C’était au début de 1947. Dans l’étroite boutique au bord du canal Saint-Martin où, au lendemain de la Libération, la Fédération anarchiste avait installé son journal, Le Libertaire, nous étions quelques-uns à discuter, lorsque deux jeunes gens dégingandés poussèrent la porte. L’un d’entre eux, dont la poésie allait marquer sa génération s’appelait Armand Robin, l’autre Georges Brassens !
Georges Brassens, comme Robin, appartenait au groupe anarchiste du 15e arrondissement. Monté de Sète à Paris pour s’y frayer une voie par la chanson, il vivait tant bien que mal, plutôt mal que bien. A cette époque, l’équipe qui confectionnait Le Libertaire sous la direction de Lepoil, puis d’un homme de qualité, André Prudhommaux, avait besoin d’un grouillot pour aider à confectionner le journal : c’est ainsi que Georges Brassens s’intégra à la Fédération anarchiste. C’était un grand garçon, à la mine étonnée, qui avait déjà sur le visage ce doux scepticisme que bien plus tard les médias, populariseront.
Il ne restera parmi nous que quelques mois, mais les ouvriers de l’imprimerie « Croissant », où se faisait notre journal, n’oublieront pas ce garçon un peu ahuri qui corrigeait les articles tout en griffonnant sur la morasse des bouts rimés. Il nous quittera à la suite d’un différent avec un de ces abrutis qui, malgré toute la vigilance, parviennent à s’introduire dans n’importe quelle organisation. C’est à cette époque qu’il écrivit ses premières chansons qui sont des petits chefs-d’œuvre de sensibilité, de fraîcheur et de révolte. Rappelons-nous Brave Margot, La Claire Fontaine, La Mauvaise Réputation, Gare au gorille et tant d’autres. A vrai dire, si dans nos milieux ça se savait, rares étaient ceux qui avaient foi en lui. Ceux-là, Georges Vincey, Suzy Chevet et moi-même, resteront ses amis, et dans les moments difficiles, lorsqu’il nous faudra reconstruire notre Fédération anarchiste disloquée par les politiciens, son appui ne nous manquera pas.
On s’est souvent demandé les raisons du manque d’enthousiasme des militants anarchistes pour cette poésie lestement troussée. La réponse est simple, et j’en ai souvent parlé : les militants anarchistes étaient restés affreusement classiques dans tout ce qui touchait aux arts et toute licence, dans la métrique, toute poésie qui prétendait s’évader des fers où l’académie l’avait enfermée, leur paraissait une hérésie.
Les débuts de Brassens furent plus difficiles et surtout plus lents qu’ont bien voulu le dire certains qui se targuent de l’avoir découvert. Ceux qui ont vécu cette époque se rappellent les liens qui, grâce à Suzy Chevet, nous unissaient aux artistes qui participaient à nos fêtes à la Mutualité pour soutenir le journal. Des hommes comme Raymond Asso, Léo Noël qui montait un cabaret, L’Écluse, qui deviendra célèbre, Léo Campion auquel on avait présenté Brassens, ne surent pas deviner l’artiste incomparable sous le personnage. Asso, en particulier, fut toujours insensible à la manière de Brassens, et Georges ne l’oubliera pas ! Lorsque parut Le Consulat polonais, mon premier livre, il refusa toujours, malgré l’amitié qui nous unissait, de m’accompagner à L’Écluse où une signature était organisée. Dans nos milieux, il refusera constamment de prêter son concours à ceux qui l’avaient ignoré, et Lecoin fera les frais de cette obstination tranquille.
C’est Jacques Grello qui lui prêta une guitare pour qu’il aille tenter sa chance sur la place du Tertre. Ce ne fut pas toujours facile. Je le revois montant les escaliers de la Butte en s’arrêtant au Château des Brouillards, à flanc de côteau, pour faire la pause dans la librairie que je tenais alors. C’est dans cette librairie, où il aimait s’arrêter pour tailler une bavette avec le libraire son ami, qu’il signera, entouré de tous les copains, son premier recueil de chansons. Il aimait cette boutique où il reviendra souvent pour soutenir quelques jeunes écrivains présentant leur premier livre. Je crois bien, mais je n’on suis pas sûr, que c’est là qu’il rencontra Michel Simon.
C’est dans la salle pittoresque du Moulin de la Galette qu’il fera son premier gala, organisé par le groupe libertaire Louise Michel. Puis nous le verrons à la Mutualité. Brassens aimait alors ce public sérieux, chaleureux et attentif qui fréquentait nos salles. Il y trouvait ce milieu intimiste qu’il affectionnait. C’est à la Mutualité, comme je l’ai dit dans mon livre L ’Anarchie dans la société contemporaine, que je lui fit rencontrer Albert Camus. Des hommes de la même structure intellectuelle, faits pour s’entendre, comme Ferré et Breton par exemple !
Puis nos chemins s’écartèrent insensiblement ; le climat de nos fêtes se détériorait, les braillards s’étaient emparés de nos salles, encouragés par un certain nombre de crétins que nous avions tort de tolérer parmi nous. Les anciens, qui se rappellent nos galas des années 65-70, savent bien ce que je veux dire. La dernière fois que nous le vîmes à la Mutualité, je me rappelle une salle houleuse, rigolarde, sans mesure. Je le revois avant son tour de chant, indigné par la manière dont un public jeune chahutait des artistes inexpérimentés qui assuraient la première partie. Nous étions auprès de lui, Michel Ragon, Bernard Clavel et moi-même, et j’ai eu l’impression que nous ne le reverrions plus chanter pour nous. Ce fut en effet son dernier gala dans nos milieux. Tous ces petits cons d’alors, qui sont devenus de bons bourgeois au cul merdeux, avaient « gagné » ! Pour ma part, je reverrai Brassens trois ou quatre fois, au hasard des rencontres, sans plus. L’une d’elles m’est restée à l’esprit. C’était dans le cabaret de Monique Morrelli, rue du Chevalier de la Barre. Nous avions longuement parlé du tour de chant de Ferré dont il savait bien qu’il était mon ami. Ça faisait des années que je ne l’avais pas vu et je retrouvais cet homme bon, mais réservé, qui maintenant appartenait à un autre monde que celui de sa jeunesse.
Brassens était-il un anarchiste ? On l’a cru, surtout au début de sa carrière. Il ne l’a jamais dit, comme il ne s’est jamais étendu longuement sur la période qu’il a passée avec nous. Désillusions ? C’est possible. Les hommes sont ce qu’ils sont. Mais il y a compté des amis dont nous fûmes. Le Brassens que j’accueillais au quai Valmy avec son ami Armand Robin était anarchiste comme on l’est à vingt ans, avec fougue et avec ignorance. Il soutiendra notre Fédération pendant des années sans sembler trop y croire : il aidera la résistance à Franco, je le sais !
Brassens, esprit libertaire s’il en fut, était un anarchiste à sa manière, c’est-à-dire un esprit en-dehors de tous les dogmes. Nos militants ont trop tendance à voir ces esprits de qualité qui parfois nous approchent et dont le rayonnement nous enchante comme s’il s’agissait de militants de groupes préparant la révolution sociale. Moi, qui ai connu beaucoup ceux-là, je ne me suis jamais fait d’illusions et j’ai toujours compris la limite de nos intellectuels de qualité. Oui, Brassens, celui de la maturité, fut un esprit libre, un humaniste, un libertaire à la manière de La Boétie, marqué par le « Que sais-je » de Montaigne, avec ce tour d’esprit goguenard et polisson qui lui venait des fabliaux qu’il adorait, avec une dent dure qui parfois perçait son sourire indulgent. Il a été un musicien et un poète, et ses batailles avec le verbe, avec le mot, avec la phrase, ont pris la place de celles qui avaient bercé sa jeunesse. Le culte des copains qui le caractérisait fut peut-être un alibi, une justification de la réduction de l’amour envers tous les hommes à celui de quelques-uns judicieusement choisis. Mais si Brassens fut un homme de bien, « un honnête homme », auraient dit, au siècle des Lumière, d’autres « honnêtes hommes » qui passèrent leur temps à se traîner dans la boue, Brassens fut aussi un artiste. Modeste ? Oui... bien sûr. Il le dit ! En était-il sûr ?
Dans le florilège de Brassens, il y a Paul Valéry. A vrai dire, en-dehors que ce pisse-froid comme Brassens est né à Sète, je n’ai pas encore bien compris pourquoi. La chanson de Brassens est chaleureuse, nourrie de soleil, de soupe aux choux et de derrières ronds à souhaits. Vous voyez, vous, Valéry dans cette mouvance ? En réalité, les chansons de Brassens sont des petits morceaux d’anthologie bien construits, clairs, avec un début et une fin. Elles me font penser aux tableautins des peintres polissons du XVIIIe siècle. La musique colle à la phrase. Il nous a dit cent fois qu’il s’agissait d’un travail d’artisan, sans autre pensée que de distraire et d’amuser. Peut-être, mais le tout est rehausser d’un brin de moralisme qui cligne de l’œil pour nous faire comprendre qu’il le dit mais qu’il n’y croit pas. Ses chansons resteront, nous disent les commentateurs délirants ! C’est vrai, même s’il faut s’attendre à un inévitable déchet. Certaines pièces, d’ailleurs, ne pouvaient qu’être chantées par lui. Car le Brassens chanteur, qui n’avait plus grand-chose à voir avec celui de ses débuts, mordait dans son texte avant de nous le restituer, accompagné des minces plis de accompagné des minces plis de son visage, ce qui était du grand art, mais de l’art d’interprète, du comédien à la chanson. Oui, Brassens restera, et chanter ses chansons ressuscitera l’homme de bien que tout le monde aimait.
Il avait été mon ami et j’avais été le sien. La vie qui coule nous avait éloignés sur des chemins différents. Chaque fois qu’au détour d’une chanson un souvenir réapparaissait, je savais qu’il était resté mon ami et les quelques fois que je l’ai revu, j’ai su d’un mot, d’un regard, sans inutile exubérance, que j’étais resté le sien.
C’est curieux toutes ces années qui se déroulent en arrière jusqu’à me montrer ce jeune homme dont la grosse moustache noire se dessine et qui, sur le fond, n’est pas différent de ce vieux monsieur aux crins blancs que je vois sur mon écran pour la dernière fois. Que dire de plus. Georges Brassens : un type bien qu’on se sent heureux d’avoir connu ! Banalité sur un homme qui ne le fut pas !