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Cahier d’un milicien dans les rangs de la CNT-FAI [09]

vendredi 31 mars 2023, par Albert Minnig (CC by-nc-sa)

Le Réveil anarchiste N°991 – 29 Janvier 1938

Dans notre groupe, le moral flotte un peu. Quatre Suisses sont partis, malades ou démoralisés. Pianta ne peut supporter les privations, étant à peine remis de la fièvre typhoïde et il s’en va avec Chevalier, qui souffre de nouveau de sa blessure. Grimaldi doit se faire opérer et part aussi. Gerber, qui était dans un autre groupe, vient nous rejoindre et nous égayer un peu. Sellès se plaint, ses blessures s’étant réouvertes et il nous quittera avec Monnier, très malade aussi.

Il y a plus de trois mois que nous n’avons pas eu de permission et la relève ne vient pas. J’ai beau dire : Tout va bien ! mais tout va mal et je commence aussi à être démoralisé. Serra fait tout son possible pour m’encourager, mais il n’arrive pas à me convaincre. Les vivres deviennent aussi rares que la munition. Je souffre depuis quelque temps de violents maux de tête, ce qui ne contribue pas à guérir le moral. Un jour, peu après midi, un camarade se trompe de chemin et se fait mitrailler par les fascistes. Nous assistons impuissants à sa course folle d’un tas de paille à un autre, et c’est miracle qu’il réussisse à nous rejoindre sans une blessure. C’est Monnier qui revient, ne pouvant rester à l’ambulance suisse, faute de place. Cette émotion l’a complètement ébranlé et il reprend à nouveau mal. Je demande pour lui au Comité s’il serait possible d’avoir de temps en temps une boîte de lait, car ce n’est pas avec des patates et de l’eau qu’il se guérira. Impossible, il n’y en a pas, seuls les officiers et leurs femmes peuvent en obtenir en promenant leurs galons à l’arrière.

Ceci me dégoûte complètement et me décide à m’en aller. Je pars donc avec Monnier et je réclame ma permission au Comité du Castillo Malatesta, qui me l’accorde ayant cent jours de front. A l’ambulance, je retrouve la majorité de mes camarades de section ; ils n’ont pu aller plus loin sans donner leur démission du Bataillon italien.

Le lendemain, à Vicien, Bifolchi me refuse ainsi qu’à Monnier, qui a une ordonnance du docteur, la feuille de route pour Barcelone. Il mous envoie à la division à Abero Baio, où j’accepte enfin de démissionner du Bataillon Italien, mais aussi de la Milice, car je ne tiens pas à être un légionnaire courbé sous des lois draconiennes.

Enfin nous partons pour Granen pour y prendre le train. J’ai le bonheur de trouver dans ce village mes camarades espagnols du cimetière et ils insistent pour que je passe dans leur village où, paraît-il, leur collectivisation a fait de gros progrès. Ils me parlent aussi de leur désenchantement au sujet de la militarisation, mais leur lieutenant, un ami du village, n’a pas changé ses anciennes habitudes, ce qui est pour eux une consolation. Nous passons la nuit avec eux et prenons le train à 5 heures du matin après leur avoir fait la promesse de passer chez eux. Nous descendons à Lérida, où nous n’avons pas de peine à obtenir un passe pour Torrente-de-Cinca. Un car nous transporte jusqu’à Fraga, village pittoresque au bord de la Cinca ; je parlerai plus loin des conditions de logement de cette localité. Nous avons la chance de trouver une automobile qui va dans cette direction, ce qui nous économisera beaucoup de temps. Enfin nous arrivons et l’auto s’arrête devant le bâtiment de la CNT.

Les membres du Comité ayant été avertis par leurs camarades, me reconnaissent aussitôt et après une courte discussion une franche amitié me lie à ces braves paysans. Ils nous proposent une petite investigation dans le village et je commence par entrer dans la maison d’en face, où le rez-de-chaussée a été transformé en un vaste salon de coiffure. Nous profitons de l’occasion pour nous faire couper les cheveux ainsi que notre barbe, vieille de plusieurs semaines. Beaucoup de paysans sont là, attendant leur tour et ils sourient, en me voyant sortir mon portemonnaie pour payer, l’argent n’ayant plus cours clans le village. Le pourboire est aussi refusé et il nous est conseillé de ne pas insister. Frais comme des roses, nous poursuivons notre promenade, étonnés de la propreté qui règne dans la rue comme autour des bâtiments. Nous pénétrons dans un bâtiment fraîchement repeint. Des céréales soigneusement entassées occupent la vaste salle du rez-de-chaussée. Nous prenons l’escalier qui conduit au premier étage. Une agréable odeur d’épicerie flotte dans cette pièce qui est de même grandeur que la précédente. Là encore, ce sont des provisions de toutes sortes, des sacs, rangés en longues files. Des comptoirs occupent la partie la mieux éclairée. Derrière ces comptoirs, de vastes rayons sont chargés de produits divers, méticuleusement classés. Deux jeunes Aragonaises, belles comme le jour, servent aux nombreux clients les produits demandés. Je suis étonné de voir que tous sont porteurs de carnets et je pose quelques questions à mes guides.

— Ne craignez-vous pas uni recrudescence d’employée de bureau pour un tel contrôle ?

— Non, pour le moment le contrôle est fait volontairement par les membres de la collectivité, en dehors de leurs heures de travaux habituels. Le manque de certains produits nous oblige aujourd’hui à tenir une statistique journalière, permettant ainsi une répartition égale à tous, afin qu’une partie des habitants ne souffre pas de la trop forte consommation de l’autre. Plusieurs produits, par exemple les oranges, amandes, noisettes, figues, dattes, pommes de terre et divers légumes ne sont pas contrôlés et chacun peut en obtenir à volonté. Demandez et regardez un de ces carnets.

Je m’approche d’un petit garçon et lui demande de bien vouloir m’y laisser jeter les yeux un instant. Sur l’a couverture, les nom et prénom de la famille, le nombre des adultes et des enfants. Plusieurs pages sont déjà couvertes par l’écriture et le sceau du contrôle. Le détail de tous les produits délivrés y est inscrit, sauf ceux qui peuvent être pris à volonté. Je redonne le livret au petit garçon qui s’en va portant sur la tête sa corbeille pleine de commissions.

Nous goûtons à divers produits, liqueurs, vins et cigarettes. Le tout me fait énormément plaisir et je reste stupéfait d’autant d’organisation de la part de ces paysans pour la plupart complètement illettrés. Nous sortons et montons la rue qui mène à l’église, immense construction qui domine tout le village. Elle n’a pas été brûlée, mais de nombreuses transformations y ont été faites. Ses ornements religieux ont été enlevés, la salle principale sert de dépôt pour les machines agricoles et pour tout l’outillage des divers corps de métiers de la collectivité. Du donjon, haut d’une cinquantaine de mètres, la vue s’étend sur toute la région et des travaux pour y placer des mitrailleuses sont déjà achevés. (A suivre)

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Voir en ligne : Pour le bien de la révolution, Minning Albert et Gmür Edi. Les éditions Atelier de création libertaire