Les lecteurs du Monde libertaire ont découvert, sans doute avec surprise, en première page du numéro 1343 du mois de janvier une bien curieuse religieuse maquillée, portant de beaux dessous et fumant une cigarette. Cette peinture qui illustrait un dossier sur les méfaits de religions, est l’œuvre de Clovis Trouille (1889-1975). Elle a pour titre Religieuse italienne fumant une cigarette et date de 1944. Ce peintre est ignoré par la plupart des dictionnaires et encyclopédies car c’est un esprit rebelle qui n’a cherché ni la gloire ni la célébrité.
Il a toujours voulu rester indépendant. Il ne voulait pas dépendre des galeries et peindre sur commande. Presque toute sa vie, il a exercé le métier de maquilleur et de retoucheur dans une fabrique de mannequins d’art à Paris. Il ne peignait que pendant ses loisirs et son œuvre se compose seulement d’une centaine de toiles qu’il retravaillait parfois pendant plusieurs années. Il serait sans doute étonné de voir que ses peintures se négocient actuellement entre 250 000 et 300 000 euros. A la suite d’une exposition où aucune toile n’avait été vendue, il écrivit : Quant à moi, cette mévente me ravit. L’échec commercial étant pour moi, spirituellement, un succès, et la vente, un triste signe de conformisme bourgeois, ayant toujours considéré ma peinture comme anarchisante, démodée et anticommerciale
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L’anticléricalisme et l’antimilitarisme sont des thèmes récurrents de sa peinture. L’érotisme, le fantastique, le rêve, l’humour, les arts populaires sont aussi très présents. Dans ses peintures on rencontre les personnages les plus surprenants : des religieuses aguichantes bien sûr mais aussi des saltimbanques, des gitanes, des militaires ridicules, des moines lubriques, des lions et autres animaux sauvages, des vampires et on peut même y croiser Donatien-Alphonse-François de Sade ainsi qu’André Breton.
Les scènes religieuses semblent obséder Clovis Trouille : Remembrance, Le baiser du confesseur, La partouze, La pécheresse à la cathédrale d’Amiens, etc. L’aspect anticlérical est bien sûr présent avec notamment la devise « Ni Dieu, ni maître » écrite sur la barque du Bateau ivre. Mais il cherche aussi à dévoiler une dimension érotique de la religion qui est toujours cachée. Il transforme une imagerie religieuse en un éloge du libertinage et de l’amour.
Remembrance (1930-1933) est un « tableau anti-tout ». Une République nue balance une pluie de médailles aux embusqués et aux profiteurs de la guerre (un évêque et un académicien). A côté, deux soldats morts, un Allemand et un Français ont reçu une croix de bois en remerciement et portent dans leurs bras deux lapins symbolisant le sacrifice obligatoire.
Le poète rouge (1949-1963) est une toile ou le peintre s’attaque à tous les pouvoirs. Devant la « prison des poètes non-conformistes » est installée une guillotine. Un poète avec une cape noire ressemble aux anarchistes du début du XXe siècle. Planqué derrière une pissotière, il tire sur le bourreau. Pour que les flics servent à quelque chose, ils ont dans le dos une pendule, un baromètre ou un plan de Paris. Les femmes des poètes, en tenue de nuit, tiennent à la main des mitraillettes et se préparent à l’assaut. Le poète rouge est André Breton qui « cherche l’or du temps à bord d’une planète égarée ». Au premier plan, un monument en forme de phallus a été érigé en l’honneur de Sade mais il est surmonté d’un buste du pape Pie XII…
Les personnages de ses peintures sont directement repris de photographies. Il les décalquait puis les peignait ou bien il les découpait, collait et repeignait. Le collage tient donc une place importante dans son œuvre. Les figures sont disposées dans un cadre qui ressemble à un décor de cinéma. Clovis Trouille utilise des couleurs pures, saturées. Ses violets, noirs et pourpres mettent en valeur la vulgarité et le mauvais goût des thèmes qu’il a choisis. Sa technique préfigure le Pop’Art ou bien les œuvres de Combas et d’Erro.
Clovis Trouille est né dans un village de l’Aisne. Il a été élève à l’Ecole des beaux-arts d’Amiens pendant cinq ans. Il a été impressionné par l’architecture de la cathédrale de cette ville ainsi que par les peintres classiques exposés au Musée de Picardie. Il a passé sept années sous les drapeaux, de 1910 à 1912 pour son service militaire puis de 1914 à 1919 pendant la Première Guerre mondiale. La guerre l’a profondément traumatisé et il restera plusieurs années sans pouvoir peindre. J’étais un véritable artiste. Mais je ne suis plus un véritable artiste, parce que j’ai eu un traumatisme de cette guerre-là. Je suis devenu anarchiste, n’est-ce-pas ? et la peinture que je fais est anarchiste et surréaliste, tout ce que vous voulez, mais elle n’a plus cette qualité, cette poésie de cette époque-là
. En effet alors qu’il peignait des portraits et des paysages, quand il reprend le pinceau, il s’attaque à des sujets « blasphématoires ». La perte d’une de ses deux filles âgée de 12 ans augmente sa révolte. Il s’oppose violemment aux idées religieuses de sa famille.
Clovis Trouille a fréquenté le mouvement surréaliste. Mais, se méfiant des querelles personnelles, il ne participait pas régulièrement aux réunions. Il était en désaccord avec la plupart des surréalistes en raison de leur mépris pour les maîtres anciens. Il revendiquait l’héritage des peintres de la Renaissance qu’il avait copiés dans sa jeunesse. Il avait cependant l’estime de Dali, Breton et Maurice Rapin qui saluaient l’audace et la subversion de ses sujets.
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Il a participé à de nombreuses expositions collectives de 1930 à sa mort. On a pu voir ses toiles aux expositions de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR) puis aux Salons des Indépendants ainsi qu’aux Surindépendants. De son vivant, il n’y eut qu’une seule rétrospective de son œuvre, en 1963, à la Galerie Raymond Cordier à Paris. On trouve sa signature au bas de quelques textes surréalistes, notamment « Surréalisme et anarchisme : déclaration préalable » publiée dans Le Libertaire en 1951.
A cause de la discrétion de l’artiste et du côté absolument politiquement incorrect des ses toiles, l’œuvre de Clovis Trouille était difficile à voir. Elle a été boudée par la critique et par la bourgeoisie de son époque. On doit cependant noter un regain d’intérêt ces dernières années.
Plusieurs expositions ont eu lieu : au Musée national des arts d’Afrique et d’Océanie en 1999 et 2000, au Musée d’art moderne d’Ostende en 2002, et plus récemment au Cercle contemporain du Cailar (Gard) en 2004. Les œuvres de Clovis Trouille étaient présentées avec celle de Gérard Lattier, un artiste qui avait entretenu une correspondance avec lui. A noter que l’entrée de l’exposition était déconseillée aux jeunes de moins de 16 ans non accompagnés !
Pour découvrir l’œuvre de Clovis Trouille, on peut lire un livre très beau mais très cher (70 euros) qui vient de paraître chez Actes Sud. Clovis Prévost y présente l’essentiel des peintures de l’artiste. Les reproductions sont accompagnées d’extraits de lettres ainsi que de textes d’auteurs que le peintre appréciait particulièrement (Artaud, Breton, Crevel, Lautréamont, Rimbaud, Sade et même Stirner). Sur Internet, on peut voir des œuvres de Clovis Trouille sur des sites personnels d’artistes qui lui rendent ainsi hommage.
Jean Rolin, un cinéaste libertaire qui a réalisé de nombreux films de vampires, évoque Clovis Trouille dans son film La fiancée de Dracula (2002). J’ai une grande admiration pour Clovis Trouille, j’en ai parlé à chaque fois que j’ai pu, et j’ai mis des tableaux effectivement dans mon dernier film, je [le] mentionne plusieurs fois dans mes livres et puis on m’a appelé le Clovis Trouille du cinéma
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