L’Association internationale des travailleurs avait été fondée à Londres le 28 septembre 1864 : mais son organisation définitive et l’adoption de ses statuts ne dataient que de son premier Congrès, tenu à Genève du 3 au 8 septembre 1866.
À son passage à Londres en octobre 1864, Bakounine, qui n’avait pas revu Karl Marx depuis 1848, avait reçu la visite de celui-ci : Marx venait s’expliquer avec lui, au sujet de la calomnie, jadis accueillie par la Neue Rheinische Zeitung, que des journalistes allemands avaient remise en circulation en 1853. Mazzini et Herzen avaient pris, alors, la défense du calomnié enfermé dans une forteresse russe ; Marx avait, à cette occasion, dans le journal anglais le Morning Advertiser, déclaré une fois de plus qu’il n’était pour rien dans cette calomnie, en ajoutant que Bakounine était son ami ; et il le lui répéta. À la suite de cette conversation, Marx avait engagé Bakounine à se joindre à l’Internationale : mais celui-ci, une fois de retour en Italie, avait préféré se consacrer à l’organisation secrète dont il a été parlé ; l’Internationale, à ses débuts, n’était guère représentée, en dehors du Conseil général de Londres, que par un groupe d’ouvriers mutuellistes de Paris, et rien ne faisait prévoir l’importance qu’elle allait prendre. Ce fut seulement après son second Congrès à Lausanne (septembre 1867), après les deux procès de Paris et la grande grève de Genève (1868), que l’attention fut sérieusement appelée sur cette association, devenue une puissance dont on ne pouvait plus méconnaître le rôle comme levier d’action révolutionnaire. Dans son troisième Congrès, à Bruxelles (septembre 1868), les idées collectivistes s’étaient fait jour, en opposition au coopérativisme. Dès juillet 1868, Bakounine se fit admettre comme membre dans la Section de Genève, et, après sa sortie de la Ligue de la paix au Congrès de Berne, il se fixa à Genève pour pouvoir se mêler activement au mouvement ouvrier de cette ville.
Une vive impulsion fut aussitôt donnée à la propagande et à l’organisation. Un voyage du socialiste italien Fanelli en Espagne eut pour résultat la fondation des Sections internationales de Madrid et de Barcelone. Les Sections de la Suisse française s’unirent en une fédération qui prit le nom de Fédération romande, et eut pour organe le journal l’Égalité, créé en janvier 1869. Une lutte fut entreprise contre de faux socialistes qui, dans le Jura suisse, enrayaient le mouvement, et se termina par l’adhésion de la majorité des ouvriers jurassiens au socialisme révolutionnaire. À plusieurs reprises, Bakounine alla dans le Jura aider de sa parole ceux qui luttaient contre ce qu’il appelait la réaction masquée en coopération
; ce fut l’origine de l’amitié qu’il contracta avec les militants de cette région. À Genève même, un conflit entre les ouvriers du bâtiment, socialistes révolutionnaires d’instinct, et les ouvriers horlogers et bijoutiers, dits de la « fabrique », qui voulaient participer aux luttes électorales, et s’allier aux politiciens radicaux, se termina, grâce à Bakounine, — qui fit dans l’Égalité une énergique campagne, et y exposa, en une série de remarquables articles, le programme de la « politique de l’Internationale », — par la victoire, malheureusement momentanée, de l’élément révolutionnaire. Les Sections de l’Internationale, en France, en Belgique et en Espagne, marchaient d’accord avec celles de la Suisse française, et on pouvait prévoir qu’au prochain Congrès général de l’Association le collectivisme réunirait la grande majorité des suffrages.
Le Conseil général de Londres n’avait pas voulu admettre l’Alliance internationale de la démocratie socialiste comme branche de l’Internationale, par le motif que la nouvelle société constituait un deuxième corps international, et que sa présence dans l’Internationale serait une cause de désorganisation. Un des motifs qui avaient dicté cette décision était la malveillance de Marx à l’égard de Bakounine, dans lequel l’illustre communiste allemand croyait voir un « intrigant » qui voulait bouleverser l’Internationale et la transformer en son instrument
; mais, indépendamment des sentiments personnels de Marx, il est certain que l’idée de créer, à côté de l’Internationale, une seconde organisation, était une idée malheureuse : c’est ce que des amis belges et jurassiens de Bakounine lui représentèrent ; il se rendit à leurs raisons, et reconnut la justesse de la décision du Conseil général. En conséquence, le Bureau central de l’Alliance, après avoir consulté les adhérents de cette organisation, en prononça, d’accord avec eux, la dissolution ; le groupe local qui s’était constitué à Genève se transforma en une simple Section de l’Internationale, et fut alors admis comme telle par le Conseil général (juillet 1869).
Au quatrième Congrès général, à Bâle (6-12 septembre 1869), la presque unanimité des délégués de l’Internationale se prononça pour la propriété collective ; mais on put constater, alors, qu’il y avait parmi eux deux courants distincts : les uns, Allemands, Suisses allemands, Anglais, étaient des communistes d’État ; les autres, Belges, Suisses français, Espagnols, et presque tous les Français, étaient des communistes anti-autoritaires, ou fédéralistes, ou anarchistes, qui prirent le nom de collectivistes. Bakounine appartenait naturellement à cette deuxième fraction, où l’on comptait entre autres, avec lui, le Belge De Paepe et le Parisien Varlin.
L’organisation secrète fondée en 1864 s’était dissoute en janvier 1869 à la suite d’une crise intérieure, mais plusieurs de ses membres avaient continué entre eux leurs relations, et à leur groupe intime s’étaient jointes quelques recrues nouvelles, Suisses, Espagnols, Français, entre autres Varlin : ce libre rapprochement d’hommes qui s’unissaient pour l’action collective en une fraternité révolutionnaire devait, pensait-on, donner plus de force et de cohésion au grand mouvement dont l’Internationale était l’expression.
Dans l’été de 1869, un ami de Marx, Borkheim, avait reproduit dans la Zukunft de Berlin la vieille calomnie, que Bakounine était un agent du gouvernement russe
, et Liebknecht avait répété cette assertion en plusieurs circonstances. Ce dernier étant venu à Baie à l’occasion du Congrès, Bakounine l’invita à s’expliquer devant un jury d’honneur. Là, le socialiste saxon affirma qu’il n’avait jamais accusé Bakounine, qu’il s’était borné à répéter des choses lues dans un journal. À l’unanimité, le jury déclara que Liebknecht avait agi avec une légèreté coupable, et remit à Bakounine cette déclaration écrite et signée de ses membres ; Liebknecht, reconnaissant qu’il avait été induit en erreur, tendit la main à Bakounine, et celui-ci, devant tous, brûla la déclaration du jury, dont il alluma sa cigarette.
Après le Congrès de Bâle, Bakounine quitta Genève et se retira à Locarno (Tessin) : cette résolution lui avait été dictée par des motifs d’ordre strictement privé, dont l’un était la nécessité de se fixer dans un endroit où la vie fût à bon marché, et où il pût se livrer en toute tranquillité aux travaux de traduction qu’il comptait faire pour un éditeur de Pétersbourg (il s’agissait, en premier lieu, d’une traduction du premier volume du Kapital de Marx, paru en 1867). Mais le départ de Bakounine de Genève laissa malheureusement le champ libre aux intrigants politiques, qui, s’associant aux manœuvres d’un émigré russe, Nicolas Outine, trop connu par le triste rôle qu’il a joué dans l’Internationale pour que nous ayons à le caractériser ici, réussirent en quelques mois à désorganiser l’Internationale genevoise, à y prendre la haute main et à s’emparer de la rédaction de l’Égalité. Marx, que ses rancunes et ses mesquines jalousies contre Bakounine aveuglaient complètement, ne rougit pas de s’abaisser à contracter alliance avec Outine et la clique des politiciens pseudo-socialistes de Genève, les hommes du « Temple-Unique [1] », en même temps que, par une « Communication confidentielle » (28 mars 1870) envoyée à ses amis d’Allemagne, il cherchait à perdre Bakounine dans l’opinion des démocrates socialistes allemands, en le représentant comme l’agent du parti panslaviste, duquel il recevait, affirmait Marx, vingt-cinq mille francs par an.
Les intrigues d’Outine et de ses affidés genevois réussirent à provoquer une scission dans la Fédération romande : celle-ci se sépara (avril 1870) en deux fractions, dont l’une, d’accord avec les internationaux de France, de Belgique et d’Espagne, s’était prononcée pour la politique révolutionnaire, déclarant que toute participation de la classe ouvrière à la politique bourgeoise gouvernementale ne peut avoir d’autres résultats que la consolidation de l’ordre de choses existant
; tandis que l’autre fraction « professait l’intervention politique et les candidatures ouvrières ». Le Conseil général de Londres, ainsi que les Allemands et les Suisses allemands, prirent parti pour la seconde de ces fractions (fraction d’Outine et du Temple-Unique), pendant que les Français, les Belges et les Espagnols prenaient parti pour l’autre (fraction du Jura).
Bakounine était en ce moment tout absorbé par les affaires russes. Au printemps de 1869 déjà, il était entré en relations avec Netchaïef ; il croyait alors à la possibilité d’organiser en Russie un vaste soulèvement de paysans, comme au temps de Stenko Razine : le retour deux fois séculaire de l’année de la grande révolte (1669) semblait une coïncidence quasi-prophétique. C’est alors qu’il écrivit en russe l’appel intitulé Quelques mots aux jeunes frères en Russie, et la brochure La Science et la cause révolutionnaire actuelle. Netchaïef était retourné en Russie, mais il avait dû s’enfuir de nouveau, après l’arrestation de presque tous ses amis et la destruction de son organisation, et il était revenu en Suisse en Janvier 1870. Il exigea de Bakounine que celui-ci abandonnât la traduction commencée du Kapital [2] pour se consacrer entièrement à la propagande révolutionnaire russe ; et il obtint d’Ogaref, pour le Comité russe dont il se disait le mandataire, la remise entre ses mains de la somme constituant le « fonds Bakhmétief » ; une partie de cet argent lui avait déjà été confiée par Herzen l’année précédente. Bakounine écrivit, en russe, la brochure Aux officiers de l’armée russe, et, en français, la brochure Les Ours de Berne et l’Ours de Saint-Pétersbourg ; il fit paraître aussi quelques numéros d’une nouvelle série du Kolokol, et déploya pendant quelques mois une grande activité ; mais il finit par s’apercevoir que Netchaïef entendait se servir de lui comme d’un simple instrument, et avait recours, pour s’assurer une dictature personnelle, à des procédés jésuitiques ; après une explication décisive, qui eut lieu à Genève en juillet 1870, il rompit complètement avec le jeune révolutionnaire. Il avait été victime de sa trop grande confiance, et de l’admiration que lui avait d’abord inspirée l’énergie sauvage de Netchaïef. Il n’y a pas à dire, écrit Bakounine à Ogaref après cette rupture, nous avons eu un beau rôle d’idiots ! Comme Herzen se moquerait de nous deux, s’il était là, et combien il aurait raison ! Eh bien ! il n’y a plus qu’à avaler cette amère pilule, qui nous rendra plus avisés dorénavant.
(2 août 1870.)