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Pierre Martin, militant anarchiste de la fin du siècle dernier

samedi 19 février 2022, par Carole Reynaud-Paligot (CC by-nc-sa)

Pierre Martin, que l’on surnomme très tôt le « bossu », est né à Vienne, petite ville de l’Isère située à une trentaine de kilomètres de Lyon, en 1856. De condition très modeste, sa mère est servante dans une ferme, il devient tisseur, très jeune, comme la majorité de ses compagnons viennois.

Il n’existe en effet que peu d’alternatives pour les enfants de famille modeste : les usines de tissage les happent dès leur plus jeune âge. Dès six ou sept ans, ils deviennent appondeurs, c’est-à-dire de véritables ouvriers, ne bénéficiant aucunement d’un quelconque statut d’apprenti. La mécanisation introduite à Vienne tout au long du 19e siècle permet d’avoir recours à une main d’œuvre sans grande force musculaire, ainsi femmes et enfants sont recrutés massivement par les fabricants. L’emploi de la main d’œuvre enfantine repose sur un double intérêt : celui du fabricant qui leur verse un salaire inférieur de moitié à celui des adultes, et celui des familles pour qui le salaire des enfants est un complément indispensable.

Malgré la loi du 19 mai 1874 qui réglemente le travail des enfants âgés de moins de 12 ans à huit heures par jour, leurs journées varient le plus souvent entre dix et douze heures. Les jeunes viennois participent à la fabrication de draps dits de la Renaissance, spécialité de Vienne. Ces draps sont fabriqués à partir de vieux chiffons que l’on trie, rince, effiloche puis une fois le fil récupéré, on confectionne le tissu : filature, tissage, apprêtage. Ce principe produit un tissu bon marché mais nécessite une nombreuse main d’œuvre et implique de très mauvaises conditions de travail : les trieurs de chiffons remuent des microbes à pleins poumons, leur nettoyage nécessite l’emploi de produits toxiques...

Très jeune, Pierre Martin se révolte et décide de lutter contre la condition misérable des ouvriers de cette fin du 19e siècle ; à l’âge de 14 ans, il entreprend sa première grève, et quelques années plus tard, il participe aux côtés de trois mille travailleurs viennois à la longue grève de 1879. Pendant cinq mois les ouvriers chôment pour protester contre de nouveaux tarifs qui, établis désormais selon
le nombre de « duites » (coup de navette) et non plus au poids, marquent une baisse. Cette longue grève démontre la ténacité et la cohésion des tisseurs, mais son échec devant un patronat des plus intransigeants, annihile en grande partie l’énergie des ouvriers et désorganise le mouvement ouvrier qui s’était lentement constitué au cours des années 1870.

Les débuts du militant

Pierre Martin devient très vite un personnage central dans le milieu anarchiste par son dynamisme, sa personnalité, l’enthousiasme de ses convictions, et par ses talents d’orateur. Tous les hommes qui le côtoieront, rendront hommage à sa générosité et à son dévouement sans borne. Malgré l’absence de scolarisation, il n’en est pas moins un véritable érudit et fréquente assidûment la bibliothèque de Vienne. Le directeur de la Maison centrale de Clairvaux, où il séjournera quelques années plus tard, donne de lui un portrait flatteur : Très intelligent, d’une instruction supérieure à celle que possèdent d’ordinaire les ouvriers des grandes villes. Nature très sensible, généreuse, dévoué, d’une grande énergie morale, semble profondément convaincu de ses idées [1].

Il faudra toute l’énergie de Pierre Martin pour que le mouvement ouvrier renaisse à Vienne. P. Martin et ses compagnons vont en effet, dans les années suivantes, par une propagande efficace, non seulement ranimer le mouvement ouvrier mais surtout rallier les militants les plus actifs à l’anarchisme. Ils fondent un groupe, les Indignés, que la police à tôt fait de surnommer « La bande à Martin ». Au départ, ils se réunissent dans un café, puis en 1882, dans un local prêté par un ami. Des conférences « publiques et contradictoires » sont organisées par les militants anarchistes, qui n’hésitent pas à faire venir des conférenciers d’autres villes. Elles ont lieu au théâtre municipal, prêté par le maire, un radical tolérant. Ils participent activement aux journaux anarchistes lyonnais et les contacts sont fréquents avec Lyon, la ville voisine. Ils ne restent pas à l’écart du mouvement national : en octobre 1880, Pierre Martin participe au Congrès de Vevey aux côtés de Kropotkine et d’Élisée Reclus, l’année suivante, il est présent à celui de Londres, aux côtés de Louise Michel...

L’attentat de la place Belle-court à Lyon, qui a comme conséquence l’arrestation de Pierre Martin et de quelques-uns de ses compagnons va mettre momentanément un terme à leurs activités.

Le procès de Lyon

L’effervescence qui gagne la région lyonnaise : l’affaire de Montceau en août 1882, les attentats à la bombe à Lyon en octobre... inquiètent vivement les autorités publiques. Nul doute, pour le gouvernement, ces événements sont le signe que « l’Internationale antiautoritaire » est en train de se reconstituer et que cette fois-ci les anarchistes sont décidés à employer la violence en vue d’une insurrection. Dès le mois d’octobre, une série de perquisitions est effectuée à Lyon, gagnant très vite Vienne en raison des liaisons constantes entre les deux localités. Mi-octobre, Martin est arrêté, bientôt suivi par quatre autres de ses compagnons viennois, le cinquième prenant la fuite. Ces arrestations aboutissent au grand procès dit des soixante-six, qui débute le 8 janvier devant le Tribunal correctionnel de Lyon, avec Kropotkine en vedette. Le procès se déroule pendant une dizaine de jours, les mesures de sécurité sont draconiennes et le déploiement des forces est imposant. Pierre Martin assure lui-même sa défense, montrant ainsi ses talents d’orateur ; il récuse vivement l’accusation d’affiliation à l’Internationale, dans son groupe, dit-il, il n’y a que des hommes libres ne se soumettant à aucun chef, ayant le sentiment de révolte et d’insubordination [2] :

On ne saurait trop attirer l’attention du tribunal sur ce fait : c’est que le parti anarchiste n’a aucun des caractères qui distinguent l’Internationale. Il aurait fallu démontrer, fixer, préciser, que ce parti était une vaste association ayant des soldats et des chefs, une discipline et des statuts, le résultat d’ordres venus d’autorités sociales quelconques ? On dira non avec moi (...) De tout cela il faut conclure que ce qu’on demande ici, c’est la condamnation d’idées, de tendances, d’opinions qui ne plaisent pas au gouvernement (...) Si vous me condamnez comme anarchiste, vous ne vous trompez pas, si vous me condamnez pour affiliation à l’Internationale, vous vous trompez absolument [3].

Encore très jeune et peu connu, Pierre Martin acquiert lors de ce procès une certaine notoriété. Le Progrès de Lyon dresse ainsi son portrait :

C’est un jeune homme que la nature n’a pas très bien doté au point de vue de la structure : il est bossu. Mais dans sa tête il y a du Kropotkine, les traits sont un peu ceux du célèbre agitateur [4].

Il déclare qu’avant d’être anarchiste, il était républicain, mais devant la trahison de la République bourgeoise, il a rejoint le mouvement anarchiste, car, dit-il, il ne faut pas avoir de cœur pour supporter la société actuelle !. Il explique par la suite que l’anarchie est un parti humain préconisant le bien-être et la liberté :

Nos idées sont-elles d’ailleurs tellement subversives qu’on ne puisse les discuter ? Nous voulons la liberté pour tous, l’égalité pour tous. Ah ! Si au lieu de prêcher l’égalité nous avions prêché le servilisme, si nous avions dit au travailleur : obéis, courbe l’échine, ne te plains jamais, nous ne serions pas assis sur ces bancs ! [5].

Les jurés restent insensibles aux arguments et à l’éloquence des orateurs : le verdict tombe, des plus sévères : P. Martin est condamné à quatre ans de prison, cent francs d’amende, dix ans de surveillance et cinq ans de privations de droits civiques... Il est transféré à la prison de Clairvaux, avec les autres condamnés, dont bien sûr Kropotkine. Le séjour à Clairvaux est un véritable calvaire pour la santé fragile du jeune anarchiste. Il fait plusieurs séjours à l’hôpital et le directeur de la prison le déclare très menacé dans sa vie par le climat de Clairvaux et affligé de germes de phtisie [6]. Les longs emprisonnements dans des conditions difficiles ont, semble-t-il, profondément atteint sa santé délicate, sans néanmoins entamer son courage et son endurance. Emprisonné une nouvelle fois quelques années plus tard, il écrira à son ami Jean Grave :

En effet, n’ayant pas de santé pour deux sous, j’ai une endurance de crapaud : écrasé, abîmé au physique, je bouge quand même, je remue toujours un peu. Je dois cela aux idées anarchistes qui, en procurant au moral un salutaire courage, donne à mon corps faible, une résistance assez forte [7].

C’est pourtant pour lui l’occasion de faire plus ample connaissance avec Kropotkine, avec qui il est autorisé à faire des promenades et qui est incarcéré dans une cellule voisine. Une solide amitié s’établira ainsi entre les deux hommes.

Le drame de Decazeville. Journal L’illustration en date du 6 février 1886.

Il quitte l’enfer de Clairvaux, bénéficiant d’une remise de peine, en janvier 1886 et il est aussitôt de retour à Vienne. Les événements de Decazeville vont lui donner l’occasion de reprendre pleinement son activité militante. Le 26 janvier se déclenche une grève à la société de houillères et fonderies de l’Aveyron à Decazeville. Dans l’après-midi, un groupe de gréviste se rend au bureau du sous-directeur Watrin, particulièrement détesté par la population ouvrière. Ayant refusé d’accepter les revendications ouvrières, Watrin est assailli par la foule et, dans un excès de fureur, les émeutiers le précipitent par la fenêtre. La défenestration de Watrin restera célèbre dans les annales comme un acte authentiquement révolutionnaire.

Durant les mois qui suivent, Pierre Martin se mobilise pour aider les grévistes, sillonnant les routes afin de récolter les fonds de secours, organisant des réunions publiques ou encore séjournant à Decazeville pour distribuer des secours aux ouvriers... Alors que le mouvement lyonnais décline, toute l’activité se concentre sur Vienne. P. Martin est en liaison avec Élysée Reclus et correspond avec Kropotkine. L’imprimerie de la Fédération Jurassienne leur fournit tous les tracts et brochures nécessaires à la propagande. La diffusion de La Révolte augmente sensiblement. Les autorités locales s’inquiètent et le milieu, infiltré par un indicateur, est soumis à une étroite surveillance. Mais c’est la préparation de la journée du 1er mai 1890 qui va véritablement donner l’occasion à Pierre Martin et ses compagnons de déployer tout leur dynamisme.

La folle journée du 1er mai 1890

C’est aux États-Unis, lors du IVe Congrès de la Fédération Américaine du travail, qu’est lancée pour la première fois l’idée de faire du 1er mai une journée revendicative pour obtenir la journée de huit heures. Le 1er mai 1886, de puissantes manifestations éclatent dans le pays. A Chicago, le mouvement connaît des suites funestes : lors d’un meeting de protestations contre les violences à l’encontre des grévistes, le 3 mai, une bombe éclate, attribuée à un anarchiste allemand. C’est le prétexte d’une répression sanglante : un procès des plus arbitraires a lieu condamnant huit dirigeants ouvriers de Chicago à la pendaison. Cet événement frappa l’esprit des militants ouvriers du monde entier et contribua à faire du 1er mai une date symbolique. Le 20 juillet 1889 le Congrès socialiste international de Paris, à dominance guesdiste, décide d’organiser une grande manifestation internationale à date fixe afin d’obtenir la journée de huit heures de travail et la date du 1er mai 1890 est adoptée.

La première réaction des anarchistes est de bouder la manifestation, car leurs conceptions de la grève diffèrent de celles des socialistes. En effet, la grève ne doit, selon eux, pas être revendicative, mais doit être une grève émeute, considérée comme le premier acte de la révolution. La grève doit être la guerre des poings fermés, fermés sur le manche d’un couteau ou la crosse d’un pistolet [8]. Les anarchistes se rallient malgré tout à la manifestation, tout en étant fermement décidés à lui donner un caractère insurrectionnel. Tortelier s’en fait l’apôtre dans diverses réunions précédant le mois de mai. Mais les mesures préventives de répression prises par Freycinet (Président du Conseil) et Constans (ministre de l’Intérieur) afin de briser l’offensive prolétarienne, empêchent les anarchistes parisiens de passer aux actes : l’imprimerie de La Révolte est perquisitionnée, et les principaux militants arrêtés. Les anarchistes lyonnais, stéphanois et roannais subissent le même sort. C’est Vienne, échappant à ces arrestations préventives, qui va connaître sous l’égide de P. Martin et de ses amis une véritable grève émeute comme l’avait rêvée les anarchistes.

Dès février, Tortelier vient faire une conférence sur la grève aux ouvriers viennois. En avril les choses s’accélèrent : le 13, une réunion publique animée par P. Martin rassemble 1 200 personnes : Il faut que le premier mai 1890, tous les ouvriers se lèvent comme un seul homme et ne se rendent pas au travail [9]. Le 27, les anarchistes réitèrent leur appel à la grève, qui est entendu puisque le chômage est voté pour la journée. La venue de Louise Michel et de Thennevin ne fait que renforcer la détermination des ouvriers : trois mille personnes se pressent pour écouter les deux orateurs. P. Martin et ses compagnons peuvent être satisfaits. leurs efforts sont récompensés : la population ouvrière a répondu à l’appel, le premier mai pourra être la grande journée tant attendue...

A 9 heures, hommes, femmes et enfants sont près de deux mille au rendez-vous, dans la salle du théâtre. Les rapporteurs de diverses corporations se succèdent à la tribune, récitant un flot continu de réclamations et, très vite, l’ambiance s’échauffe. P. Martin est présent, et prend la parole pour inciter la foule à aller débaucher les autres. C’est alors que surgit le maire, qui lui fait signe pour prendre la parole. P. Martin agite la sonnette et demande à la foule d’écouter le maire. Mais celle-ci ne veut rien entendre, aujourd’hui le peuple est roi ! Et devant l’insistance de l’élu, elle le bouscule puis l’éjecte de la salle.

La foule se déverse alors dans la rue ; drapeaux rouges et drapeaux noirs en tête, chantant à pleine voix la Carmagnole, le cortège se scinde en plusieurs groupes qui parcourent les rues de la ville, sous une pluie battante. Très vite, elle se heurte aux forces de l’ordre, des barricades se forment. Un mot d’ordre se propage : Chez Brocard, chez Brocard !. La foule s’élance, décidée à se venger de ce patron honni. Lors du procès, P. Martin raconte :

On arriva enfin chez Brocard. Là, il y eut comme un frisson qui courut dans cette foule de prolétaires. Hommes, femmes et enfants s’arrêtent et un cri formidable partit de toutes les poitrines : Brocard le misérable, Brocard, l’affameur !(...) On enfonça les portes, on s’engouffra dans le magasin, on y saisit une coupe de draps, de 43 mètres, on la jeta au peuple, on la traîna dans la boue, on la coupa, on la déchira, on se l’arracha. Il semblait qu’on coupait, qu’on s’arrachait, qu’on déchirait du Brocard. [10]

Dès le lendemain des événements, les grèves commencent spontanément, tandis que les meneurs anarchistes sont arrêtés. Elles se poursuivent pendant quelques jours, plus longtemps parmi les femmes, mais la reprise du travail à lieu assez tôt, quelques maigres concessions en poche. Vienne retrouve son calme, et c’est désormais vers Grenoble que vont se tourner les regards, où P. Martin et ses compagnons se retrouvent incarcérés. Les autorités publiques jugeront que l’importance des événements justifie un procès en Cour d’Assises et non en simple correctionnelle.

Le procès s’ouvre le 8 août 1890 devant la Cour d’Assises de l’Isère. Les accusés sont au nombre de 21, mais, trois ayant pris la fuite, dix hommes (tous anarchistes) et huit femmes comparaissent. Pour leur défense, les militants insistent sur le caractère spontané de la manifestation qui résulte directement de la misère des ouvriers. Pierre Martin s’étend longuement sur la situation de la population ouvrière. Alors que les femmes qui ont participé au pillage sont acquittées, les anarchistes sont lourdement condamnés : Martin écope de cinq ans de prison et dix ans d’interdiction de séjour. Il se pourvoit en Cassation et il est à nouveau jugé devant la Cour d’Assises de Gap, qui ramène sa peine à trois ans de prison. Il écrit à Jean Grave :

Tout a marché aux mieux des intérêts de la propagande. La salle d’audience était trop petite pour contenir tout le monde. Pour la première fois que la parole anarchiste se fait entendre dans ces montagnes, l’impression est énorme (...) j’ai pu parler pendant près de deux heures et je peux te narrer combien ce peuple est intéressant comme auditoire. Son cœur vibrait à l’exposé de nos idées, l’émotion était arrivée à un tel point que le Président craignait lui-même une manifestation par trop sensible à l’égard de l’accusé. [11]

Joseph Jean-Marie Tortelier.

Tortelier est considéré comme l’un des précurseurs de la grève générale révolutionnaire. En 1882 il est délégué au congrès de Saint-Étienne où il vote contre Guesde. En 1884, il devient anarchiste et fait partie des groupes de Paris. Dans les années qui suivent il parcourt la France pour prêcher la grève générale. A propos de la manifestation du premier mai il déclare le 17 avril 1890 : Ce n’est pas une manifestation pacifiste que nous voulons. Il faut que ce grand mouvement porte profit. Il faut qu’il en sorte l’idée d’une grève générale pour aboutir à la journée des huit heures en attendant mieux. N’allons pas voir les députés, c’est inutile, ils ne feront rien pour nous.
(Dommanget, Histoire du premier mai, op. cit., p.123)

Du « nomadisme » au Libertaire

Il est libéré le 3 août 1893, mais à peine sorti de prison, en arrivant à Grenoble, il est remis sous les verrous car la ville est en pleine période électorale ! Relâché, il gagne Romans où il décide de s’installer avec sa femme. Sa santé n’est guère brillante : lors de son séjour en prison, il a souffert d’une réminiscence de l’ancienne pneumonie de Clairvaux. Il exerce tour à tour les professions de tailleur et de fondeur. Il participe de temps à autre à un groupe anarchiste de la Drôme mais demeure moins actif qu’à Vienne. Il semble surtout chercher un peu de tranquillité. Les autorités publiques ne lui en laisse guère le loisir. Le 19 février 1894, son domicile est perquisitionné et on l’inculpe pour avoir participé à une entente établie dans le but de préparer ou de commettre des crimes contre les personnes et les propriétés, sans autre preuve que la découverte de brochures anarchistes à son domicile. P. Martin s’indigne de son emprisonnement, et affirme que depuis sa libération il n’a participé à aucune réunion publique ou privée : On nous arrête uniquement parce qu’on nous sait anarchistes et que nous avons la coupable audace de ne pas renier nos convictions honnêtes et sincères [12]. Il bénéficie finalement d’un non-lieu le 10 mai 1894.

Afin d’échapper aux persécutions de la police, la seule solution s’avère être la mobilité. Le couple Martin quitte alors Romans pour Saint-Vallier où P. Martin devient photographe ambulant. En 1902, on le retrouve à Sarras en Ardèche, vivant dans une roulotte. Il devient difficile ensuite de suivre sa trace en raison de son « nomadisme ». En 1906, il est arrêté pour avoir signé un tract antimilitariste. L’année suivante, il fait à nouveau partie des signataires d’un tract contre l’armée élaborée par la Bourse du travail de Lyon. Sa vie de nomade le retient éloigné de toute propagande active, jusqu’au jour où, raconte Sébastien Faure, se sentant vieillir, il voulut visiter la capitale qu’il n’avait jamais vue. Il vint donc à Paris et son voyage qui ne devait être que d’une durée de quelques jours. finit par amener sur l’insistance de ses camarades parisiens, son installation au Libertaire [13].

Il devient administrateur du journal et fournit ses derniers efforts de militant. Bien que sa santé soit gravement atteinte, il participe à toutes les réunions, tous les meetings organisés par la Fédération communiste anarchiste et se déclare partisan de l’action dans les syndicats. Fervent apôtre de la paix, il figure au Carnet B [14]. Cependant, lors du déclenchement de la première guerre mondiale, la division s’installe dans les rangs anarchistes entre les partisans de l’Union sacrée et ceux qui refusent le conflit. Dans La Bataille syndicaliste, en mars 1916, paraît le célèbre « Manifeste des seize ». Signé en fait par 15 anarchistes dont Kropotkine, J. Grave, Malato, ce manifeste prône un ralliement à la guerre.

Mais ce ralliement ne fait pas l’unanimité au sein du mouvement anarchiste. Très tôt, Louis Lecoin, Sébastien Faure, Pierre Martin s’insurgent contre ce ralliement et font paraître clandestinement des tracts en faveur de la paix. Sébastien Faure est le premier à tenter une action en décembre 1914 : il tire un tract intitulé « Vers la paix », puis un nouveau en juin 1915 « La trève des peuples ». A leur tour Lecoin et Ruff de la Maison Centrale de Caen, où ils purgent une peine de 5 ans de prison pour sabotage de la mobilisation, rédigent en août 1915 un appel à l’action internationale en faveur de la paix. Pierre Martin se joint à eux et participe à l’impression et à la diffusion de l’appel. Toute une série de tracts et de brochures circulent malgré la censure. Il se retrouve aux côtés de Sébastien Faure dans le journal Ce qu’il faut dire qui paraît le 2 avril 1916, afin de prendre position contre la guerre.

Pierre Martin s’est engagé, sans hésitation ni réserve du côté des pacifistes, profondément attéré et bouleversé par les sentiments bellicistes de quelques anarchistes notoires. Ainsi condamne-t-il de façon catégorique la déclaration des Seize. C’est dans ce contexte que, malade et alité, il décède au siège du Libertaire, où il résidait. 15 rue d’Orsel dans le XVIIIe arrondissement. Il est incinéré au cimetière du Père Lachaise le 9 août 1916.

Pierre Martin sur son lit de mort en 1916.

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Voir en ligne : Cet article de Carole Reynaud-Paligot est extrait du numéro d’Agora n°66 - Novembre-Décembre 1992. Tous les numéros d’Agora (1980-1986) - Sur le site Fragments d’Histoire de la gauche radicale.


[1Archives nationales, BB 24 875.

[2Lyon républicain, 17 janvier 1883.

[3Le Révolté, 20/01-3/02/1883.

[417 janvier 1883.

[5Le Révolté, 20/01-3/02/1883

[6Archives Nationales, BB 24 875 lettre du directeur de Clairvaux.

[7Lettre de Jean Grave du 16 juillet 1892 de la prison d’Embrun, Institut français d’histoire sociale.

[8Le Révolté, 30 avril-6 mai 1887.

[9Archives départementales de l’Isère (ADI) 75 M 2.

[10Procès des anarchistes de l’Isère devant la Cour d’Assises de l’Isère, Saint-Étienne, 1890, 64p., p.7.

[11Lettre à J. Grave, 20 décembre 1890, Institut Français d’histoire sociale.

[12Lettre à sa femme, 6 mars 1894, Archives départementales de la Drôme. 21 U 209.

[13CQFD,12 août 1916.

[14Liste établie par le ministère de l’Intérieur dans laquelle était répertoriés les militants révolutionnaires et antimilitaristes susceptibles d’être arrêtés en cas de guerre.