— Le « Monde libertaire » : Comment es-tu venu à l’écriture ?
— Jean Amila : Je suis entré très jeune à l’usine, vers 13-14 ans. Pendant la guerre, je me suis mis à écrire. J’étais interné et je n’aimais pas jouer aux cartes avec les autres. Mon premier livre s’appelait Les coups. Il a été publié en 1942, chez Gallimard, grâce à Raymond Queneau. Je ne crois pas que l’éditeur voulait avoir « son » écrivain prolétarien. En fait, on espérait que je ferais concurrence à Céline, qui vendait bien chez Denoël, mais Les coups s’est vendu à mille ou deux mille exemplaires.
— M.L. : Comment as-tu vécu la guerre ?
— J. A. : J’ai rejoint le maquis, ce dont je ne garde pas un bon souvenir. Nous n’avons rien fait, sinon tuer un soldat allemand isolé qui réparait sa moto. Déjà j’étais contre et ensuite deux otages ont été fusillés à cause de cela. Après la Libération, j’ai vu ces types tondre deux ou trois putes pendant l’épuration, et en tirer une gloire de résistant ! Aussi j’ai écrit un livre qui a été refusé par les éditeurs, ils m’ont dit que c’était trop tôt. Les Français s’étaient débinés comme des lapins en 1940, puis quarante millions de pétainistes sont devenus quarante millions de gaullistes, et il fallait leur dire qu’ils étaient formidables...
Après la guerre, j’ai travaillé à la préfecture de la Seine au registre des décès. Je dépérissais à vu d’oeil, j’avais perdu 14 kilos. J’ai dit à ma soeur : Je vais crever
. Elle m’a répondu : Oui, mais tu as la sécurité de l’emploi
. J’ai rendu ma blouse et je suis redevenu écrivain. J’ai même fait un roman à l’eau de rose. Marcel Duhamel m’a demandé d’écrire pour la Série noire. Il a trouvé que Meckert ça n’allait pas, il fallait un nom qui fasse américain. J’ai proposé John Amilanar qui vient de l’espagnol, et puis il y avait « anar » dedans. Duhamel m’a dit que c’était trop... long et c’est devenu John Amila, puis Jean Amila (avec, en page de garde, adapté de l’américain par Jean Mekert
). Je considère que le polar avec les histoires de flics, c’est terminé. Maintenant il y a le roman noir, qui est une façon de rendre compte de la société.
— M.L. : Tu as eu des ennuis après un livre sur la Polynésie...
— J. A. : A cette époque, je devais faire un texte anti-James Bond. Je n’aimais pas les espions. Alors j’ai voulu aller à Tahiti pour y situer l’action. On m’a payé le voyage et j’y suis resté six semaines : J’ai beaucoup sympathisé avec des Polynésiens, qui m’ont raconté des histoires effroyables sur les essais nucléaires dont on ne nous parle jamais. Par exemple, une barque avait été atteinte par les radiations, et plutôt que d’avoir à soigner ces Polynésiens contaminés, les autorités françaises les ont fait mitrailler par l’aviation. De toutes ces informations, j’en ai fait un livre, La vierge et le taureau, qui a été publié aux Presses de la Cité par un Suédois qui ne se sentait pas atteint dans son honneur national ! Mais, six mois après, il m’a dit que l’administration lui faisait des problèmes et lui avait conseillé de ne plus publier ce genre de livre. Ensuite, tout le stock a été racheté par des inconnus et le livre a disparu des librairies [1]. J’ai reçu des menaces par téléphone. Sur le moment nous avons cru à une blague. Et puis un soir je me suis fait agresser, je me suis réveillé à l’hôpital gravement blessé. J’étais devenu épileptique et partiellement amnésique. Une partie de mon passé avait disparu de ma mémoire. Je suis resté sept ans sans écrire, du fait de ce choc, et j’ai dû tout reconstitué (voir sur cette réappropriation de la mémoire : Le boucher des Hurlus, en partie le récit de son enfance, NDLR). Je pense que ce n’étaient pas des militaires, mais plutôt le SAC.
— M.L. : Que penses-tu de l’anarchisme ?
— J. A. : Je ne sais pas si je suis anarchiste, mais j’en ai les idées. Mon père était un anarchiste, il a déserté en 14-18, et tous les voisins de palier ont harcelé ma mère en lui disant que c’était un lâche. Après sa désertion il a refait sa vie ailleurs, alors elle a fini par croire qu’il avait été fusillé pour l’exemple. Elle me disait que je n’avais pas à avoir honte de lui, ce qui est vrai. Il n’a pas voulu se battre pour la souveraineté nationale. J’ai été élevé dans un orphelinat protestant, et l’on nous emmenait à des causeries, mes petits camarades chrétiens et moi (déjà incroyant). Un jour, nous avons entendu une femme qui s’était occupée de Caserio, des années auparavant, et elle nous en parla comme d’un saint. Plus tard, à l’usine, des types syndiqués nous parlaient en mal des anarchistes, en disant que c’étaient des bavards. C’est peut-être cela qui m’a prévenu contre le mouvement, mais j’avais ces idées, non pas parce que je les avaient reçues mais par méfiance du chef, du verbe. Je suis allé à divers meetings à l’époque, pour m’informer, mais j’ai horreur des foules. Dans les années trente, cela a été très dur pour tout le monde. Et moi, je ne voulais pas être au chômage (d’ailleurs ne s’inscrivait pas qui voulait). Alors j’allais aux manifestations, communistes par exemple, mais pour vendre mes dessins car je croyais savoir tirer les portraits et la dame me disait : Quoi ! C’est moi cette horreur ?
. De toute façon, c’est très dur de les exprimer ces idées anarchistes, antimilitaristes... Ce sont toujours des termes négatifs. On est an-archiste, a-thée, in-soumis et parce qu’on ne peut pas s’exprimer, cela débouche parfois sur la violence (la discussion dévie sur l’affaire Audran, et Amila en conclut que de toute façon c’était un personnage nuisible
).
— M.L. : Qu’est-ce que vous écrivez en ce moment ?
— J. A. : On m’a dit que je devrais écrire l’œuvre de ma vie, que j’en avais l’âge ! Ce ne sera pas seulement des mémoires. Je relis mes romans refusés, parfois je me dis qu’on a eu raison parce que c’était de la merde. A d’autres pages, je me dis : Là, c’est parce que ça gêne quelqu’un, à cause d’une façon de penser que je cherche à exprimer
. Il n’y a pas de raison, puisqu’on est anarchiste, de ne pas le dire. Un de ces bouquins refusés, que je pense reprendre, parlait de la guerre, de ce régime, de cette société qui n’est pas celle que nous devrions vivre. Nous sommes tous de la même espèce humaine et cette humanité est très jeune. Mais les gens ne l’admettent pas. Ceux de droite affirment que nous avons un très long passé et qu’il faut se baser là-dessus. Ceux de gauche, c’est pareil, ils s’imaginent vivre dans une très vieille civilisation. Or, l’humanité en est encore à l’âge des couches-culottes et il va falloir qu’elle s’en débarrasse. Mais les gens ne veulent pas penser à ça, à cause de leur éducation. Voilà ce que je cherche à dire. C’est merdouzard et de cette merdouze il faut essayer d’écrire quelque chose de bien. C’est impossible, mais je m’attache toujours à l’impossible !
Note : plusieurs romans d’Amila sont disponibles à la librairie du Monde libertaire. N’hésitez pas à commander les autres ! Nous vous recommandons (dans l’ordre) : Le boucher des Hurlus, La lune d’Omaha, Pitié pour les rats !, Contest-flics, Motus ! et Le chien de Montargis.
Parmi les titres encore disponibles, citons tout d’abord Le boucher des Hurlus (Série noire n° 1881), qui raconte la vengeance du fils d’un mutin de 1917 fusillé « pour l’exemple ». Description sans complaisance de personnages, petits ou grands, en qui la guerre révèle et décuple la bêtise crasse, cette histoire est particulière dans l’œuvre de Jean Amila (voir interview). Dans Jusqu’à plus soif (Carré noir n° 369), une jeune institutrice arrive en Normandie et se heurte aux bouilleurs de cru, véritable institution populaire. Elle se voit rejetée, tel un chien dans un jeu de quilles. Les chiens, le personnage principal du Chien de Montargis (Série noire n° 1930) les hait, au point de les tuer. Mais le lobby canin veille. Deux polars excellent par l’art de la description, et les personnages principaux nous communiquent leur nausée et leur désespoir. Notons toutefois, dans Le chien de Montargis comme dans Au balcon d’Hiroshima (Série noire n° 2007), de la complaisance pour le milieu et un certain « machisme ». Ce dernier livre met aux prises un truand en fuite au Japon avec la guerre. Si Amila introduit volontiers l’histoire dans ses livres pour dévoiler les puissants, ceux-ci semblent se venger sur les adaptations de ses œuvres. Ainsi, à la télévision, Pitié pour les rats ! (Série noire n° 832) mettait en scène un terroriste d’extrême gauche en rupture avec son organisation, alors que dans le polar il s’agissait d’un terroriste d’extrême droite. Ne parlons pas de l’adaptation de La lune d’Omaha (Carré noir n°424), qui retraçait l’Itinéraire d’un déserteur américain lors du débarquement de Normandie, ceux qui ont eu le malheur de voir le téléfilm doivent absolument lire le livre (la trahison est complète). Ils ne savent pas lire à la télévision ?