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Défendre la révolution : Guerre et Révolution

vendredi 21 juin 2019, par Partage Noir (CC by-nc-sa)

Plusieurs justifications de le guerre dominent, elles sont liées aux idéologies autoritaires.

La première a pour principe la subordination du conflit à des in­térêts nationaux et étatiques [1], religieux ou encore économi­ques. Tous ces motifs s’additionnent la plupart du temps. C’est la raison des guerres de type capitaliste même si les motifs économi­ques, qui sont les plus importants, ne sont pas reconnus facile­ment car moralement peu acceptables.

L’autre justification est au service d’une révolution à qui la guerre permet de s’étendre et par là de gagner d’autres terri­toires « à sa cause », voire de les annexer. La notion marxiste-léniniste de guerre révolutionnaire en est un exemple. Bien sûr, on pourra dire que c’est une réduction simpliste, mais les faits ont beaucoup plus d’importance que les discours officiels.

De plus, la séparation entre ces deux types de justification n’est pas hermétique, loin de là. Ainsi. Staline passa une partie de la Seconde Guerre mondiale à reconstituer l’ancien empire des tsars. Dans ce cas précis, l’extension d’une idéologie se combi­nait à des antécédents historiques.

Pour le premier cas exposé, nous n’entrerons pas dans le détail. La littérature anarchiste est suffisamment abondante en ce qui concerne la critique du militarisme bourgeois, du nationalisme, des conflits entre peuples pour le profit d’une minorité exploiteuse. Il nous semble plus intéressant d’étudier les thèses des partisans d’une guerre révolutionnaire parce que cela a eu tendance à per­vertir les idées anti-autoritaires. Que l’en songe aux dégâts causés par les guérillas marxistes (à Cuba, par exemple) dans l’es­prit de certains anarchistes, tentés de croire leurs slogans.

Le parti et la guerre

A la base de la pratique léniniste [2], on trouve l’influence des écrits du Prussien Carl von Clausewitz (1780-1831). De son volumi­neux traité De la guerre. On a surtout retenu la fameuse phra­se : La guerre est la continuation de la politique par d’autres mo­yens, censée résumer sa pensée. Lénine s’est inspiré de ce théo­ricien pour bâtir sa stratégie politique, conduite à la manière d’un affrontement militaire menant à l’anéantissement total de l’adversaire (et non à sa simple défaite, comme pour les élections dans les démocraties bourgeoises). De même, l’organisation de l’ar­mée rouge, la conception de l’action militaire et diplomatique de l’État bolchevique ont, selon Lénine, la même source : Clausewitz. Mao Zedong pousse plus loin encore la réflexion marxiste sur la guerre. Chez lui, la politique continue la guerre, comme la guerre la politique, l’empire d’une même décision les unit [3]. En chan­geant le vocabulaire de Clausewitz, Mao déclare que la guerre peut être populaire, qu’elle est la continuation de la révolution. Mais ce n’est qu’un des artifices habituels de la pensée marxiste. Les armées rouges n’ont jamais été des armées populaires, si l’on entend par là que le peuple donne son avis. Si cela arrivait, ce serait dangereux pour le parti. Ainsi l’historien Hu Chi-Hsi relève les contradictions de l’armée rouge chinoise : Mao qui s’enor­gueillissait d’avoir forgé une ligne de masse, perdit le pouvoir à la conférence de Ningdu parce que les masses avaient eu leur mot à dire et que l’armée rouge s’était transformée en une armée populaire. Il reprit le pouvoir à la conférence de Zunyi parce que les masses étaient absentes et que l’armée rouge était redevenue, par la force des choses, une armée sans racines [4]. Et encore ! cette démocratisation était relative puisqu’elle restait sous l’égide du parti.

Car le problème de la guerre révolutionnaire n’est pas une simple question de fonctionnement interne de l’armée, même s’il est sou­vent significatif. En fait, le pas n’a pas été franchi avec Clause­witz, il ne suffit pas de remplacer le mot « politique » par « révolu­tion » pour obtenir une autre finalité de la guerre. Le parti repré­sentant la révolution, il dirige l’armée et la conduite de la guer­re. Dans ce domaine comme dans les autres, il substitue aux maî­tres d’hier ceux du socialisme autoritaire. Le fameux peuple, c’est-à-dire les opprimés, reste exclu tout comme dans la société bourgeoise.

Cela n’a rien de surprenant. En adoptant le précepte « la fin jus­tifie les moyens », le léninisme crée une nouvelle autorité, dans l’organisation sociale comme dans la conduite du combat militaire. Le marxiste italien Emilio Lussu le montre involontairement dans sa Théorie de l’insurrection : la bourgeoisie fait du pragmatisme. Elle ne s’inspire pas d’un système rigide de paix, mais d’une réali­té empirique. La guerre lui fut utile en d’autres temps : mainte­nant la paix lui est utile. C’est la même tactique employée par le parti bolchevique, qui a pratiqué la politique de la guerre et de la paix, en s’inspirant toujours des intérêts de la révolution à sauver.

Cette fin de phrase ne doit pas nous tromper : le résultat est le même qu’avec la bourgeoisie. La liquidation du mouvement anar­chiste ukrainien en 1921 s’explique parce qu’une armée rouge hié­rarchisée se devait d’éliminer les partisans, et l’État bolchevique de contrôler un territoire jusque-là autonome. A cette opération « extérieure » correspond la mise au pas des soviets par le parti sur le plan « intérieur ».

Nous faisons la même critique du léninisme dans le domaine mili­taire que dans le domaine social. Il n’y a pas de différence avec ceux qu’ils prétendent combattre, sinon en pire !

La loi du vainqueur

Nous avons vu que la pratique du marxisme-léninisme ne corres­pond pas à une guerre révolutionnaire. Mais son concept de guer­re révolutionnaire est-il lui-même acceptable ? Les marxistes-léni­nistes précisent que ce sont les « conditions données » qui font que tel conflit est révolutionnaire et que tel autre ne l’est pas.

Mais cette limite est déjà discutable. Comment en viennent-ils à penser qu’une guerre est révolutionnaire ? On peut le comprendre en étudiant leur analyse de la guerre en général. En effet, ils trouvent des aspects positifs à des conflits traditionnels, ainsi Lénine : Nous autres, marxistes, différons des pacifistes en ce sens que nous reconnaissons la nécessité d’analyser historique­ment (du point de vue du matérialisme dialectique de Marx) chaque guerre prise à part. L’histoire a connu maintes guerres qui malgré les horreurs, les atrocités, les calamités et les souffrances qu’el­les comportent inévitablement, furent progressives, c’est-à-dire utiles au développement de l’humanité en aidant à détruire des institutions particulièrement nuisibles et réactionnaires (par ex­emple l’autocratie et le servage) et les despotismes les plus bar­bares d’Europe [5].

Certes des guerres ont déstabilisé des régimes odieux, ce qui a permis ainsi à des révolutionnaires de profiter des circonstances. Toutefois, cette théorie est dangereuse. Car, qui décide que telle guerre est un progrès et sur quelles bases sérieuses d’ana­lyse ? N’y a-t-il pas le danger de sous-estimer le poids des guer­res pour les populations en soutenant les guerres entre impéria­lismes ?

Le cynisme devient inévitable et Marx en fait preuve en décla­rant à propos de la guerre franco-allemande de 1870 : Les Fran­çais ont besoin d’être rossés (...) La prépondérance allemande transportera le centre de gravité du mouvement ouvrier européen de France en Allemagne [6].

On ne s’étonnera pas avec ce genre de discours qu’une guerre soit automatiquement déclarée progressiste dans le cas où des « révolutionnaires » (c’est-à-dire le parti qui usurpe ce titre) af­fronteraient un adversaire. Cette guerre propagerait la « révolu­tion ».

Ainsi, il y aurait un socialisme militairement en expansion. Tant pis pour les populations qui ne s’adapteraient pas à ce schéma. On peut multiplier à l’infini les exemples qui permettent, Mao dixit, de renverser la classe réactionnaire dominante et au peu­ple de prendre le pouvoir : Lénine et Trotsky mettant au pas l’U­kraine et la Géorgie, la Chine envahissant le Tibet ou même deux États marxistes, le Vietnam et le Cambodge, se faisant la guerre ! Le pouvoir est au bout du fusil disait encore Mao. Le pouvoir sur qui ?

Bien entendu, les théoriciens marxistes-léninistes nous rappel­leront ces fameuses « conditions données » qui permettraient de sa­voir si des guerres sont ou ne sont pas révolutionnaires. Les trotskistes nous diront que l’U.R.S.S. est un « État socialiste dégé­néré », ce qui explique la nature des conflits où elle s’engage. D’autres nous diront que. Lénine a commis des erreurs, et ainsi de suite.

Pourtant le mythe d’une perversion de l’armée rouge imposée par Staline lors de la guerre patriotique de 1941-1945 ne tient pas. Le dissident Kopelev souligne qu’en 1919, en vertu d’un ordre de Trotsky, l’uniforme de l’Armée rouge fut copié sur le modèle des vêtements anciens des guerriers russes (...) en 1920, [guerre russo-polonaise, NDLA], Broussilov et Trotsky brandirent ensemble le vieux drapeau russe, lorsque commença l’invasion des armées de Pilsudski (...) [7]. De même, un communiste, Efimov, constatait en 1921 à propos de l’alliance provisoire entre l’Armée rouge et les partisans anarchistes d’Ukraine qu’il y avait un danger à côtoyer des combattants auto-organisés : Le mode de vie des makhnovistes agissait de façon trompeuse sur le soldat rouge : il pensait qu’il y avait chez eux plus de liberté (...) et si, avant, le soldat rouge ne rejoignait pas Makhno (...) il commença dorénavant à en douter et les cas de passages volontaires de soldats rouges du côté de Makhno devinrent de plus en plus fréquents [8].

Si les guerres menées par ces régimes ne sont jamais révolution­naires, ce n’est pas un incident de parcours mais bien à cause de vices inhérents à leur idéologie. Le projet de société marxiste crée une nouvelle caste de privilégiés et son mode d’organisation politique est autoritaire. Mais de toute façon, on ne peut parler de guerre révolutionnaire parce que la guerre ne crée pas de si­tuation révolutionnaire.

Au mieux, elle affaiblit l’ancien régime. La révolution naît de la volonté générale des opprimés de changer leur destin. Au lieu de comprendre cela, les marxistes s’imaginent qu’une invasion militaire suffit à mettre un pays dans le camp de la révolution !

Parler d’une guerre révolutionnaire est une absurdité. La guerre est un conflit dont l’issue peut influencer certaines choses dans une société mais pas au point de réaliser l’effort créatif de la révolution. Il faut à cette dernière une dynamique propre et cela ne se crée pas en quelques jours par des communiqués victorieux. Les bolcheviks en firent la cruelle expérience lors de la guerre rossa-polonaise de 1920 : Pour la population, l’Armée rouge et les bolcheviks sont les dignes successeurs de l’expansionnisme tsa­riste et sont perçus en envahisseurs et non en libérateurs, comme s’imaginent les léninistes, empêtrés dans leur dialectique prolétarienne formelle. Bien au contraire, la population laborieuse fait. corps avec ses dirigeants socialistes nationaux [9]. Des révolu­tionnaires, qui s’engageraient dans un conflit armé, doivent ba­layer ces illusions.


[1Mêlés bien sûr, puisque les luttes nationalistes utilisent l’État dans la plupart des cas.

[2Léniniste puisque cette doctrine s’est réalisée concrètement, et que Marx lui-même n’a pas fourni de système complet mais quelques idées (déjà contestables) dans le domaine guerrier.

[3Blucksman, Le discours de la guerre, Paris, U.G.E., 10118, 1973.

[4Hu Chi-Hsi, L’armée rouge et l’ascension de Mao, Paris, E.H. E.S.S., Cahiers centre Chine, 1982.

[5Lénine, Le socialisme et la guerre.

[6Marx, lettre à Engels du 20 juillet 1870.

[7L. Z. Kopelev, in Une opposition socialiste en Union soviétique aujourd’hui (collectif), Paris, Maspéro, 1976.

[8Efimov, cité par A. Skirda, Les cosaques de la liberté, Paris, Lattés, 1987.

[9A. Skirda, op. cit.