bien tout le monde, même eux.

Nous ne faisons que répéter ce que des milliers de personnes de toutes les classes sociales, même de la leur, et de toutes les langues, ont dénoncé à maintes reprises, avec force détails, par la plume et par la parole.

Marchandages, tripotages, saletés, vilenies, rapacité, ladrerie, canailleries, vols, viols, assassinats, crimes en tout genre, misère, ruines, famines, épidémies, injustices, inconscience, insensibilité, folie, sont les seuls moyens que les Forbans d’industrie ont trouvé pour diriger le monde.

(A suivre...)

Voir en ligne : Archives André Arru


Les Coupables - Chapitre premier   Les Coupables - Chapitre III



[1Lire les rapports du député Vigné d’Octon après ses voyages en Tunisie ; Le Crime du Congo, de A. Conan Doyle ; Erreurs et brutalités coloniales de Victor Augagneur ; les brochures de Spielman sur les spoliations d’indigènes, etc.