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En 1918, l’Autriche prise de fièvre sociale : « Vive les conseils ouvriers ! » [1]

vendredi 7 janvier 2022, par Roland Briard (CC by-nc-sa)

La première partie de l’article de Roland Briard sur les Conseils Ouvriers autrichiens de 1918 est extrait du n°26 d’Agora (avril-mai 1985).


La Première guerre mondiale a causé un traumatisme politique et économique d’une telle envergure qu’il n’est pas exagéré de dire qu’aujourd’hui encore nous en subissons les retombées.
Mais ce qui importe vers 1917-1918, c’est l’aveu d’incapacité des responsables politiques devant la machine de guerre qu’ils ont allumée.


Même les socialistes les plus timorés (en France par exemple) sont obligés de retirer leur concours à une bourgeoisie aux abois. Dans la tourmente, cela se passera cependant mieux dans les camp des vainqueurs que dans celui des vaincus. Mais il faut se rappeler que ce n’est que pendant l’été 1918 que la cause est définitivement entendue. La deuxième victoire de la Marne sauve manifestement la bourgeoisie des pays alliés d’une explosion sociale. Elle enterre évidement par contre-coup les classes dirigeantes allemandes, autrichiennes, hongroises et turques. Ce qui, par voie de conséquence, rejaillit sur la Bohème, la Slovaquie, la Galicie. la Pologne, l’Ukraine, la Roumanie, et l’ensemble des Slaves du Sud, tous pays tributaires ou occupés par l’Allemagne ou l’Autriche-Hongrie. Dans le camp de l’Entente, les maillons les plus faibles sont aussi touchés : la Russie depuis 1917, et l’Italie où les classes dirigeantes ont fait preuve d’une rare incompétence.

Des tranchées à la révolte

Les vainqueurs devront néanmoins faire des concessions aux artisans de la victoire que sont les petits peuples des villes et des campagnes. Le mouvement revendicatif né de la fraternité des tranchées, de la prise de conscience des intérêts impérialistes. sera vite détourné vers l’électoralisme. La social-démocratie réalisera, à cette époque, ses plus beaux scores !

Parmi les vaincus, la situation est plus complexe. La camarilla impériale austro-hongroise a été bel et bien battue. Elle l’admet, contrainte et forcée, sous la pression des différentes insurrections de marins, de soldats, d’ouvriers.

L’Autriche de 1918 est cependant un pays de très forte tradition social-démocrate. De plus, cette domination politique d’un des partis les plus « droitiers » de la IIe Internationale n’est nullement troublée ni à l’intérieur, ni à l’extérieur : il n’y a pas d’opposition de « gauche », les syndicats sont aux ordres et l’osmose parti-syndicat est parfaite.

Il faut en effet attendre 1915 pour que certains marxistes radicaux s’organisent à l’intérieur du PSDO. Ils ne représenteront jamais plus de 10 % des mandats et en tous cas, n’auront jamais aucune influence réelle dans l’opinion parfaitement encadrée par 6 quotidiens et 20 hebdomadaires ou mensuels socialistes.

Immobilisme ou « opposition à Sa Majesté » n’ont jamais empêché les regroupements populaires et l’action. En mai 1917, c’est la grève de l’arsenal de Vienne. Elle échoue, mais provoque en retour la première conférence des délégués ouvriers de la région viennoise. Cette conférence se prononce en faveur de la Révolution Russe, ce qui n’est pas le cas de la social-démocratie autrichienne peu soucieuse de prendre position en faveur... d’ennemis.

A partir de décembre 1917, les mouvements populaires se multiplient et la revendication politique vient se doubler d’une crise alimentaire et sanitaire particulièrement catastrophique. La social-démocratie reste neutre, seuls, l’opposition de gauche et les anarchistes appuieront ces mouvements. Un comité d’Action est créé et un bureau de liaison mis en place. En province on assiste à la même évolution, notamment par la création du Conseil Ouvrier de Linz le 12 décembre.

Janvier 1918 : la grève générale

Les 15 et 16 décembre, plus de 80 000 grévistes à Vienne incitent la social-démocratie à tenir compte d’un mouvement populaire qu’elle estimait jusque là totalement marginal, et elle prend l’initiative de la proclamation d’un Conseil Ouvrier de Vienne. Manipulant les élections de délégués, elle obtient une quasi-unanimité. De plus, elle fait voter au Congrès du Parti Social-Démocrate Autrichien, une motion qui indique que la création de nouveaux conseils ouvriers sera subordonnée à une décision favorable du syndicat local !

Devant l’aggravation de la situation politico-économique, la social-démocratie ne peut, cependant, éviter le recours à la grève générale début janvier 1918. A propos de ce mouvement, H. Haubtmann écrira dans l’Arbeiter Zeitung, que la grève est le résultat d’un mouvement élémentaire qui s’est déclenché sans l’aide de l’organisation politique et syndicale trahissant ainsi les angoisses des dirigeants socialistes. La social-démocratie appellera à l’ordre et au calme et
s’appliquera à faire élire ses hommes comme délégués.

Le 20 janvier, les sociaux-démocrates font voter la reprise du travail. Celle-ci sera mal accueillie dans les quartiers les plus ouvriers et dam certaines usines notamment à Wiener Neustadt, Ternitz et Neunkirchen. Certains dirigeants seront même séquestrés Mais, divisé et morcelé, le mouvement pour la continuation de la grève ne dépassera pas le 23 janvier. Cet abandon, consenti au prix de quelques minimes concessions en matière de rationnement, sera cependant violemment reproché à la direction du Parti Socialiste. Ainsi, le Congrès Socialiste de Basse-Autriche entend des délégué, reprocher la fin de la grève sans consultation des ouvriers et sans avoir pris avis de la province, d’autres dénoncer la composition des Conseils Ouvriers.

Pour mettre fin à cette contestation interne. la direction propose d’institutionnaliser, purement et simplement, les Conseils d’Ouvriers. Cette décision n’aura pas le temps de passer dans les faits qu’éclate une importante insurrection populaire à Cattaro.

L’insurrection de Cattaro

A l’origine, elle n’est que le simple prolongement : au sein des arsenaux de Pola et d’Istrie, de la grève générale viennoise. La grève, puis la mutinerie s’étend aux équipages de l’escadre austro-hongroise. vouée à l’inaction par le blocus de l’Entente. Dans ces troupes multinationales, l’effervescence est rapide [1]. Des délégués clandestins sont désignés sont désignés pour préparer l’action qui débute le 1er février. En dix minutes, les marins s’emparent de l’ensemble de la flotte. Sur chaque navire un délégué est désigné comme commandant, un comité est élu, un Conseil Central formé. Celui-ci se réunit le jour même à 14 heures. Il convient de citer les 8 points élaborés par les délégués.

  1. Paix générale et immédiate ;
  2. Complète indépendance des peuples de l’Empire austro-hongrois ;
  3. Paix sans annexions ;
  4. Démobilisation et création d’une milice de volontaires ;
  5. Droit à l’auto-détermination pour tous les peuples ;
  6. Réponse loyale à la note de Wilson ;
  7. Assistance aux familles dans le besoin ;
  8. Démocratisation du gouvernement.

Ces points, d’une inégale importance traduisent bien les préoccupations des marins. Il est particulièrement significatif qu’outre le mot d’ordre, fort légitime, d’auto-détermination, apparaisse celui de démobilisation... et de création d’une milice de volontaires.

La fin de la grève générale en Autriche isole les marins de Cattaro. Les officiers réussissent à cerner la rade, les batteries côtières ouvrent le feu et des bâtiments de la 3e flotte austro-hongroise occupent les îlots de résistance. Le Conseil de Guerre prononça 4 condamnations à mort et plus de 400 lourdes peines de prison.

La répression de la mutinerie de Cattaro se déroula dans l’indifférence totale de la social-démocratie autrichienne pourtant sollicitée à plusieurs reprises par les mutins.

Témoignage d’un bourgeois affolé ?

Le mouvement révolutionnaire, ouvrier ou militaire, est pour quelque temps muselé. Il faut attendre le mois de mai pour une nouvelle grande offensive tant en Hongrie qu’en Autriche que dans les armées (mutineries en Styrie, à Ljubljana, à Furnkirchen...). En Bohême, la ville de Rumburg est occupée par des mutins tchèques et le mouvement est réprimé par des soldats allemands et hongrois. Mais les événements s’enchaînent et successivement toutes les armées de l’Empire sont touchées.. Le gouverneur de Prague, représentant encore officiel de l’Empereur, note que les événements furent principalement militaires, mais depuis qu’ils affectent aussi les civils ils ont également de graves implications administratives. En tout premier lieu, le rapport entre la révolution sociale de Russie et la situation militaire et politique à l’intérieur de la monarchie est devenu plus évident... [2]. Et il ajoute : Si les rebelles étaient parvenus à avancer vers le Sud et avaient trouvé un appui... parmi les civils dans ces régions, nous nous serions confrontés à une révolution en règle en plusieurs points de la Bohême.

Témoignage d’un bourgeois affolé ou d’un fonctionnaire lucide ? Il semble bien que ce soit la deuxième hypothèse qui soit la bonne, car elle est corroborée par nombre de témoignages du même genre.

La social-démocratie refuse de se mettre à la tête du mouvement, l’échec de la grève générale permet et justifie la répression.

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[1Il Y a en effet 34 % de yougoslaves, 11 % de tchèques et de slovaques, 4 % de polonais, contre 20 % de hongrois et 16 % d’autrichiens.

[2Toutes les citations sont extraites de « Les Conseils Ouvriers : Espérances et défaites de la Révolution en Autriche-Hongrie 1917-1920 », thèse de Dominique Gros, Université de Dijon.