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Anarchik : L’ennemi de l’Etat

dimanche 7 avril 2024, par Roberto Ambrosoli (CC by-nc-sa)

Anarchik naît en Italie autour de la moitié des années soixante, comme une « blague » inspirée par quelques personnages alors en vogue dans le monde de la bande dessinée d’aventure. Ces héros, grossièrement négatifs, étaient caractérisés par une prédilection naïve autant pour les noms sataniques avec un K final (rappelez-vous Mandrake, Satanik, Diabolik...) que pour les actions accomplies vêtus de moulants costumes noirs, avec d’occasionnels effets de comique involontaire. Anarchik en est la version humoristique et libertaire, fruit à la fois du détachement ironique et de la passion politique. Les connotations extérieures des héros noirs (polo rayé, visage masqué...) s’allient à celles traditionnellement attribuées aux anarchistes par l’iconographie du régime (grand chapeau, grand manteau, grosse barbe...) et revêtent une anatomie ronde et improbable à la Mickey Mouse, pour donner vie à un petit homme sautillant, asymétrique, abstrait, irréel. Sur le plan strictement graphique, Anarchik raille les mythes de la sous-culture d’évasion, critique les stéréotypes dénigrant l’anarchisme (tout en les acceptant en apparence les uns et les autres), et se présente avec un A cerclé gigantesque peint sur son maigre thorax, comme expression de la résurgente « fierté d’être anarchistes ».

 

 

Sur le plan disons idéologique, en revanche, son message est peu défini. Je ferai de mon pire ! déclare-t-il lors de sa première sortie « officielle » avec un ricanement amusé et vulgaire. Et ceci veut un peu tout dire : le refus de collaborer avec l’ordre établi, bien évidemment, mais aussi une manifestation de désenchantement, un goût pour la dérision, et, qui sait, l’auto-ironie. Les premières histoires d’Anarchik, d’ailleurs, n’ont de politique que le fond les personnages de second rôle qui le côtoient sont le prêtre, le capitaliste, et d’autres figures positives ou négatives typiques du conflit social, mais elles ne servent pas tant à une réflexion théorique sur le pouvoir ou sur l’exploitation qu’à composer des gags dont le comique (du moins dans les intentions) est une fin en soi, presque toujours centré sur les effets explosifs de la bombe que notre compère porte sur lui. Une bombe humanitaire, tout compte fait, c’est-à-dire symbolique, qui explose souvent et volontiers, ne provoquant cependant jamais de dégâts supérieurs à un rituel enfumage roussi de la victime du moment, qui reste hébétée en pleine vignette tandis qu’Anarchik s’enfuit en ricanant (hi ! hi ! hi !) dans le lointain. Désenchantement, auto-ironie, disait-on une invitation inconsciente modérer les triomphalismes ? à ne pas trop attendre de sa propre action ? Peut-être. Mais même l’auteur ne saurait y répondre.

L’attentat de Piazza Fontana (Milan, 1969) avec sa bombe fasciste et tragiquement meurtrière, rappelle Anarchik à une attitude moins légère et plus consciemment militante, et il se prête, dès lors, de bon gré à devenir instrument de propagande et d’agitation. Mais, soit à cause de l’impudente et irréductible paresse de son auteur, les apparitions publiques de cette seconde période (qui est en fait la plus notoire et officielle, la première étant connue seulement de quelques rares intimes) ne sont pas suffisantes pour que hagiographe puisse en identifier avec clarté le fil conducteur. Mis à part l’absence de recours aux déflagrations, désormais inopportunes, et laissées à d’autres. La tâche étant de trouver de meilleurs instruments d’intervention contre vieux et nouveaux ennemis, Anarchik plaisante maintenant en riant jaune, sur la répression et les policiers, mais aussi sur les mythes qui circulent dans les rangs de ses propres sympathisants, sur le reflux, sur les premiers signes de crise de l’activité politique anti-institutionnelle. Cela suffit-il pour lui attribuer la fonction du criquet de Pinocchio ou de la coccinelle de Gotlib pour et dans le mouvement anarchiste italien ? Je vous en prie, non. Les rares histoires qui paraissent dans A Rivista Anarchica (mensuel italien), nous permettent simplement d’observer un Anarchik toujours narquois, mais chemin faisant plus introverti et embarrassé : avec le temps qui passe, au fur et à mesure que les années quatre-vingt s’approchent, les occasions de dégainer son ricanement vulgaire deviennent toujours moins fréquentes ; le manteau, lui, au lieu de s’ouvrir en voltigeant, enveloppe le corps, jusque sous le nez, et le grand chapeau bancal s’enfonce toujours plus sur les yeux masqués. De là-dessous, il observe et hasarde de temps en temps un commentaire. la plupart du temps, il se tait. Quelles pensées, quelles considérations peuvent se cacher derrière son impénétrable air renfrogné ?

Même l’auteur, dans ce cas, ne saurait le dire. Et puis, dernièrement, Anarchik a cessé de se montrer dans les parages. Ne demandez pas à son auteur où il serait allé se cacher. Vous aurez compris désormais qu’il est le moins opte à fournir des informations de ce genre. Contentez vous d’attendre. Tôt ou tard, il apparaîtra à nouveau. Probablement est-il seulement à la recherche de sa bombe humanitaire, celle dont il a dû se défaire il y a seize ans.

Roberto Ambrosoli
Turin, Juin 1985

Le Covid-19 a fauché Roberto Ambrosoli (1942-2020) le 7 avril dernier. Depuis 1971, Anarchik, son petit homme noir, semait ses gags dans différents journaux anarchistes, puis dans la revue culturelle italienne A-Rivista Anarchica. Il aurait emprunté son personnage à G. Segfried qui l’avait créé aux États-Unis au début des années 1970 (Anarchik de Segfried). Ou bien est-ce le contraire ? Sa présence subversive et [son] ironie libertaire [luttaient] contre les hypocrisies, les injustices et la criminalité du pouvoir. Roberto Ambrosoli a rencontré l’anarchisme au lycée à Milan avec son ami de toujours Amedeo Bertolo. La première manifestation publique à laquelle ils participèrent fut celle devant le consulat de Hongrie en solidarité avec les insurgés de 1956. Pendant un quart de siècle, il fut un militant anarchiste actif à Turin, où il avait déménagé et exerçait en tant qu’enseignant. L’année dernière un recueil de quelques-unes de ses BD a été publié par Editrice A et Hazard edizion : Farò del mio peggio. Chronache anarchiche a fumetti (« Je ferai de mon mieux. Chroniques comiques anarchistes », 79 p.). Longue vie à Anarchik ! (@narlivres juillet-août 2020)

Voir en ligne : Cet article de Roberto Ambrosoli est extrait d’Agora n°30 - Anarchy Comix - Décembre 1985. Tous les numéros de cette revue (1980-1986) sont sur le site Fragments d’Histoire de la gauche radicale.