Jamais mouvement d’une telle ampleur n’avait été préparé aussi systématiquement. On était alors bien loin de la foire du muguet, bien loin de cette fête du travail et de la concorde sociale
instaurée, en 1941, par le maréchal Pétain. En ce 1er mai 1906, la revendication des 8 heures était associée à ce formidable moyen de lutte qu’est la grève générale. Le mouvement ouvrier prenait alors conscience de sa force. Dans l’action et par l’action. Directe.
A l’aube du XXe siècle, deux grandes tendances du français viennent de s’unifier pour créer la Section Française de l’Internationale Ouvrière (SFIO). Les plus réformistes doivent se soumettre aux décisions prises au Congrès d’Amsterdam, décisions qui s’apparentent à une condamnation de la politique de collaboration de classes incarnée par Jaurès. L’alliance du radicalisme et du socialisme qui avait suivi l’Affaire Dreyfus n’est plus de saison. Et, en accédant au pouvoir, Clémenceau va ancrer sa majorité à droite.
Nous sommes surtout aux heures de gloire du syndicalisme révolutionnaire. Fondée au Congrès de Limoges, en 1895, la Confédération Générale du Travail n’est venue réellement au monde qu’à Montpellier, en 1902 : la Fédération des Bourses du Travail s’y est incorporée. Porteuse d’un syndicalisme de classe, la CGT connaît alors une rapide croissance ; influencée par de fortes personnalités anarchosyndicalistes, elle attend la révolution sociale de la grève générale. La revendication de, 8 heures va lui être l’occasion de mener un mouvement d’une ampleur exceptionnelle.
Du Père peinard à la Voix du peuple
En ce début de siècle, la durée du temps de travail est longue, très longue. Il a fallu attendre 1900 pour qu’une loi la limite à... 10 heures pour les femmes et les enfants, 12 heures pour les hommes. Et ce, en théorie !
Reprenant la tactique des ouvriers américains qui, en 1886, étaient parvenus à imposer les 8 heures, les syndicalistes français ambitionnent de faire du 1"’ mai une journée de lutte pour la réduction du temps de travail. Ils renouent, ce faisant, avec la tradition guesdiste des années 1890.
Plus que d’autres le « gniaff » du Père Peinard était bien conscient que les autorités politiques se foutaient
autant des 8 heures que bibi d’une croix d’honneur
. Emile Pouget n’en fut pas moins l’un des principaux artisans de ce mouvement. Dès 1897, il écrivait : Eh foutre, décrocher les 8 heures n’est pas si cotonneux qu’on voudrait nous le faire croire, ce n’est pas la mer à boire ! Seulement, le joint n’est pas de nommer des députés socialos et d’attendre, en suçant nos pouces, que ces bouffe-galette aient pondu une loi limitant la journée de travail à 8 heures. (...) Y a pas à torpiller, c’est un mauvais système que d’attendre que les alouettes nous tombent rôties du ciel gouvernemental ! Le jour où nous voudrons fermement les 8 heures, nous n’aurons qu’à nous entendre et à quitter l’atelier et les usines, une fois huit heures de travail accomplies. Ce jour-là, il n’y aura pas d’erreur. Ni patrons, ni gouvernements, n’ayant assez de puissance pour nous faire travailler cinq minutes de plus, il faudra bien que les charognards mettent les pouces.
Dans La Voix du Peuple qu’il fonde par la suite, l’excellent propagandiste qu’est Pouget poursuit inlassablement son œuvre. Sensible aux critiques de militants anarchistes qui ne croient pas à la possibilité d’une amélioration du sort de l’ensemble des travailleurs tant que durera le capitalisme, et non moins critique vis-à-vis du recours aux pouvoirs publics qu’implique le vote d’une loi, Pouget persiste. Et signe : La journée de 8 heures n’est pas un idéal. C’est une étape. Franchissons-là. II est nécessaire de ne jamais perdre de vue que le but de l’action ouvrière est l’émancipation intégrale ; mais il est aussi indispensable de ne pas se désintéresser du présent et de s’efforcer toujours d’améliorer nos conditions actuelles d’existence. Entre les réformes immédiatement réalisables, la journée de 8 heures est une des meilleures. Marchons à sa conquête ! N’attendons pas que les gouvernants nous l’octroient (...). Fixons-nous une date et proclamons qu’à partir du jour que nous aurons choisi, pour rien au monde, nous ne consentirons à faire plus de 8 heures.
(La Voix du Peuple, 1er mai 1901).
Une démarche volontariste
La Bourse du Travail de Paris s’orne d’une immense banderole rouge : A partir du 1er mai 1906, nous ne travaillerons que 8 heures par jour.
Ainsi en a décidé le Congrès confédéral de la CGT réuni en 1904 à Bourges. Comme le relèvera l’historienne Madeleine Reberioux, la formule est, bien sûr, chargée de sens multiples : souhait ou espérance pour les plus modérés, décision derrière laquelle se profile la grève générale pour Pouget ou Duberos, les premiers pères du 1er mai 1906, appel à la combativité pour le secrétaire général de la Confédération Criffuelhes.
L’objectif est concret, précis et unificateur. La centrale ouvrière de la rue du Château-d’Eau s’efforce, deux ans durant, de canaliser tout l’effort syndical vers cette revendication :Nous ne ferons plus que huit heures par jour
. La formule revient dans chaque numéro de l’hebdomadaire de la CGT, La Voix du Peuple. Des centaines de milliers d’affiches sont collées, 400 000 tracts distribués. Les correspondances sont tamponnées de ce mot d’ordre et des étiquettes, larges comme deux doigts, apposées sur les trains, les tramways, sur les vitrines des magasins et autres tables des cafés : il y en aura six millions de collées. Articles de presse, chanson des 8 heures sur l’air de l’« Internationale », tournées de conférences, brochures spéciales éditées jusqu’à 150 000 exemplaires... La Commission des 8 heures créée par le Congrès de Bourges met tout en œuvre pour faire vivre le mot d’ordre.
La veillée d’armes
Enthousiasmé par cet objectif, le mouvement ouvrier fait montre d’un dynamisme exceptionnel. Il n’y a qu’un pas du comité de grève au syndicat et la formidable vague de grèves qui marque la période voit les organisations ouvrières croître de façon remarquable. En deux ans, de 1904 à 1906, le nombre des Bourses du Travail passe de 110 à 135, presque toutes adhérentes à la CGT ; le nombre de syndicats confédérés passe, lui, de 1 792 à 2 339.
A l’approche du terme fixé à leur campagne, les ouvriers voient les socialistes unifiés mener parallèlement une action en faveur des 8 heures. l’ancien communard Edouard Vaillant, devenu député, dépose même sur le bureau de l’Assemblée une proposition de loi en 17 articles réduisant la journée de travail des adultes à 8 heures, celles des ouvriers et des ouvrières de 16 à 20 ans à 4 heures.
N’en déplaise aux réformistes, la campagne prend une allure de plus en plus radicale. les grèves se multiplient, particulièrement à la suite de la catastrophe de Courrières qui, le 10 mars, tue plus de 1 100 mineurs. Le nouveau ministre de l’Intérieur Georges Clémenceau, fait, contrairement à ses engagements, occuper le bassin minier par 20 000 hommes de troupe. A Paris même, nombre de vieux métiers sont en grève dès avril, la tension monte. Tout laisse penser que la classe ouvrière et la bourgeoisie mobilisent leurs forces en prévision d’une lutte qui s’annonce décisive.
Venu de la gauche, celui qui s’intitule lui-même le premier des flics
n’a pas caché que son parti était pris. Recevant une délégation de la CGT, Clémenceau a tenu des propos d’une clarté exemplaire : Vous êtes derrière une barricade, moi je suis devant. Votre moyen d’action c’est le désordre. Mon devoir, c’est de faire de l’ordre. Mon rôle est de contrarier vos efforts.
Et il va sans nul doute s’y employer.
La grande peur
La CGT est désormais considérée comme un adversaire redoutable par les tenants de l’ordre établi. La presse à sensation contribue à répandre la panique dans les beaux quartiers. A l’approche de l’échéance, des capitaux commencent à être transférés en Belgique. Bientôt, les magasins d’alimentation sont pris d’assaut, des stocks sont constitués. l’on voit même des écuries de superbes bâtisses loger désormais des vaches et des lapins. Certains bourgeois filent en province, d’autres à Londres, où les trains venant des côtes de la Manche ont été doublés par suite de l’affluence des fuyards. A Genève, des hôtels sont pleins de familles arrivées de Paris avec de nombreux bagages. Quant aux bourgeois restés sur place, ils se calfeutrent dans leurs demeures. L’on voit même des patrons fortifier leurs usines...
Un grand frisson secoue l’échine des notables et autres mondaines. Le ministre de l’Intérieur en profite pour multiplier perquisitions et arrestations. le 30 avril, un bonapartiste connu est arrêté en même temps que le secrétaire général et le trésorier de la CGT, Griffuelhes et Monatte. le « Tigre » manifeste un goût prononcé pour la machination policière et invente... un complot « antirépublicain » commun à l’extrême-droite et à l’extrême-gauche ! Du complot, il ne sera plus rapidement question : le dossier du procureur de Béthune, chargé de l’affaire, restera vide. Mais le gouvernement aura pu, un temps, assimiler à des ennemis de la République les ouvriers luttant pom leur émancipation.
Vivre, pas seulement survivre !
La Conférence des Fédérations avait, le 6 avril, invité les travailleurs à participer, le jour du 1" mai, à un chômage de solidarité qui [soit] une manifestation de la puissance d’action du prolétariat organisé
. Les organisations avaient le choix entre deux tactiques : Ou bien la cessation du travail la huitième heure accomplie, ou bien l’arrêt complet du travail, le 1er mai, jusqu’à satisfaction
.
Le jour tant attendu, Paris ressemble à une ville en état de siège. Quelques 50 000 soldats et gardes républicains tiennent le pavé, interdisant tout rassemblement, notamment autour de la place de la République, proche de la Bourse du Travail. Il y a bien des manifestations dans les rues avoisinantes, des affrontements, des centaines d’arrestations, des blessés. Pas, à proprement parler, de troubles graves. De violents incidents se produisent, en province, à Brest, Bordeaux, Nice. Sans commune mesure avec l’insurrection redoutée par les autorités.
Côté grève, le « chômage » traditionnel a été fortement accentué. Les terrassiers, puisatiers. maçons du Métro en construction s’octroient les 8 heures en cessant le travail au moment fixé. Les charpentiers, les ébénistes se mettent en grève, tandis que bijoutiers et ouvriers du Livre se lancent dans l’action. Au total, quelques 150 000 grévistes, auxquels s’ajoutent les 50 000 métallurgistes du département de la Seine.
On est loin de la grève générale, même si le mouvement se prolonge au lendemain du 1er mai, parfois très durement : 21 grèves ont une durée supérieure à cent jours. 438 000 grévistes sont dénombrés cette année-là, un record non battu jusqu’à la guerre. 64% d’entre eux relèvent des conflits touchant la réduction du temps de travail à l’occasion du 1er mai. La plupart de ces luttes se soldent pourtant par un échec. A peu près seuls, les typographes obtiennent alors la journée de 9 heures.
Une révolution manquée ?
Le mouvement du 1er mai 1906 a échoué en ce sens que la classe ouvrière a été dans l’incapacité d’imposer la journée de 8 heures (elle ne sera légalisée qu’en avril 1919). Les résultats obtenus sont pourtant loin d’être négligeables. Ils se traduisent tantôt par une augmentation de salaires, tantôt par une réduction sensible de la journée de travail. Et la bourgeoisie doit très rapidement concéder le vote de la loi du 13 juillet 1906, qui rend obligatoire le repos hebdomadaire.
Faut-il alors voir dans cette campagne d’action une révolution manquée ? Certes non. D’abord, parce que les résultats médiocres de la souscription spéciale, le refus de certaines fédérations (textile. par exemple), les objectifs plus « raisonnables » fixés par d’autres (le livre) attestent que l’organisation de cette échéance n’a mobilisé ni toute la classe ouvrière, ni même toute la CGT. Ensuite, parce que l’objectif des leaders était sans ambiguïté. Paul Delesalle, qui était le secrétaire de la Commission des 8 heures, précisait alors : La question des 8 heures ne doit être envisagée par nous que comme un tremplin destiné à intensifier pendant un certain laps de temps la propagande. Ce n’est surtout là qu’un prétexte à action et agitation, un moyen de tenir les esprits en éveil.
(Les Temps Nouveaux , le 14 janvier 1905).
Jamais une campagne d’action d’une telle ampleur n’avait été préparée avec autant de soin par la classe ouvrière. C’est pendant cette veillée d’armes que les syndicalistes révolutionnaires en vinrent à considérer leur groupement, la CGT, comme l’organisation qui, par ses seules forces, était capable de mener le prolétariat à son émancipation. Comme le notera Maurice Dommanget dans son admirable Histoire du Premier Mai : Il est incontestable que la conscience de classe des travailleurs s’est considérablement renforcée, leur espérance, leur cohésion aussi. Ce n’est pas là des résultats que les statistiques les mieux faites peuvent déceler.
Cinq mois à peine après ce 1er mai mémorable, ce sera, le 8 octobre 1906, le Congrès d’Amiens, où le syndicalisme se définira lui-même en tant que mouvement autonome ouvrier.
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Cet article de Michel Auvray est extrait du numéro 32 d’Agora daté d’avril-mai 1986. Tous les numéros d’Agora (1980-1986) - Sur le site Fragments d’Histoire de la gauche radicale. |