Vigo, Jean. Bien que tout amateur de cinéma connaisse son nom, il est néanmoins un auteur méconnu. Parce qu’il est mort jeune, laissant derrière lui une œuvre très succincte [1]. Parce qu’une sorte de conspiration a imposé le silence autour de cette œuvre, et cela même de son vivant. Parce que cette œuvre déroutante s’est déroulée sur seulement cinq ans, les historiens du cinéma ne lui accordent que quelques lignes rapides qui, sous couvert de sympathie, visent à l’enterrer sous l’étiquette d’« auteur maudit ».
De Sadoul (Vigo mit dans Zéro de Conduite les souvenirs d’une enfance difficile, les rêves d’une enfance difficile, les rêves d’un enfant persécuté
[2]), à Bardèche et Brassillach (Dès la noce caricaturale et triste du début de l’Atalante, on retrouvait le même sombre accent, la bouffonnerie tragique de ce garçon condamné dès sa naissance et qui aurait pu devenir le Rimbaud ou le Céline du cinéma français
[3]), une même idée revient sous la plume de nos écrivaillons commis à la critique cinématographique : celui du péché originel de Jean Vigo.
MOI, TRAITRE, ET FILS DE TRAITRE
Jean Vigo, fils de Miguel Almereyda, rédacteur au Libertaire, et de sa compagne Emily, également militante, est né à Paris en 1905. Le petit Jean sera bientôt confronté aux orages s’abattant avec fureur sur la liberté d’expression. En effet, sa cour de récréation fut souvent la cour de la prison où son père séjourna à de nombreuses reprises.
En 1917, Almereyda, directeur du journal Le Bonnet Rouge faisant campagne pour le pacifisme, fût arrêté par ordre de Clémenceau et incarcéré à Fresnes ou quelques jours plus tard on le découvrit étranglé avec un lacet de chaussure. Il avait trente-sept ans.
Le fils d’Almereyda, « le fils du traître » ; passera son enfance entre les collèges de Nîmes et Millau. Le souvenir de son père, convaincu qu’il était de son innocence, et les années de pensionnat, vont forger une sensibilité meurtrie et une imagination débordante festonnée d’ironie, expressions d’une féroce rage de vivre.
Condamné dès sa naissance, disent Bardèche et Brasillach. Curieuse conception. Ce n’est pas sa condition qui façonne la grandeur d’un homme, mais la manière dont il vivra cette condition, dont il l’acceptera ou la refusera, dont il la dépassera.
Vigo avait, il est certain, un compte à régler avec sa jeunesse, avec ceux qui avaient fait cette jeunesse, avec l’être hypothétique qui aurait permis à ceux-là d’exister. Il était en conflit avec le monde, avec Dieu et la société. Il était en conflit avec lui-même. Cette adaptation sociale, cette harmonisation au réel que sa famille, puis l’école, n’arrivèrent pas à lui inculquer, Vigo devait l’affronter lui-même : ou s’en passer ou mourir. C’est dans le cinéma qu’il se réalisera.
DES RÊVES ET DES IMAGES
Son imagination l’entraînait vers des jardins féériques, mais la souffrance et la misère n’y étaient pas soigneusement exclues. Ses films appartiennent d’un point de vue formel à l’avant-garde (le surréalisme et le dadaïsme sont passés par là). La distribution des prix de Zéro de conduite, au cours de laquelle les autorités académiques, préfectorales et militaires, confondues avec les guignols de la kermesse, servent au même jeu de massacre et sont lapidées par les enfants rebelles qui s’échappent par les toits, rappelant l’enterrement d’Entracte [4] ou les associations visuelles d’Un chien andalou [5], mais l’œuvre de Vigo nous révèle, si besoin était, que la révolte dadaïste fut une aventure périlleuse, sincère et parfois tragique.
Si le cinéma de Vigo est en quête de nouvelles images, il est également le vecteur d’une recherche existentielle. Sa révolte contre la société bourgeoise ne se fonde pas sur le déni permanent d’amour et de justice de celle-ci, comme chez Chaplin ; sur le monstrueux pouvoir de l’argent, comme chez Welles ou Stroheim ; sur le règne terrifiant et à la fois fascinant de la violence, comme chez Fritz Lang. Vigo s’en prend bel et bien à la société, mais sa colère est si grande, son refus si violent et si total, que le but se déplace.
Derrière le bourgeois, à travers lui, monstre ou pantin, il atteint l’homme. Il prend pied sur les servitudes et parfois les aberrations de la chair (sénilité, nanisme, maternité, obésité), qui ne sont pas des faits bourgeois, au moins dans leur principe, mais des faits humains, pour nous signifier son dégoût du monde où il vit. Ce n’est pas la société, mais la condition humaine que Vigo n’accepte pas.
AU-DELÀ DU MIROIR
Si A propos de Nice joue de l’opposition entre les oisifs de la promenade des Anglais et les quartiers pauvres du vieux Nice, s’inscrivant incontestablement dans le cinéma social (n’oublions pas que Vigo fut inscrit à l’Association des Ecrivains et des Artistes Révolutionnaires), sa révolte, de sociale, deviendra existentielle. Dans Zéro de conduite rien n’échappe à son terrible humour. Nul n’est épargné : ni les officiels, ni les marginaux (le pion), ni les adultes, ni les enfants.
L’écran ose montrer pour la première fois des enfants sans convention. Loin d’eux la pureté proverbiale. Ils vont s’avérer vicieux, tracassiers, troubles.
Un certain nombre de thèmes (tous ceux liés au corps) laissent entrevoir le drame fondamental de Vigo : son refus de la chair. Comme Swift terminant son poème sur la belle Cœlia par Oui, mais Cœlia, Cœlia, Cœlia, chie
; comme Jouhandeau pour qui l’impureté de ce monde accuse Dieu ; comme le Sisyphe de Camus, Jean Vigo s’en prend à la condition charnelle.
Cette révolte existentielle, cette énergie iconoclaste, conduiront à l’interdiction du film dès sa sortie en août 1933, Les « Pères de Famille organisés », à l’origine d’une énorme campagne de protestations, auront gain de cause. La commission de censure ne daigna même pas le voir. Il fut qualifié d’« anti-Français » et d’autres appellations qui pourraient nous étonner aujourd’hui. Sa condition de « fils de traître » n’est pas étrangère à cette déconvenue. En effet, que pouvait bien signifier le fils d’un anarchiste dans cette révolte lycéenne, sinon une apologie de la révolution sociale ?
DU FILM COMME FARCE
Mais si ces aspects de son œuvre dénotent un ton pessimiste, sans illusion, quoique serein, Vigo s’efforcera, sa vie durant, de chanter les maigres bonheurs et les éphémères beautés de la vie ; plus encore, il ne cessera de les défendre.
Dans l’Atalante, sa dernière œuvre, il ne ricane plus, il sourit. S’il reste encore des marionnettes dans son film (voir le mariage, le voleur, les passants, les chômeurs qui piétinent sous la neige, etc.), cette mécanisation des personnages est limitée aux scènes terrestres, donc sociales. Elle n’a pas de place à l’intérieur de la péniche qui constitue un microcosme de pureté, de bonheur, de fraternité. Dans la péniche chacun travaille pour tous et tous pour chacun.
Le mécanisme du rire bergsonien est ainsi confirmé, mais en en retournant exactement le sens. Ce n’est plus l’inadaptation, la mécanisation individuelle qui se découpe sur l’harmonie sociale, collective, entraînant la sanction du rire ; c’est la mécanisation sociale, collective, qui se découvre ridicule et qui est mise en cause par le rire de l’individu libre.
De conformiste, le rire devient révolutionnaire par le truchement d’une mise en scène subtile et attentive : Charlot obtiendra, d’ailleurs, le même résultat par de tout autres moyens.
Peut-on dire pour autant que Vigo, après une période d’activités iconoclastes enthousiaste, s’est rapproché d’une conception sociale du cinéma ? Qu’après son pessimisme existentiel, il s’est mis à œuvrer pour l’avènement d’un monde nouveau ?
Rien n’est moins sûr. Amateur de paradoxe, il fera un ultime pied-de-nez en mourant en même temps qu’il esquisse, dans son œuvre, une lueur de vie.
Jean Vigo meurt en effet le 5 octobre 1934, l’année même de la sortie de l’Atalante, à l’âge de 29 ans. Victime des privations et du surmenage, il sera emporté par la septicémie. Quand les censeurs s’acharnent, il faut travailler pour deux : pour soi, contre eux. Les censeurs sont patients. Ils savent ce qu’il faut faire pour qu’à la longue et même très vite s’éteignent les sourires des poètes.
Mais l’œuvre de Jean Vigo, avec sa sensibilité poétique nuancée d’ironie, son amour des contrastes et son dégoût des conformismes sociaux, a survécu aux censeurs de tous poils, Bien malgré eux.