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La légende des « Volontaires de l’An II »

mercredi 9 février 2022, par Michel Auvray (CC by-nc-sa)

1793. Des armées étrangères pénètrent sur le territoire national, la guerre de Vendée et l’insurrection fédéraliste de villes telles que Bordeaux, Marseille et Lyon, mettent en péril la République. Les conquêtes de la Révolution sont menacées et les « sans-culottes » vont se dresser, dans un réflexe de défense, pour faire usage de leur souveraineté : de la conquête des droits universels de l’homme découlait en effet le droit de se défendre par les armes. L’avant-garde populaire, qui attache une grande importance symbolique à la « levée en masse » de tous les citoyens, dépêche à la Convention un orateur qui réclame avec insistance la mise en œuvre du principe préconisé, quatre ans plus tôt, par un ancien officier de l’armée royale, Dubois-Crancé : Tout citoyen doit être soldat et tout soldat citoyen [1].

Les « sans-culottes » devenant « l’âme de la résistance » [2] populaire à l’invasion, la guerre prend, pour un temps, la forme d’une guerre de défense révolutionnaire. Le 23 août 1793, la Convention décrète la mobilisation générale, la « levée en masse » : Dès ce moment et jusqu’à celui où les ennemis auront été chassés du territoire de la République, tous les Français sont en réquisition pour le service des armées. Les jeunes gens iront au combat, les hommes mariés forgeront les armes et transporteront les subsistances ; les femmes feront des tentes, des habits et serviront dans les hôpitaux ; les enfants mettront les vieux linges en charpie ; les vieillards se feront porter sur les places publiques pour enflammer le courage des guerriers, exciter la haine contre les rois et recommander l’unité de la République [3].

Affirmation du principe de la « nation armée », alliance de la bourgeoisie jacobine et d’éléments populaires, la réquisition a une portée immense : Nul ne pourra se faire remplacer dans le service pour lequel il sera requis (...). La levée sera générale [4]. En fait, si la levée d’hommes s’accompagne de réquisitions de vêtements, couvertures et animaux au profit des armées, ne sont toutefois appelés sous les drapeaux que les citoyens non mariés du veuf sans enfants de dix-huit à vingt-cinq ans [5]. Six mois plus tard, les armées ont des effectifs considérables, jamais atteints jusqu’alors : plus de huit cent mille hommes sont désormais des soldats. L’ardeur avec laquelle les jeunes gens non entraînés, mal équipés, se portent aux frontières pour défendre leurs droits nouvellement acquis ne saurait aucunement faire de doute, même si leurs énergies et leurs aspirations révolutionnaires se voient rapidement dévoyées dans une guerre de conquête. A Paris, comme dans plusieurs grandes villes et dans les régions du Nord et de l’Est, la conscience du danger commun suscite un incontestable élan d’exaltation qui amène des milliers d’hommes à répondre avec fougue à l’appel, des villages entiers à s’enrôler.

Des volontaires... réquisitionnés

Il convient cependant de ramener à de justes proportions l’enthousiasme mythique de la majorité des « Volontaires de l’an II » : les dits « volontaires » sont, en grande partie, des hommes qui ont été réquisitionnés et contraints, par la force, de partir [6]. Une liste, jointe au décret, fixant le chiffre minimum de bataillons attendus de chacun des départements, les maires des communes donnent lecture, au vu des registres de baptême, du nom de ceux qui sont requis. Les ruraux se montrent réticents et des envoyés spéciaux du gouvernement — représentants en mission de la Convention —, s’emploient à les rassurer, leur promettant que la levée sera de courte durée, de quelques semaines tout au plus. Forts sceptiques, nombre de jeunes appelés tentent de se dérober à l’obligation qui s’impose personnellement à eux.

Peu désireux de braver les autorités, certains cherchent d’abord, à se faire exempter. Les hommes mariés n’étant pas tenus à partir [7], bien des mariages sont hâtivement conclus à cette fin. D’autres, convoqués au conseil de révision, simulent la maladie ou l’infirmité, après avoir absorbé quelque mélange d’herbes susceptibles de nuire provisoirement à leur état de santé, ou s’être appliqué des cataplasmes ayant pour propriété de faire rapidement enfler les membres ou les parties génitales. Les conseils de révision ne se montreraient-ils pas assez vigilants ? Le fait est que nombre d’entre eux sont épurés et parfois même remplacés par des comités purement et simplement formés de pères de soldats déjà présents aux frontières. Et, pour déjouer les tentatives des appelés, la Convention en vient à menacer les simulateurs d’être emprisonnés jusqu’à la paix.

En dehors des cas d’âge, de la situation de famille ou de l’inaptitude physique, aucune exception n’est théoriquement prévue par le décret. En fait, le Comité de Salut Public décide rapidement d’exempter ceux qui contribuent peu ou prou à la fabrication des armes ainsi que tous ceux qui sont employés au service de l’État. Des patrons, qui tentent de faire dispenser leurs ouvriers, y parviennent parfois, ce qui leur permet, à l’occasion, de moins payer ceux qui, ayant bénéficié de leur intervention, ne sauraient se montrer exigeants, de crainte d’avoir à partir. Nombre de notables exercent aussi des pressions sur les autorités et, d’un département à l’autre, il n’est pas rare que les membres de telle ou telle profession, tel ou tel corps de métier, soient déchargés de l’obligation : c’est ainsi le cas des boulangers à Caen, des meuniers à Neuville et même des comédiens à Lorient.

Nul doute que si des fils de famille aisée bénéficient des exemptions finalement accordées, ceux qui n’ont ni argent ni relations ne peuvent, eux, avoir accès à ce qui, se révèle être un privilège. Certains, qui n’ont nulle propriété à défendre et ne sont guère convaincus de l’intérêt qu’ils ont à défendre celle des autres, refusent de partir. Indifférence au principe de la patrie, à cette notion, nouvelle, du devoir que chaque citoyen a de se sacrifier pour elle, désillusions à l’égard du régime promettant la liberté mais supprimant le droit de vivre parmi les siens, au village, les causes de cette résistance sont multiples. La prétention à l’égalité qui s’exprime, en l’occurrence, par une inégalité criante tant devant le droit à la propriété que devant l’obligation de servir sous les armes, ne convainc guère les dépossédés qui réclament, à plusieurs reprises, le départ des fils de bourgeois habiles à se soustraire légalement à l’obligation prétendue commune.

Insoumis et déserteurs

Les insoumis restent le plus souvent chez eux, protégés par leurs proches, et des révoltes ouvertes, sou-vent de durée éphémère, éclatent çà-et-là quand les autorités s’avisent de venir les arrêter : des émeutes se produisent à Limoges, comme dans plusieurs communes des Vosges, du Tarn, de l’Ariège et de la Corrèze. Se formant en bandes quand les gendarmes se font par trop pressants, les insoumis sillonnent alors le pays, pratiquant le maraudage pour se nourrir et se cachant au sein des forêts et des montagnes.

La plupart des refus de partir ne sont pas cependant explicites mais bien plutôt travestis en impossibilités motivées par la maladie ou une situation familiale délicate. Parvenant difficilement à leurs fins, les jeunes réquisitionnés quittent pourtant en nombre leurs foyers, non sans s’être quelquefois coupé les cheveux en signe de deuil. Rassemblés dans les villes, ils sont encasernés dans des couvents désaffectés en attendant la formation des bataillons. Il faut croire que leur « enthousiasme » n’est guère démonstratif, puisque les autorités prennent soin de faire monter une garde vigilante aux portes et fenêtres des locaux où ils sont logés. Bientôt, ils vont partir vers les champs de bataille, mal équipés. Le départ hâtif des « volontaires » tient-il à leur volonté d’en découdre au plus vite avec les armées des monarques ? Il semble que les raisons qui incitent les autorités à les faires partir précipitamment, sans fusils, munis de simples piques et même, parfois, des outils de travail du paysan que sont la fourche et la faux, soient moins glorieuses que ne le prétend la légende : l’attente prolongée du départ, en contradiction avec les promesses relatives à la courte durée de la levée, accroît le mécontentement des appelés auquel il est nécessaire de mettre un terme.

En route, des jacobins ont beau animer le zèle patriotique des ruraux qui, pour la plupart, sortent pour la première fois de leur village, ou tout au moins de leur région, un nombre considérable de désertions se produit entre le chef-lieu du département d’origine et leur destination. Certains n’ont fait semblant de partir que pour mieux se cacher ou se réfugier dans un département voisin. D’autres, qui ont accepté de prendre part à la guerre, ne se résignent pas à la perspective de rester très longtemps éloignés de leur foyer : la nécessité de nourrir leurs frères et sœurs, les travaux des champs à accomplir, les réparations de leur maison à effectuer avant l’hiver, la déception et l’ennui qu’ils éprouvent les incitent à regagner rapidement leur domicile. Mettant à profit la traversée des forêts ou un mode d’hébergement susceptible de leur assurer des complicités, nombre de soldats quittent leur détachement, rejoignent les bandes d’insoumis et parviennent fréquemment à échapper aux poursuites pour regagner leur village. Les effectifs de bataillons entiers sont ainsi réduits du quart, voire de moitié, lorsqu’ils arrivent au terme de leur voyage. Le moment de combattre venu, le bataillon originaire de Béthune n’est même seulement composé que de... cinq requis [8].

Après leur incorporation dans l’armée, des « volontaires » n’en continuent pas moins à déserter, profitant des nombreux déplacements des troupes. Des « volontaires » de 1792 et des hommes levés en février rentrent chez eux à l’approche de l’hiver, considérant leur engagement comme terminé. Certains choisissent de ruser et, pour la moindre affection bénigne ou feinte, obtiennent un billet d’hôpital. La maladie, réelle ou simulée, est à ce point fréquente que des unités voient parfois le tiers de leurs effectifs hospitalisés. Les bâtiments hospitaliers étant surchargés, les congés de convalescence sont facilement accordés et il s’ensuit un véritable trafic de billets de convalescence qui permettent aux « malades » de rentrez chez eux pour recevoir les soins jugés nécessaires à leur état : des employés hospitaliers en viennent à faire commerce de ces billets salvateurs et il arrive même que des petits officiers se procurent de substantiels bénéfices en en fabriquant de faux. De leur côté, les véritables malades ou blessés retournent rarement à leur unité, une fois guéris. L’incorporation des bataillons de « volontaires » dans les unités opérationnelles, qui vise à faire bénéficier ces jeunes recrues de l’expérience des soldats de l’ancienne armée royale et qui, surtout, entend affirmer l’unité de la République, provoque de nouvelles désertions : l’amalgame, qui va les obliger à se mêler aux soldats de ligne, à subir les exactions des officiers et, ce qui est loin d’être négligeable, à côtoyer des jeunes originaires d’autres régions dont ils ne partagent ni la langue ni les coutumes, suscite donc des départs collectifs de jeunes de même origine régionale cherchant à regagner leur province.

Feignant d’être égarés lorsqu’ils sont surpris par les gendarmes, se mêlant aux ouvriers agricoles à la recherche d’un emploi ou aux populations que la guerre a forcées à se déplacer, les déserteurs traversent peu à peu le pays pour s’acheminer vers leurs villages. Car il est assurément plus facile de se cacher et de trouver à se nourrir dans les campagnes qu’en ville et le refus du service est, de loin, bien plus répandu en milieu rural. Les exploitants agricoles viennent en aide à leurs fils ou à leur domestique, la mère et la fiancée encouragent le réfractaire à rester au foyer, et le nouveau pouvoir traite en suspects les proches des insoumis et des déserteurs. Les communautés villageoises protègent, comme par le passé, les réfractaires de leur complicité. Les autorités municipales, tenues de recenser les militaires séjournant illégalement dans leur commune, sont peu enclines à s’opposer à l’opinion quasi générale de leurs administrés et préfèrent sou-vent fermer les yeux. Le village est à ce point un asile sûr qu’insoumis et déserteurs ne se cachent pas vraiment et reprennent rapidement leur travail, encouragés en cela par leurs employeurs. Quand les gendarmes, lancés à leur recherche, viennent au village, les réfractaires, prévenus de leur arrivée, l’ont déjà quitté. Aussi les nouveaux gouvernants emploient-ils rapidement nombre de moyens pour entraver la résistance et briser la solidarité.

La répression

Encouragée, la délation ne porte que peu de fruits, même si quelques habitants, qui s’estiment victimes d’une injustice ou croient se prémunir en attirant l’attention sur leurs voisins, dénoncent parfois des réfractaires. La propagande patriotique, massivement utilisée, tente de déconsidérer les réfractaires comme elle s’efforce de susciter le zèle des appelés. Les insoumis sont traités de « contre-révolutionnaires » voire assimilés aux royalistes ; le qualificatif de lâcheté, qui se veut infamant, est fréquemment appliqué à l’encontre des déserteurs qui sont, de plus, accusés de s’être doublement déshonorés : d’abord, en abandonnant les drapeaux de la patrie, ensuite en quittant leurs camarades de combat. Les noms des insoumis sont placardés aux portes des communes et bientôt la Convention menace de punir de mort tous ceux qui se permettraient de tenir des propos contre la réquisition.

Le sort réservé aux réfractaires suit, de même, une évolution visant à être dissuasive. Si, au départ, aucune sanction légale n’était prévue à l’encontre des insoumis, les autorités cherchant à s’assurer le consentement de la population et ne désirant point heurter l’opinion, une législation répressive se met peu à peu en place. Bientôt, la guillotine sera érigée en permanence sur les places publiques, comme à Toulouse, pour convaincre les récalcitrants [9]. Mais insoumis comme déserteurs, pourtant passibles de cinq ans de fers, ne sont guère emprisonnés plus de quelques mois : l’armée a trop besoin de soldats. Pris, les réfractaires sont admonestés par les membres des sociétés patriotes qui s’efforcent de les convaincre de rejoindre les frontières, quitte à ce qu’ils désertent une nouvelle fois. Pour plus de sûreté, les gendarmes les conduisent toutefois, enchaînés, aux bataillons que, de plus en plus souvent, ils entourent avec vigilance.

Les solidarités étant plus fortes que les menaces, les autorités considèrent rapidement comme complices les communautés au sein desquelles vivent les réfractaires. Les maires sont tenus pour responsables et des villages entiers taxés d’une amende collective au profit des parents nécessiteux de soldats partis au front. Puis, comme cela s’avère insuffisant, les nouveaux gouvernants reprennent l’ancienne pratique des « garnissaires » : dans l’Hérault, le Tarn, Le Lot, le Morbihan, comme dans les Alpes, des soldats campent dans les familles des insoumis, qui doivent les nourrir à leurs frais jusqu’au retour de leur fils.

Propagande, intimidation, coercition et battues. Des colonnes mobiles, formées d’ardents patriotes, membres des « gardes nationales » et pères de soldats, ratissent la campagne pour débusquer les réfractaires qui s’y trouvent. En grand nombre, assurément : le nombre des seuls déserteurs est estimé de 40 000 à 50 000 en 1793 [10]. Certains bataillons ont vu leurs effectifs fondre comme neige au soleil : celui de Ruffec, par exemple, qui comptait au départ 2 304 « volontaires », n’est plus composé que de... 94 soldats ! [11]. L’ardeur guerrière de la majorité des « Volontaires de l’an II » n’était de toute évidence, que fort relative.

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Voir en ligne : Cet article de Michel Auvray est extrait du numéro d’Agora n°18 – Automne 1983. Tous les numéros d’Agora (1980-1986) - Sur le site Fragments d’Histoire de la gauche radicale.


[1C’est à la tribune de l’Assemblée constituante que, le 12 décembre 1789, Dubois-Crancé a lancé cette formule. Rapporté par Daniel Guérin, Ni dieu ni maître - Anthologie de l’anarchisme, tome I, p. 214.

[2Daniel Guérin, op. cit., tome I, p. 77.

[3(3) Cité par Georges Castellan, Histoire de l’armée, Presses Universitaires de France, 1948, pp. 84 et 85.

[4Décret de la Convention, cité par Daniel Guérin, op. cit., p. 215.

[5Id.

[6Le soldat levé, en l’an II, par la réquisition, est certes alors désigné sous le vocable « volontaire ». Mais ce terme ne reflète en rien la nature de son mode de recrutement. Ce n’est que plus tard qu’apparaîtra la dénomination de « requis » qui, en l’an IV, sera remplacée par celle de « conscrit ».

[7Les plus pauvres fondant une famille moins précocement que les jeunes gens fortunés, cette exemption des pères de famille ressemble à s’y méprendre à une faveur accordée aux plus aisés.

[8Jean-Paul Bertaud, La Révolution armée, p. 136.

[9Marc Bouloiseau, p. 142.

[10Jean-Paul Bertaud, La Révolution armée, p. 254.

[11Ibid., p. 136.