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Karl Marx ou la perversion du socialisme - 3. Respectabilité du marxisme établi

mardi 2 avril 2024, par Alexandre Marc (CC by-nc-sa)

Jamais le déclin progressif du marxisme [1] n’a été plus évident que de nos jours, et jamais pourtant, en dépit des critiques qui se multi­plient, le marxisme n’a été pris en considération avec autant d’em­pressement. Les intellectuels notamment se sentiraient déshonorés si, même antimarxistes, ils n’affectaient une admiration, difficilement contenue, pour l’auteur du Capital. Il est permis, certes — sauf à l’Est — de formuler à son propos des réserves, polies et nuancées ; ce qui n’est pas permis, c’est de porter atteinte au caractère religieux du culte rendu solennellement au fondateur barbu de la contre-Église, faussement triomphante, de notre temps. Toute tentative de ce genre est ressentie comme un sacrilège par les tenants de la nouvelle religion et comme un regrettable manque de savoir-vivre par la plupart des infidèles ou des incroyants. Ceux-ci critiquent bien, respectueusement, les « excès » de l’Église dont ils refusent de faire partie, mais non sans éprouver la délicieuse sensation de frôler le blasphème. Quant aux fidèles, eux, plus ils s’opposent les uns aux autres, plus ils s’entre­déchirent, et plus ils affichent l’agressive certitude de détenir la vérité. Les schismes yougoslave et chinois, les événements de Varsovie, de Budapest et de Prague, les échecs et les déchirements intellectuels de plus en plus accusés, eussent dû atténuer ce dogmatisme : ils paraissent l’avoir exacerbé. L’arrogance des épigones croît, au fur et à mesure que se multiplient les hérésies et les schismes. Un connaisseur parle de marxismes imaginaires : kantien, hégélianisé, scientiste, humaniste, antihumaniste, etc. [2]. Toutefois, à côté de ces « lectures » de Marx, il en existe d’autres, plus réelles : celles de Moscou et de Pékin, de Castro et de Honecker, des Khmers rouges et des Viet­namiens, des Éthiopiens et des Somaliens, des commandos, aux moti­vations diverses, qui ébranlent le « tiers-monde », et des partis euro­communistes qui, en faisant patte de velours, affectent de préparer le grand soir, tout en assumant, par de multiples compromis historiques, la défense de l’Ordre et l’illustration d’une respectabilité enfin retrouvée. On ne sait plus où donner de la tête, bien qu’on risque moins aujourd’hui que du temps de Staline, de la perdre pour de bon. Afin de ne pas s’égarer complètement, il faudrait commencer par préciser d’où l’on part ou, comme on le dit maintenant, d’où l’on parle ; et avant même de remonter à son géniteur, par se demander où en est son église.

Ici, mon embarras, évidemment, est extrême. Où est le marxisme ? Qu’est-ce que le marxisme aujourd’hui ? N’ayant pas des milliers de pages pour répondre, on comprendra que je m’en tienne à quelques données élémentaires, incontestables, communes si possible à toutes les écoles et à toutes les déviations — chaque école étant déviation pour les autres.

... Données élémentaires, incontestables, communes... : c’est déjà faire montre d’un robuste optimisme que d’en postuler l’évidence. L’auteur de ces lignes concentre, il est vrai, ses réflexions sur deux données, conjointes et pourtant hétérogènes : l’aliénation et la plus-value, celle-ci constituant sans doute l’élément le plus faible, et celle-là peut-être le facteur le plus fort, la composante la moins con­testable, et aussi la moins originale, de la théorie marxiste.

Pourquoi aborder la pensée de Karl Marx, riche, complexe, touffue, par ces deux notions-là, de préférence à tant d’autres ? Tout simple­ment parce qu’elles contribuent, dans le marxisme, à caractériser le mode d’être du « prolétaire », de l’ouvrier salarié. Or, quelle que doive être, en dernière analyse, la définition du socialisme, elle devrait au moins inclure, en quelque sorte comme conditions a priori, la double exigence de l’abolition du salariat et de la suppression de la condition prolétarienne. Si cette exigence n’était pas considérée primor­diale, si le socialisme était, arbitrairement et « dialectiquement » réduit, par exemple, à une conception millénariste et rousseauiste de la propriété — dont nous verrons, in fine, qu’elle constitue l’un des prin­cipaux foyers cancéreux du « socialisme » contemporain, — l’immense espoir de l’humanité, soulevé par le souffle de la solidarité, de la libération, de la justice, cet espoir qui reste peut-être encore la dernière chance des civilisations et de la Civilisation en crise, risque de se désagréger et d’écraser, sous ses décombres, cet avenir qui, pourtant, devrait devenir notre affaire (Denis de Rougemont).


[1Pour ce qui est de Marx et du marxisme, les pages qui suivent, et qui s’appuient sur « Marx est mort » (L’Europe en formation, n°123, juin 1970), complètent les cha­pitres II à IV de Civilisation en sursis (Paris, La Colombe, 1955 : je n’ai pas attendu les « nouveaux philosophes » — qui, du reste, font mine de m’ignorer — pour m’intéresser de près au prophète barbu du XIXe siècle). Quant aux textes marxiens, depuis 1965 je dois beaucoup aux deux volumes des Œuvres (Gallimard) publiés dans la « Bibliothèque de la Pléiade », par le « marxologue » le plus compétent que je connaisse, dont je ne partage pas les conclusions ultimes mais à qui je tiens à rendre hommage : Maximilien Rubel. Puisse-t-il mener à bien la suite de cette remarquable publication.

[2Raymond Aron, Marxismes imaginaires, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1970.