Accueil > Editions & Publications > Itinéraire - Une vie, une pensée > Itinéraire - Une vie, une pensée n°7 : « Pierre-Joseph Proudhon » > Proudhon prolétaire

Proudhon prolétaire

Illustration : Kontrapatria

vendredi 16 février 2024, par Sébastien Basson (CC by-nc-sa)

Voyage dans le temps et l’espace pour retrouver l’influence de cet « humaniste du travail ». Partout où la liberté s’est opposée à l’autorité, on distingue les traces de sa pensée. Mais c’est en dépassant l’idéalisme proudhonien et ses contradictions, que les travailleurs ont su mettre à profit ses enseignements révolutionnaires.

En 1840 – il n’a que trente et un an – Proudhon rédige Qu’est-ce que la propriété ? où il démontre que le capi­taliste s’adjuge le bénéfice de la force collective. Il s’approprie ce qui, dans la production, est le fruit d’un effort collectif, une valeur née de l’association. Cette appropriation est un vol, la propriété c’est le vol. Rédigée dans un langage accessible à tous, cette œuvre a un grand retentissement. La démonstra­tion de Proudhon fait dire à Marx : Maintenant nous avons une théorie du prolétariat. Ce n’est qu’en 1867 que Marx exposera sa théorie de la plus-value dans le Capital.

Dès 1844 Proudhon s’attaque à la rédaction du Système des contradic­tions économiques publié en 1846, ouvrage plus complexe, où il appro­fondit son analyse et auquel Marx, changeant de ton, répond par son méprisant Misère de la philosophie.

Mais Proudhon ne s’enferme pas dans son cabinet de travail et participe au mouvement social. En février 1848 il entreprend la publication d’un périodique, le Représentant du Peuple qui, malgré les persécutions gouvernementales, se vend à 40 000 exemplaires.

Pour lui, la Révolution de février qui a renversé Louis-Philippe n’est pas sociale, mais seulement politique et il ne peut être question de fonder le vrai socialisme par l’initiative du gouvernement. La solution au problème social c’est l’association mutuelle. La gestion des instruments de production et des échanges doit être confiée aux associations ouvriè­res. Dans son journal il proclame : Nous, producteurs associés ou en voie d’association, nous n’avons pas besoin de l’État (...). Nous voulons que ces associations soient (...) le premier noyau de cette vaste fédéra­tion de compagnies et de sociétés, réunies dans le commun lien de la république démocratique et sociale [1].

La Révolution de février a provo­qué l’éclosion d’une multitude d’associations ouvrières. Pour leur venir en aide, Proudhon tente l’expé­rience d’une « Banque du peuple » qui doit appliquer les principes mutuellistes en offrant un crédit gra­tuit. Ce projet recueille 27 000 adhé­sions, mais il doit y renoncer à la suite de sa condamnation à trois ans de prison pour avoir publié des arti­cles contre Louis-Napoléon élu prési­dent de la République. Par ailleurs, à propos de ces associations, Proudhon ne va pas tarder à déchanter car il n’est guère possible de maintenir sans dérive ces îlots d’autogestion ouvrière dans une économie de mar­ché et sous la pression de l’État.

Les 4-5 juin 1848, Proudhon se présente aux législatives et 77 000 électeurs l’envoient à l’Assemblée. Trois semaines plus tard, l’écrase­ment par Cavaignac du prolétariat parisien le bouleverse et, dans ses Carnets, il note : Pour moi, le sou­venir des journées de juin pèsera éternellement comme un remords sur mon cœur... J’ai manqué, par hébé­tude parlementaire, à mon devoir de représentant. J’étais là pour voir, et je n’ai pas vu ; pour jeter l’alarme, et je n’ai pas crié ! [2].

Cependant quand l’insurrection éclate, il descend dans la rue. Quand le canon se tait il proclame, à l’Assemblée, sa solidarité avec les combattants de juin. Toute l’Assemblée se déchaîne contre lui. Son journal est saisi et doit changer de nom. Désormais, c’est dans le Peuple qu’il mène sa campagne de soutien à Raspail, candidat à l’élec­tion présidentielle du 10 décembre 1848, en précisant qu’il ne s’agit pas de donner éventuellement à la République un chef : loin de là, nous acceptons Raspail comme protesta­tion vivante contre le principe de la Présidence !.

En 1863 et 1864, le gouvernement impérial organise des élections. L’empire autoritaire est devenu, en effet, une entrave au développement du capital industriel et financier, et « l’empire libéral » doit lui succéder. En mars 1864, Tolain, ouvrier cise­leur, se présente à Paris avec le sou­tien d’un comité de soixante mem­bres qui publie un Manifeste resté célèbre.

Dans la conclusion qu’il ajoute à De la capacité politique des classes ouvrières, Gustave Chaudey, exécu­teur testamentaire de Proudhon, écrit : Selon Proudhon, les classes ouvrières n’ont fait leur véritable entrée sur la scène politique qu’aux dernières élections, avec le Manifeste des soixante. C’est alors seulement que, dans un langage à elles, elles ont essayé d’exprimer des idées à elles. Mais elles n’ont pas su trouver la ligue politique qui devait les conduire à la manifestation la plus efficace de ces idées. Les classes ouvrières ont des intérêts distincts de la bourgeoi­sie. Elles doivent avoir une politique distincte de la politique bour­geoise. [3]

De la capacité politique des classes ouvrières est le dernier ouvrage de Proudhon. C’est sur son lit de mort qu’il en a dicté les dernières pages. Il s’agit d’un hommage au Manifeste des soixante, mais aussi d’une criti­que lucide. C’est un hommage quand il y perçoit la démonstration que l’idée mutuelliste a pénétré, d’une façon nouvelle et originale, les clas­ses ouvrières [4]. Mais il se sépare des soixante qui veulent fortifier, en la complétant, l’action de l’oppo­sition libérale car, pour Proudhon, ce qui caractérise cette opposition, c’est d’abord son antisocialisme déclaré. La démocratie ouvrière, écrit-il, a d’autres devoirs à remplir que de se donner des avocats et d’organiser, au moyen de ces langues courantes, une critique du pouvoir compromettante pour elle seule, et à tous les points de vue inutile. [5]

Naissance de l’AIT

Proudhon meurt le 19 janvier 1865. Les ouvriers parisiens assistent nombreux aux obsèques. L’influence de Proudhon est considérable, en effet, dans le mouvement ouvrier en formation. Les signataires du Mani­feste des soixante sont acquis aux idées du mutuellisme. Bibal est insti­tuteur, mais tous les autres sont ouvriers. Certains d’entre eux ont participé à la délégation ouvrière française à l’Exposition universelle de Londres, en 1862. Leur rencontre avec des délégués anglais a été le pre­mier acte constitutif de l’Internatio­nale. Outre Henri Tolain, Limouzin (passementier), Coutant (lithogra­phe), Beaumont (monteur en bronze), Perrachon (monteur en bronze), Camelinat (monteur en bronze, qui sera directeur de la mon­naie sous la Commune), Morel (bronzier), Delahaye (serrurier), deviennent membres de l’AIT.

A propos de la constitution de l’AIT, James Guillaume a écrit : il n’est pas vrai que l’Internationale ait été la création de Karl Marx. Celui-ci est resté complètement étranger aux travaux préparatoires qui eurent lieu de 1862 à septembre 1864. Il s’est joint à l’Internationale au moment où l’initiative des ouvriers anglais et français venait de la créer [6].

Dans son Histoire du mouvement ouvrier, Edouard Dolléans note que le plan d’organisation apporté à Londres par Tolain et ses camarades demeure une création ouvrière. C’est encore Tolain, dont Marx dit que c’est un homme très bien, qui lance la formule : Il nous faut nous unir, travailleurs de tous les pays [7]. Pour l’instituteur Bibal, !’AIT est un enfant né dans les ate­liers de Paris et mis en nourrice à Londres [8].

Mais, rapidement, Marx ne sup­porte plus la domination des idées proudhoniennes dans l’Internatio­nale. Après le congrès de Genève il trouve que Messieurs les Parisiens avaient la tête pleine des phrases de Proudhon les plus vides et, en I 867, il écrit à Engels : Au pro­chain congrès de Bruxelles, j’étran­glerais de mes propres mains ces ânes de proudhoniens [9]. Ainsi que l’écrit Théo Argence, les proudho­niens ne disparurent pas pour autant. C’est que la pensée de Proudhon, lui, mort, restait dominante, plus vivante que celle de Marx vivant. Un homme qui était loin d’être un inconnu devait en apporter la preuve, en adhérant à l’Internationale en juillet 1868 : Bakounine [10].

Proudhon et Bakounine, note Daniel Guérin, ont été contempo­rains et amis (...). Leurs apports ont été réciproques, avec prépondérance de l’influence de Proudhon sur Bakounine [11]. Et, à propos de Bakounine, Guérin ajoute : La mue qui, aux approches de la cin­quantaine, le fait bifurquer vers l’anarchisme est due, sans doute pour une large part, à l’influence de Proudhon. S’il reproche parfois à Proudhon d’être un idéaliste incor­rigible et une contradiction per­pétuelle, Bakounine n’en tire pas moins de la pensée proudhonienne la substance même du socialisme liber­taire. Son socialisme à lui, dit-il, fondé sur la liberté tant individuelle que collective, et sur l’action sponta­née des associations libres, n’obéis­sant à d’autres lois qu’aux lois générales de l’économie sociale, découvertes ou qui sont à découvrir par la science, en dehors de toute réglementation gouvernementale et de toute protection de l’État, subor­donnant d’ailleurs la politique aux intérêts économiques, intellectuels et moraux de la société, devait plus tard et par une conséquence nécessaire aboutir au fédéralisme. [12]

Dans l’AIT, c’est donc surtout par les voix de Bakounine et de ses amis James Guillaume et Adhémar Schwitzguébel que le fédéralisme proudhonien va désormais s’opposer au centralisme autoritaire de Marx. Le projet fédéraliste, reliant commu­nes et associations de travailleurs, apparaît comme le schéma de la société future. Défendu au congrès de l’Internationale, à Bâle, en 1869, par Jean-Louis Pindy, délégué de l’Union syndicale des ouvriers du bâtiment de Paris, il sera repris par Adhémar Schwitzguébel, lors d’une polémique qui l’opposera, en 1874, à César de Paepe. Il sera développé, précisé, par James Guillaume qui, dans un essai paru à la Chaux-de­-Fonds, en 1876, sous le titre Idées sur l’organisation sociale [13], étudiera, dans le détail, le fonctionnement des communes, des associations de pro­ducteurs, et leur organisation fédéra­tive.

Marx, Bismarck, même combat

Bakounine est parfois sévère à l’égard des mutuellistes à qui il reproche de déformer la pensée de Proudhon. Il sait, finalement, rallier la majorité d’entre eux à ses concep­tions collectivistes qui constituent, en fait, le développement logique du socialisme proudhonien tel qu’il est exprimé dans l’Idée générale de la Révolution au XIXe siècle et dans De la capacité politique des classes ouvrières. En 1868, au congrès de Bâle, les représentants du bureau international de Paris, Eugène Var­lin, Simon Dereure, Tartaret, se ran­gent aux côtés de Bakounine.

Cette influence proudhonienne dans l’Internationale et dans le prolé­tariat parisien exaspère Marx et Engels. Quand la guerre éclate, en 1870, Marx exprime dans une lettre à Engels, le souhait que l’armée alle­mande mate les ouvriers français orgueilleux et légers. Engels écrit, de son côté : La victoire de Bis­marck, ce sera la victoire de notre pensée contre la pensée de Proudhon et, d’ailleurs, les ouvriers parisiens ont besoin d’une leçon. Au même moment, les internationaux prou­dhoniens s’adressent, eux, aux tra­vailleurs allemands : La guerre entre les peuples ne peut être considé­rée que comme une guerre civile, un recul de la civilisation.

Quand ! ’insurrection éclate le 18 mars 1871, les internationaux – à l’exception de Varlin, membre du comité central de la Garde nationale – hésitent pendant quel­ques jours, puis se rallient à la Com­mune. Tolain devenu député et quelques autres partisans de la conci­liation avec Versailles sont exclus. Les internationaux se préoccupent surtout de participer aux commis­sions économiques et sociales de la Commune : Léo Frankel (ouvrier bijoutier) au travail, Eugène Varlin (relieur) aux subsistances, Avrial (mécanicien) à l’arsenal, Francis Jourde (caissier de banque) aux finances, Charles Beslay (ingénieur) à la Banque de France, Theisz (ouvrier métallurgiste) aux postes. Ils s’acharneront à donner à la Com­mune, à l’origine mouvement de pro­testation patriotique, un contenu social, révolutionnaire prolétarien. Avec Gustave Courbet, Jules Vallès, Charles Longuet (alors prou­dhonien), ils s’opposent au centra­lisme autoritaire des jacobins et des blanquistes, et dénoncent la création d’un « comité de salut public » dont ils redoutent la dictature.

Parmi les internationaux égale­ment membres de la Commune, citons encore Pindy (ouvrier menui­sier), Assi (mécanicien), Lefrançais (instituteur révoqué), Langevin ouvrier tourneur), Girardin (maçon), Chalain (tourneur sur cui­vre), Clémence (ouvrier relieur). Avec tous ces internationaux – seul Frankel est marxiste – ce sont bien les idées de Proudhon qui s’appli­quent.

Ainsi que l’a écrit Maurice Joyeux, ce sont des hommes comme Jourde, Varlin, Theisz, Lefrançais, Langevin, Benoît Malon qui vont faire vivre et organiser la ville, et il faut lire, et chaque révolutionnaire devrait lire dans le Journal officiel de la Commune, ces séances de travail laborieuses où le sérieux a pris la place des fiestas romantiques [14]. L’affiche rédigée Je 23 mars 1871 par le Conseil fédéral des sections pari­siennes de l’ AIT et la Chambre fédé­rale des sociétés ouvrières est une négation du principe d’autorité. Elle proclame l’indépendance de la Com­mune et demande, entre autres, l’organisation du crédit, de l’échange, de l’association afin d’assurer au travailleur la valeur intégrale de son travail. Comme le
remarque Maurice Joyeux, on sent à chaque instant la présence de Proudhon.

Minoritaires, les internationaux ont dû mener une lutte très difficile. Néanmoins, parlant de la Commune, Bakounine a pu affirmer : j’en suis le partisan surtout parce qu’elle a été une négation audacieuse, bien pro­noncée, de l’État.

Versailles écrase la Commune, mais sa mitraille et ses canons ne peuvent éteindre la flamme révolu­tionnaire. La plupart des commu­nards, en exil à Londres, Bruxelles, Genève, vont se retrouver dans la tendance antiautoritaire de l’AIT. Après l’exclusion de Bakounine et de James Guillaume par une majorité marxiste de circonstance, au congrès de la Haye en 1872, le congrès de Saint-Imier, les 15 et 16 septembre de la même année regroupe les fédéra­tions qui rejettent l’autoritarisme de Marx et du conseil général. Aux côtés de délégués espagnols, italiens, jurassiens, Carnet et Pindy représen­tent la France. Déjà, en 1870, une scission s’était produite dans la fédé­ration romande, la majorité antiau­toritaire se constituant en fédération jurassienne animée par James Guil­laume et Adhémar Schwitzguébel.

Cependant, les persécutions en France, en Espagne, en Italie auront finalement raison de l’Internatio­nale : (elle) agonise sous le coup des différents procès, des expulsions et des interdictions de réunions dans presque tous les pays depuis 1869. Elle disparaît par le grand procès de Lyon, où quarante-six prévenus sont traduits en cour d’assises sous l’accu­sation d’internationalisme, ils sont condamnés à de nombreuses années de prison [15]. L’Internationale antiautoritaire est en effet l’héritière de Proudhon, imprégnée de ses idées et, comme le remarque Max Nettlau, ce fut lui que la bourgeoisie du XIXe siècle craignait et haïssait à mort, car ces mots : la propriété c’est le vol contenaient la force d’une révolution [16].

En France, après l’écrasement de la Commune, ce sont des mutuellis­tes modérés qui tentent de reconsti­tuer des organisations, notamment le Cercle de l’union ouvrière, sous l’impulsion de Barberet. Ce cercle sera dissous en 1873. Cependant, malgré la répression, le mouvement prend de l’ampleur et les chambres syndicales reconstituées envoient une délégation à l’Exposition universelle de Philadelphie, en 1875. A son retour, cette délégation lance un manifeste qui, selon Pierre Besnard, rappelle celui des Soixante en 1863.

En 1878 se tient un congrès ouvrier à Lyon où Ballivet, mécanicien lyon­nais, précurseur de Pelloutier, pro­nonce un discours retentissant où il affirme les principes du syndicalisme révolutionnaire. Les deux princi­pes qu’il faut donc propager, dit-il, sont les principes de la propriété col­lective et celui de la négation de l’État [17]. Les idées de Proudhon apparaissent dans des textes publiés par des associations ouvrières, telle que « la corporative du Ve arrondis­sement de Paris » qui appelle les salariés à l’union entre tous ceux qui veulent l’affranchissement des travailleurs par eux-mêmes.

Un autre groupe déclare : Le prolétariat, pour sa lutte émancipa­trice, trouve aujourd’hui dans la cor­poration, sa base d’opération la plus sûre (...). Il s’agit d’ouvriériser la société, de façon que, sur les ruines du monde où l’on tenait à l’honneur de vivre noblement sans rien faire, il s’élève un monde plus juste où cha­cun puisse vivre en travaillant et ne puisse vivre autrement. La clef de la question sociale, c’est la corpora­tion. Pierre Besnard remarque : N’y a-t-il pas dans cette idée, bégayée, comme le disait Proudhon en 1863, l’idée de la reconstruction sociale dont les syndicats sont les cel­lules [18].

A partir de 1886, les Bourses du Travail se multiplient et se fédèrent. On en compte quatorze en 1892. La Fédération des Bourses se heurte, dès le départ, à l’hostilité des guesdistes du Parti ouvrier français. Ceux-ci ne s’y trompent pas : les militants qui animent les Bourses, et notamment Fernand Pelloutier, se placent sur le terrain économique, dans les locali­tés, et rejettent le parlementarisme.

Ce sont bien les idées de Proudhon que Fernand Pelloutier exprime et veut mettre en pratique : Nous voulons que toute la fonction sociale se réduise à la satisfaction de nos besoins ; l’union corporative le veut aussi, c’est son but, et de plus en plus elle s’affranchit de la croyance en la nécessité des gouvernements ; nous voulons l’entente libre des hommes ; l’union corporative (...) ne peut être qu’à condition de bannir de son sein toute autorité et toute con­trainte [19].

L’union des Bourses du Travail et des syndicats aboutit en 1895 à la constitution de la CGT sur des prin­cipes syndicalistes révolutionnaires qui seront affirmés avec force dans la Charte d’Amiens en 1906. Les pion­niers de la CGT étaient, pour beau­coup, anarchistes, tels Pelloutier, mais aussi Emile Pouget (rédacteur du Père Peinard), Tortelier, qui avait participé au meeting anarchiste de Londres en 1896 (avec Louise Michel, Kropotkine, Malatesta et Elysée Reclus), Georges Yvetot, Pierre Monatte, Paul Delasalle, Benoît Broutchoux. Malgré une réfé­rence renouvelée à la Charte d’Amiens, au congrès du Havre de 1912, le réformisme va bientôt domi­ner et la CGT s’embourbera dans l’Union sacrée en 1914.

Devenu minoritaire, le syndica­lisme révolutionnaire poursuivra néanmoins, après la guerre, un com­bat acharné à travers le Comité des syndicats révolutionnaires, puis à la CGT-U, aux Comités de défense syndicalistes à partir de 1922, à l’Union fédérative des syndicats autonomes de France en 1924, enfin à la Confédération générale du tra­vail syndicaliste révolutionnaire (CGT-SR) jusqu’en 1939.

Une nouvelle AIT

A la fin de 1922 se tient à Berlin le congrès constitutif d’une nouvelle AIT [20]. A ce congrès sont représen­tés les Comités de défense syndicalis­tes français, la CNT espagnole, la FORA argentine, la FAUD alle­mande, l’Union syndicaliste ita­lienne, la minorité des syndicats rus­ses ainsi que les organisations de Bul­garie, de Norvège, de Suède, du Por­tugal, du Danemark, de Tchécoslo­vaquie, de Hollande, du Chili, du Mexique.

La déclaration de principe de l’ AIT ainsi reconstituée préconise l’abolition de tout monopole écono­mique au moyen de communes économiques (... ) sur la base d’un système libre de conseils affranchis de toute subordination à tout pou­voir. La pensée de Proudhon est donc toujours vivante. Pierre Bes­nard, infatigable militant du syndica­lisme révolutionnaire, animateur de cette nouvelle AIT, est l’auteur d’un projet de société libertaire publié avant la dernière guerre sous le titre le Monde nouveau. Cette organisa­tion est, dit-il, adaptée du principe fédératif de Proudhon. Et il pré­cise : Le système sera donc de forme associative, régionaliste, com­munaliste, fédérative et anti-étatiste. Le schéma tracé par Pierre Besnard est celui d’une double cons­truction : fédération des communes et organisation fédérative des pro­ducteurs. Son fonctionnement s’ins­pire fortement des projets de James Guillaume et Adhémar Schwitzgué­bel.

C’est certainement en terre ibéri­que que la pensée de Proudhon a le plus de retentissement, le plus d’applications concrètes. En 1845, un disciple de Proudhon, Ramon de la Sagra, publie en Galice, à la Corogne, l’un des premiers journaux anarchistes, El Porvenir, immédiate­ment interdit par la police [21].

Dès 1866, l’influence des antiauto­ritaires de la Première Internationale s’exerce sur le mouvement ouvrier espagnol et la Fédération régionale ibérique est la section la plus impor­tante de l’AIT.

Des exilés proudhoniens espagnols font connaître l’anarchisme en tra­duisant les œuvres de Proudhon dès 1852 en Colombie, vers 1860 à Cuba où, en 1865, les anarcho-syndicalistes fondent un journal. Proudhon est également traduit au Mexique en 1877. Ainsi commence le développement de l’anarcho­syndicalisme en Amérique latine qui aboutira, notamment, à la constitu­tion, en 1901, de la FORA argentine, avec 250 000 adhérents.

En Espagne Pi y Margall, traduc­teur des œuvres de Proudhon, est à l’origine d’un fort mouvement fédé­raliste et la fédération de l’Interna­tionale regroupe 50 000 membres quand éclate un mouvement révolu­tionnaire – le cantonalisme – qui établit une éphémère république, en 1873. Un moment interdite, la fédé­ration se reconstitua en 1881 sous la dénomination de Fédération des tra­vailleurs de la région espagnole. Les textes publiés par Revista social démontrèrent, nous dit Max Nett­lau, l’esprit dans lequel fut préparé le congrès ouvrier. Ainsi, les ouvriers du bâtiment se prononcent pour la commune libre et autonome, composée de toutes les sections de producteurs de chaque localité [22], pour la fédération régionale des communes, pour l’alliance fraternelle de toutes les régions.

Après une longue période de luttes et de répression, la CNT est fondée en 1911. Ainsi, lorsque survint le coup d’État fasciste de juillet 1936 et la révolution ouvrière et paysanne qui y répondit, il y avait 70 ans d’action et de propagande libertaires au sein du peuple espagnol [23]. En mai 1936, le congrès de Saragosse adopte un projet de « communisme libertaire » qui doit beaucoup à Pierre Besnard, et par conséquent, aux antiautoritaires de la Première Internationale.

Comme l’a fait remarquer Daniel Guérin, l’application qui est réalisée deux mois plus tard dans les collecti­visations industrielles et agricoles s’écartent sans doute de ce projet, mais les principes de base demeurent, tels que Proudhon les avait élaborés au siècle précédent, en particulier l’organisation fédérative des conseils d’usine. Abad de Santillan précise : Notre idéal est la commune asso­ciée, fédérée, intégrée dans l’écono­mie totale du pays et des autres pays en révolution [24].

Les principes du fédéralisme liber­taire sont réaffirmés, en 1945, par le congrès du Mouvement libertaire espagnol et dans les résolutions du Ve congrès de la CNT en 1980.

Partout dans le monde

Bien entendu, cet aperçu de l’influence de Proudhon sur le mou­vement ouvrier international n’est pas exhaustif sinon c’est toute l’his­toire du combat des anarchistes sur le terrain social qu’il faudrait retracer.

Même si elle n’est pas reconnue, pro­clamée, estampillée comme telle, la pensée proudhonienne est présente partout où les anarchistes participent à la lutte du prolétariat pour son émancipation. On la retrouve, par exemple, dans cette déclaration, en 1905, des syndicats révolutionnaires américains IWW, où les anarchistes sont nombreux : En nous organi­sant sur le plan industriel, nous som­mes en train de former la structure de la société nouvelle, sous l’enveloppe de la vieille [25].

En 1919, en Allemagne, se déroule le congrès constitutif de la Frei Arbeiter Union Deutschlands (FAUD), à l’initiative de Rudolf Rocker [26]. Sa déclaration des principes du syndicalisme s’inspire directement des idées de l’Internatio­nale de Saint-Imier : Chaque fédé­ration locale deviendra une sorte d’office de statistiques local, et pren­dra sous son administration tous les édifices, les ressources alimentaires, d’habillement (...). De leur côté, les fédérations auront la charge de pren­dre sous leur administration, grâce à leurs organismes locaux et avec l’aide des conseillers d’usines, tous les moyens de production existant, matières premières, (...) et de pour­voir de tout le nécessaire les groupes de production et les usines [27].

En Russie, les conceptions prou­dhoniennes, répercutées par Bakou­nine et Kropotkine, apparaissent, de toute évidence, dans la résolution du groupe anarcho-syndicaliste au pre­mier congrès panrusse des syndicats (7-14 janvier 1918) : Les classes laborieuses doivent s’organiser à l’aide de leurs structures fondamen­tales : comités de villages, d’usines et de fabriques, d’employés de bureau, de quartiers et autres ; ils doivent les unir par industrie et par branche sur la base du fédéralisme [28]. Les mêmes idées sont développées dans les résolutions de la première confé­rence des anarcho-syndicalistes réu­nie à Moscou en août 1918.

L’œuvre de Proudhon est monu­mentale, complexe. C’est celle d’un pionnier qui a un immense territoire à explorer, à défricher. Il ne s’agit certes pas d’ériger la pensée prou­dhonienne en dogme. En cent cin­quante années, le monde a connu maints bouleversements, les sciences, les techniques, les sociétés ont évo­lué, parfois très rapidement. Cepen­dant, Proudhon, ouvrier autodidacte du XIXe siècle, a dégagé les principes fondamentaux du socialisme liber­taire qui, en cette fin de XXe siècle, conservent toute leur valeur, toute leur actualité. Peut-on imaginer, en effet, un projet de société libertaire qui ne soit pas fondé sur l’associa­tion libre, le contrat, le fédéralisme ?

D’une époque à l’autre, ce sont seulement les formes concrètes d’application qui peuvent changer, se diversifier.

Quant à l’analyse économique, elle décrit toujours parfaitement l’exploi­tation capitaliste. « L’aubaine », cet excédent dont Proudhon décèle l’existence, dont il dénonce les consé­quences, – Marx parlera plus tard de « plus-value » – est toujours à l’origine de la prospérité du Capital :

Sous le régime de la propriété, l’excédent du travail, essentiellement collectif, passe tout entier, comme la rente, au propriétaire (...). La consé­quence de cette usurpation est que le travailleur, dont la part dans le pro­duit collectif est sans cesse confis­quée par l’entrepreneur, est toujours en débine, tandis que le capitaliste est toujours en bénéfice [29]. Au­jourd’hui, le monde du travail peut toujours puiser dans l’œuvre de Proudhon, pour mieux comprendre la société d’oppression et d’exploita­tion afin de mieux la combattre, pour y trouver, aussi, les matériaux de construction de la société future.


[1Daniel Guérin, Proudhon oui et non. éd. Gallimard, p. 167.

[2Daniel Guérin, Ni Dieu ni maître, éd. Maspéro, tome I. p. 61.

[3Proudhon, De la capacité politique des classes ouvrières, éd. du Monde libertaire, tome Il, p. 409.

[4Id., ibid., tome I, p. 85.

[5Id., ibid., tome Il, p. 231.

[6C. Thomann, « Le mouvement anarchiste dans les montagnes neuchâteloises », cité par Théo Argence in les Cahiers de l’humanisme libertaire, janvier-février 1966.

[7Le Mouvement social n°51, citée par Théo Argence.

[8Fribourg, « l’Association internationale des travailleurs », cité par Théo Argence in les Cahiers de l’humanisme libertaire, janvier-­février 1966.

[9C. Thomann, op. cit.

[10Théo Argence, les Cahiers de l’huma­nisme libertaire, janvier-février 1966.

[11Daniel Guérin, Proudhon oui et non, op. cit., p. 153.

[12Michel Bakounine, Œuvres, Stock Plus, tome I, p. 78.

[13James Guillaume, Idées sur l’organisa­tion sociale, coll. Volonté anarchiste n° 8, éd. du gr. Fresnes-Antony de la Fédération anarchiste.

[14Maurice Joyeux, le Monde libertaire, mars 1971, numéro spécial « Centenaire de la Commune ».

[15L. Guérineau, l’Encyclopédie anarchiste, tome II, p. 1 054.

[16Max Nettlau, Histoire de l’anarchie, éd. Dossiers de l’histoire, p. 64.

[17Cité par Pierre Besnard, l’Encyclopédie anarchiste, tome I, p. 275.

[18Pierre Besnard, l’Encyclopédie anar­chiste, op. cit., p. 393.

[19Fernand Pelloutier, L’Organisation cor­porative et l’anarchie, publication du gr. « L’Art social » [1896].

[20Cf. Eduardo Colombo, « AIT, l’alternative libertaire »,Itinéraire n °4 consacré à Rudolf Rocker, pp. 25-31.

[21Domenico Tarizzo, L’anarchie, éd. Se­ghers, p. 189.

[22Max Nettlau, op. cit., p. 174.

[23L’anarcho-syndicalisme : aperçu histori­que et théorique, édité par l’Alliance syndica­liste.

[24Daniel Guérin, L’anarchisme, éd. Galli­mard, coll. Idées NRF, p. 144.

[25Domenico Tarizzo, op. cit., p. 208.

[26Cf. Martine (liaison Bas-Rhin, FA), « Alle­magne, un mouvement anarchiste mé­connu », Itinéraire n°4.

[27Max Nettlau, op. cit., p. 209.

[28Alexandre Skirda et Anatole Gorelik, Les anarchistes dans la Révolution russe, éd. La Tête de Feuilles, p. 92.

[29P.-J. Proudhon, Philosophie de la misère, éd. du gr. Fresnes-Antony de la FA, tome Il, p. 296.