Accueil > PARTAGE NOIR - Brochures > Portraits > Michel Bakounine, une ébauche de biographie - James Guillaume > Michel Bakounine, une ébauche de biographie - Chapitre III

Michel Bakounine, une ébauche de biographie - Chapitre III

mercredi 19 août 2020, par James Guillaume (Domaine public)

La révolution du 24 février rouvrit à Bakounine les portes de la France. Il se hâta de revenir à Paris ; mais bientôt la nouvelle des événements de Vienne et de Berlin le décida à partir pour l’Allemagne (avril), d’où il espérait pouvoir prendre part en Pologne aux mouvements insurrectionnels. Il passa par Cologne, où Marx et Engels allaient commencer la publication de la Neue Rheinische Zeitung ; c’était le moment où la Légion démocratique allemande de Paris, qu’accompagnait Herwegh, venait de faire dans le grand-duché de Bade cette tentative insurrectionnelle qui aboutit à un si lamentable échec ; Marx attaqua Herwegh avec violence à ce sujet ; Bakounine prit la défense de son ami, ce qui amena une rupture entre lui et Marx. Il a écrit plus tard (1871, manuscrit français) : Dans cette question, je le pense aujourd’hui et je le dis franchement, c’étaient Marx et Engels qui avaient raison : ils jugeaient mieux la situation générale. Ils attaquèrent Herwegh avec le sans-façon qui caractérise leurs attaques, et je défendis l’absent avec chaleur, personnellement contre eux, à Cologne. De là notre brouille. Il se rendit ensuite à Berlin et à Breslau, et de là à Prague, où il essaya inutilement de faire de la propagande démocratique et révolutionnaire au Congrès slave (juin), et où il prit part au mouvement insurrectionnel durement réprimé par Windischgrätz ; puis il revint à Breslau. Pendant son séjour dans cette ville, la Neue Rheinische Zeitung publia (6 juillet) une correspondance de Paris dont l’auteur disait : À propos de la propagande slave, on nous a affirmé hier que George Sand se trouvait en possession de papiers qui compromettaient fortement le Russe banni d’ici, Michel Bakounine, et le représentaient comme un instrument ou un agent de la Russie, nouvellement enrôlé, auquel on attribue la part principale dans la récente arrestation des malheureux Polonais. George Sand a montré ces papiers à quelques-uns de ses amis [1]. Bakounine protesta immédiatement contre cette infâme calomnie par une lettre que publia l’Allgemeine Oder-Zeitung de Breslau (lettre que la Neue Rheinische Zeitung reproduisit le 16 juillet), et écrivit à Mme George Sand pour la prier de s’expliquer au sujet de l’usage qui avait été fait de son nom. George Sand répondit par une lettre au rédacteur de la Neue Rheinische Zeitung, datée de la Châtre (Indre), 20 juillet 1848, disant : Les faits rapportés par votre correspondant sont complètement faux. Je n’ai jamais possédé la moindre preuve des insinuations que vous cherchez à accréditer contre M. Bakounine. Je n’ai donc jamais été autorisée à émettre le moindre doute sur la loyauté de son caractère et la franchise de ses opinions. J’en appelle à votre honneur et à votre conscience pour l’insertion immédiate de cette lettre dans votre journal. Marx inséra la lettre, et donna en même temps l’explication suivante de la publicité qu’il avait accordée à la calomnie de son correspondant de Paris : Nous avons rempli ainsi le devoir de la presse, d’exercer sur les hommes publics une stricte surveillance, et nous avons donné en même temps par là à M. Bakounine l’occasion de dissiper un soupçon qui avait véritablement été émis dans certains cercles à Paris [2]. Il est inutile d’insister sur cette singulière théorie, d’après laquelle la presse aurait le devoir d’accueillir la calomnie et de la publier, sans prendre la peine de contrôler les faits.

Le mois suivant, Bakounine rencontra Marx à Berlin, et une réconciliation apparente eut lieu. Bakounine a écrit à ce sujet en 1871 (manuscrit français) : Des amis communs nous forcèrent de nous embrasser. Et alors, au milieu d’une conversation à moitié badine, à moitié sérieuse, Marx me dit : Sais-tu que je me trouve maintenant à la tête d’une société communiste secrète si bien disciplinée, que si j’avais dit à un seul de ses membres : Va tuer Bakounine, il te tuerait ?… Après cette conversation, nous ne nous revîmes plus jusqu’en 1864.

Ce que Marx avait dit en plaisantant à Bakounine en 1848, il devait essayer sérieusement de le faire vingt-quatre ans plus tard : lorsque, dans l’Internationale, l’opposition de l’anarchiste révolutionnaire sera devenue gênante pour la domination personnelle que Marx prétendait exercer, il tentera de se débarrasser de lui par un véritable assassinat moral.

Expulsé de Prusse et de Saxe, Bakounine passa le reste de l’année 1848 dans la principauté d’Anhalt. Ce fut là qu’il publia en allemand sa brochure : Aufruf an die Slaven, von einem russischen Patrioten, Michael Bakunin, Mitglied des Slavencongresses. Il y développait ce programme : union des révolutionnaires slaves avec les révolutionnaires des autres nations, hongrois, allemands, italiens, pour la destruction des trois monarchies oppressives, empire de Russie, empire d’Autriche, royaume de Prusse ; et ensuite libre fédération des peuples slaves émancipés. Marx crut devoir combattre ces idées ; il écrivit dans la Neue Rheinische Zeitung (14 février 1849 : Bakounine est notre ami ; cela ne nous empêchera pas de critiquer sa brochure [3] ; et il formulait ainsi son point de vue : À part les Polonais, les Russes, et peut-être encore les Slaves de la Turquie, aucun peuple slave n’a un avenir, par la simple raison qu’il manque à tous les autres Slaves les premières conditions historiques, géographiques, politiques et industrielles de l’indépendance et de la vitalité [4]. Au sujet de cette différence entre la manière de voir de Marx et la sienne dans la question slave, Bakounine a écrit (1871, manuscrit français) : En 1848 nous nous sommes trouvés divisés d’opinions ; et je dois dire que la raison fut beaucoup plus de son côté que du mien… Emporté par l’ivresse du mouvement révolutionnaire, j’étais beaucoup plus occupé du côté négatif que du côté positif de cette révolution… Pourtant il y eut un point où j’eus raison contre lui. Comme Slave, je voulais l’émancipation de la race slave du joug des Allemands,… et, comme patriote allemand. Marx n’admettait pas alors, comme il n’admet encore pas à présent, le droit des Slaves de s’émanciper du joug des Allemands, pensant, aujourd’hui comme alors, que les Allemands sont appelés à les civiliser, c’est-à-dire à les germaniser de gré ou de force.

En janvier 1849, Bakounine vint secrètement à Leipzig. Là il s’occupait à préparer un soulèvement en Bohême, d’accord avec un groupe de jeunes Tchèques à Prague. Malgré les progrès de la réaction en France et en Allemagne, on pouvait encore espérer, car sur plus d’un point de l’Europe la révolution n’était pas écrasée : Pie IX, chassé de Rome, avait fait place à la République romaine, dirigée par le triumvirat Mazzini, Saffi et Armellini, avec Garibaldi pour général ; Venise, redevenue libre, soutenait contre les Autrichiens un siège héroïque ; les Hongrois, révoltés contre l’Autriche et dirigés par Kossuth, proclamaient la déchéance de la maison de Habsbourg. Sur ces entrefaites éclata à Dresde (3 mai 1849) un soulèvement populaire, provoqué par le refus du roi de Saxe d’accepter la constitution de l’Empire allemand qu’avait votée le Parlement de Francfort ; le roi s’enfuit le 4, un gouvernement provisoire fut installé (Heubner, Tzschirner et Todt), et les insurgés restèrent maîtres de la ville pendant cinq jours. Bakounine, qui avait quitté Leipzig pour Dresde au milieu d’avril, devint un des chefs des révoltés, et contribua à faire prendre les mesures les plus énergiques pour la défense des barricades contre les troupes prussiennes (le commandant militaire fut d’abord le lieutenant-colonel Heinze, puis, à partir du 8 mai, le jeune typographe Stephan Born, qui avait organisé l’année précédente la première association générale des ouvriers allemands, l’Arbeiter-Verbrüderung). La stature gigantesque de Bakounine et sa qualité de révolutionnaire russe attirèrent particulièrement l’attention sur lui ; une légende se forma aussitôt autour de sa personne : c’est à lui seul qu’on attribua les incendies allumés pour la défense ; il avait été, écrivit-on, l’âme véritable de toute la révolution ; il exerçait un terrorisme qui répandait l’épouvante ; il avait conseillé, pour empêcher les Prussiens de tirer sur les barricades, d’y placer les chefs-d’œuvre de la galerie de tableaux, etc.

Le 9, les insurgés, reculant devant des forces supérieures, effectuèrent leur retraite sur Freiberg. Là, Bakounine essaya vainement d’obtenir de Born qu’il passât, avec ce qui lui restait de combattants, sur le territoire de la Bohême pour y tenter un nouveau soulèvement : Born refusa, et licencia ses troupes. Alors, voyant qu’il n’y avait plus rien à faire, Heubner, Bakounine, et le musicien Richard Wagner se dirigèrent sur Chemnitz. Pendant la nuit du 9 au 10, des bourgeois armés arrêtèrent Heubner et Bakounine et les livrèrent ensuite aux Prussiens ; Wagner, qui s’était réfugié chez sa sœur, réussit à s’échapper.

La conduite de Bakounine à Dresde fut celle d’un combattant résolu et d’un chef clairvoyant. Dans une de ses lettres à la New York Daily Tribune (numéro du 2 octobre 1852), On Révolution and Contre-Revolution in Germany, Marx, malgré son hostilité, a dû reconnaître le service rendu par Bakounine à la cause révolutionnaire ; il a écrit : À Dresde, la lutte fut continuée pendant quatre jours dans les rues de la ville. Les boutiquiers de Dresde, la garde communale, non seulement ne combattirent pas, mais dans plusieurs cas favorisèrent l’action des troupes contre les insurgés. Ceux-ci se composaient presque exclusivement d’ouvriers des districts manufacturiers environnants. Ils trouvèrent un chef capable et de sang-froid dans le réfugié russe Michel Bakounine [5].


[1In Bezug auf die Slavenpropaganda, versicherte man uns gestern, sei George Sand in den Besitz von Papieren gelangt, welche den von hier verbannten Russen, M. Bakunin, stark compromittirten, indem sie ihn als ein Werkzeug oder in jüngster Zeit gewonnenen Agenten Russlands darstellten, den der grösste Theil der Schuld der neuerdings verhafteten unglücklichen Polen traf. George Sand hat dièse Papiere einigen ihrer Vertrauten gezeigt.

[2Wir erfüllten damit die Pflicht der Presse, öffentliche

[3Bakunin ist unser Freund. Das wird uns nicht abhalten, seine Brochure der Kritik zu unterwerfen.

[4Ausser den Polen, den Russen, und höchstens den Slaven der Türkei hat kein slavisches Volk eine Zukunft, aus dem einfachen Grund, weil allen übrigen Slaven die ersten historischen, geographischen, politischen und industriellen Bedingungen der Selbstständigkeit und Lebensfähigkeit fehlen.

[5In Dresden, the struggle was kept on for four days in the streets of the town. The shopkeepers of Dresden, the communal guard, not only did not fight, but in many instances favoured the proceedings of the troops against the insurgents. These again consisted almost exclusively of workingmen from the surrounding manufacturing districts. They found an able and coolheaded commander in the Russian refugee, Michael Bakunin. (Les italiques sont de Marx.)