— Le Monde libertaire : On ne peut pas parler de l’utopie communautaire. aux États-Unis sans. parler du phénomène hippie !
— Ronald Creagh : Le phénomène hippie est apparu aux États-Unis à partir des années 1950-1960, sous un certain nombres d’influences. D’une part, de poètes, de musiciens ; d’autre part, c’est aussi la redécouverte des Indiens et de leur philosophie de la nature, une critique de la société de consommation, et finalement parfois une contestation radicale de la société américaine qui était alors en pleine guerre du Viêt-Nam. Ce phénomène prit une ampleur considérable à cause des mass-médias qui lui ont donné un caractère spectaculaire, de mode, en fin de compte qui l’a tué, parce que le mouvement n’a plus suivi un rythme de développement à taille humaine. Il est devenu un phénomène de vogue. Le dimanche, on allait voir en famille les communautés hippies comme on va au jardin zoologique. Cela pose d’ailleurs un problème intéressant ; comment les mass-médias peuvent-elles accélérer les rythmes de transformation des choses en les mettant sous une forme telle que les mouvements les plus révolutionnaires au sens très large peuvent être immédiatement détruits en devenant pur spectacle. Les Hippies ont formé de nombreuses communautés regroupant quelque fois plusieurs milliers de personnes dans différentes régions des États-Unis. Il y a un phénomène absolument essentiel dans ces communautés, surtout dans les communautés libertaires, celles qui m’intéresse, c’est que chacune d’entre elles a voulu rester unique et ne s’est jamais proposée comme un modèle aux autres communautés. C’étaient des personnes très particulières qui voulaient faire leur expérience avec les gens avec qui elles étaient.
D’autre part, ces communautés ont été très éphémères, beaucoup plus éphémères que les communautés précédentes, pour une raison fondamentale, c’est que les communautés utopiques, les communautés de Hippies n’ont jamais été un but en soi, mais seulement un moyen. C’était un moyen de se réaliser sur un plan personnel, sur le plan de découverte communautaire ; il y avait un refus très volontaire et très conscient d’institutionnaliser le mouvement et de l’enfermer de nouveau dans des appareils bureaucratiques, ceci étant il y a tout de même des communautés qui durent depuis de nombreuses années.
— Le M.L. : Peut-on avoir une idée de la vie quotidienne de ces communautés ? Se différencie-t-elle de la vie dans les communautés qui ont précédé, par exemple au XIXe siècle ?
— R. C. : Bien que très variable, la vie dans les communautés hippies est pourtant moins variée que dans les communautés du XIXe siècle. La tradition communautaire remonte à plusieurs siècles déjà. Aux États-Unis, on nous signale des communautés libertaires dès le début du XIXe siècle. A cette époque-là une grande part était donnée à l’imagination, avec des expériences assez fantastiques. Je pense par exemple à la communauté des « Temps modernes » où l’on plante des orangers, pour que les visiteurs ne soient pas humiliés d’avoir à demander leur nourriture, et puissent cueillir des fruits dans la rue ; où l’on fait des rues aux quatre coins de la maison pour que les gens puissent sortir sans être vus du voisin qu’ils ne voudraient pas voir. Je pense aussi à d’autres communautés où avant de pouvoir y habiter, on demandait aux voisins s’ils étaient d’accord ; c’était une grande liberté que de pouvoir choisir ses voisins.
Dans ces communautés, les fêtes prenaient une grande place et des formes très différentes suivant les époques. Le travail prenait une place extrêmement variable d’une communauté à une autre. Les communautés récentes ont donné au travail une part excessive, à mon avis, parce qu’elles ont voulu s’enfermer dans l’autarcie rurale, qui posait des problèmes énormes de stabilité, surtout quand on connait le climat américain.
Les communautés du XIXe siècle n’ont pas eu les mêmes problèmes, parce qu’elles n’ont pas refusé l’artisanat et même éventuellement l’industrie, mais elles ont utilisé des formes industrielles que je dirais douces, je pense, par exemple, à la communauté de « La Nouvelle Harmonie », elle a construit des meubles qui ne pouvaient pas être rongés par les termites, elle avait fait des briques en terre qui gardaient la chaleur l’hiver et rendait la fraîcheur l’été, elle utilisait des teintures naturelles pour teindre les vêtements, et ainsi de suite. Il y avait une utilisation du milieu qui était pensée par les gens eux-mêmes.
Il y a des conceptions du travail très différentes ; aussi bien des communautés où l’on décide de travailler tous en commun, et d’autres où chacun travaille pour son compte. Il y a toutes les formes ; les plus variées, depuis l’indépendante totale de chaque individu au sein de la communauté jusqu’au contraire la volonté de communauté totale, y compris même au niveau sexuel.
— Le M.L. : Quel est l’héritage que nous ont laissé les communautés hippies ?
— R. C. : Eh bien, je crois que le premier héritage des communautés hippies, c’est le mouvement écologique. C’est le grand courant qui s’efforce de ne plus penser les relations à la nature en termes de production. Mais il considère l’homme comme faisant partie intégrante de la nature et en établissant avec elle un type de relations qui soit tout à fait différent. Ceci est une perspective totalement opposée aussi bien à la perspective capitaliste qu’à la perspective marxiste, qui l’une et l’autre considèrent la terre comme un outil, et non pas comme un élément de nous-même. Considérer la nature comme un outil, c’est considérer notre corps comme un outil, c’est donc aussi vouloir domestiquer nos corps, les asservir à toute une technologie. On pourrait dire que le mouvement écologiste est un mouvement de retour au passé, c’est vrai, mais il y a quand même une question qui est posée, est-ce que lorsque l’on va en direction d’une impasse, il y a une autre solution que de faire machine arrière.
Un autre aspect, c’est l’importance de la décentralisation, l’importance de la prise en charge par les gens eux-mêmes. Non pas une décentralisation provoquée par le haut qui consiste à donner aux petits notables de la base, tout pouvoir sur leurs administrés, mais les gens prennent eux-mêmes, et tout de suite, leur vie en main, sans plus attendre les jours meilleurs d’une révolution hypothétique.
Enfin, il semble se dégager une alternative à la fois au socialisme classique et au capitalisme.
— Le M.L. : Le mouvement hippie a redonné un souffle nouveau au mouvement antimilitariste, peux-tu nous en dire quelques mots ?
— R. C. : Ce sont les hippies qui ont vulgarisé le slogan « Faites l’amour, pas la guerre », ils donnaient des fleurs aux soldats et ils ont redonné de l’importance à l’amour et donc au désir. Je crois que là, il y a un lien extrêmement important. Le mouvement antimilitariste est lié en partie au mouvement hippie.
— Le M.L. : Et la libération sexuelle — disons la libération des mœurs ?
— R. C. : Je pense qu’elle n’est pas née du mouvement hippie, elle est née un peu avant, dans les mouvements qui ont précédé le mouvement hippie, mais disons qu’elle a réussi à trouver sa première concrétisation, sa première forme d’expression dans ces communautés là, justement les femmes et les hommes ont pu repenser leurs relations sexuelles. La preuve d’ailleurs, c’est que énormément de couples se sont ensuite défaits et réformés tout à fait autrement après être passés dans ces communautés. Les communautés hippies, les communautés utopiques en général remettent très fortement en cause les relations qui avaient été établies avant
— Le M.L. : Ou en est le mouvement aujourd’hui aux États-Unis ?
— R. C. : Là encore, c’est une façon pour les médias de nous dire que les année 60 sont mortes, le mouvement est mort, or le mouvement, heureusement, ou hélas, est toujours bien vivant. Il y a eu en décembre 82, aux États-Unis, la manifestation antinucléaire la plus importante de l’histoire — on en a même pas parlé en France. Elle a réuni plus d’un million de personnes à New-York ! Et ceci aussi est un héritage du mouvement ; la différence importante aujourd’hui, c’est que les médias n’en parlent plus, d’un côté parce qu’ils cherchent à étouffer le mouvement, et d’autre part parce que ces groupes même se méfient des médias, et travaillent avec leurs propres circuits d’information.