On peut affirmer sans exagérer qu’il y a eu dans l’entourage d’Elisée Reclus des gens que seul le contact avec le grand penseur et géographe a fait accéder à une certaine notoriété, soit parce qu’ils ont reçu de Reclus une stimulation qui les a menés à une activité personnelle féconde, soit parce qu’ils ont travaillé avec lui à une certaine phase de leur vie. Cela vaut à mon avis particulièrement pour Charles Perron, le cartographe de La Nouvelle Géographie universelle, œuvre principale de Reclus. C’est par son travail pour cet ouvrage que ce peintre sur émail et retoucheur photographe a pu devenir Perron le cartographe qui, au cours des longues années de genèse de cette grande œuvre, s’est fait un nom en tant qu’illustrateur cartographique en Suisse occidentale, mais aussi en France, et par là même a pu poser les bases de son travail personnel ultérieur.
Charles-Eugène Perron descendait d’une famille savoyarde émigrée en Suisse au XVIIIe siècle. Il est né le 6 décembre 1837 à Petit-Saconnex, un faubourg de Genève, d’un père peintre sur émail, futur directeur d’hôpital. On ne sait presque rien de sa jeunesse, à part qu’il voulait apparemment recevoir une formation d’artiste, puisqu’il fréquentait les écoles d’art de Genève et suivait des cours chez le peintre Barthélémy Benn.
Vers l’âge de 20 ans, Perron quitta Genève et se rendit pour cinq ans en Russie. D’après ses propres mots, son activité dans l’empire des tsars consistait à confectionner des portraits sur émail
. Il est probable qu’il a acquis pendant cette période une bonne connaissance de la situation politique et sociale de la Russie tsariste, peut-être est-il même entré en contact avec les jeunes apologistes du nihilisme. Pour les années qui ont suivi le séjour en Russie, Perron lui-même donne les indications suivantes : En 1862, il publia à Genève, avec [son père] Georges, un album de 15 planches coloriées sous le titre Armée suisse, types militaires, dessinés par Ch. Perron, qui eut du succès et fut suivi de plusieurs planches détachées. Puis il se rendit à La Chaux-de-Fonds (Jura suisse) et peignit des émaux pour la fabrique. A son retour à Genève, il ouvrit un atelier qui fonctionna jusqu’en 1870, et passa ensuite deux hivers à Menton, faisant de la retouche de photographies.
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Depuis son retour de Russie, Perron était en contact avec des cercles socialistes de Genève. Au sein de l’Association internationale des travailleurs, il devint un adhérent actif de la section de Genève. Dans la seconde moitié des années 60, il était assez intimement lié à Michel Bakounine, qui résida d’abord près de Vevey, au bord du lac Léman supérieur, puis à Genève [2]. En tant que rédacteur de diverses publications (l’Egalité, le Travailleur par exemple), Perron a participé activement à la diffusion des idées socialistes. C’est probablement dans le cadre de son activité de journaliste qu’en décembre 1869, lors d’un séjour à Paris, il fit la connaissance de Reclus qui avait à cette époque donné son accord à l’Egalité pour une future collaboration.
Membre de l’Internationale
C’est de 1868 que date l’intéressant manuscrit De l’obligation en matière d’instruction, qui montre que Perron – pour le renouveau social qu’il appelait de ses vœux – s’occupait alors intensément de questions d’obligation scolaire et d’enseignement. Il y soutint l’opinion que l’ignorance des hommes est la source de tous les maux, la raison des guerres, du paupérisme et de tous les préjugés, qu’elle engendre le désordre social et il en tira la conséquence : L’Ordre social, c’est l’instruction complète de tous.
Seule une instruction scientifique
donnée à chacun pouvait selon lui faire disparaître l’exploitation sous toutes ses formes, politique, religieuse, financière, etc.
C’est pourquoi l’instruction des enfants devait être gratuite ; et être garantie par une indemnité versée par l’État aux parents pour la durée de la formation.
Comme le remarque Max Nettlau, Perron s’est détaché au début des années 70 de l’Internationale avec un scepticisme croissant, sans toutefois renoncer à ses idées. Nettlau écrit : Sans la liaison avec Reclus, née en 1874 de la réalisation de cartes pour La Nouvelle Géographie universelle, et qui dura plusieurs années, il ne se serait plus distingué dans l’Internationale, ce qu’il fit par exemple habilement au Congrès de Berne en octobre 1876. Je ne mets pas en cause sa bonne foi, ni la joie que lui procurait ce regain d’activité, mais c’était sa façon d’être : il recevait les idées profondes de Reclus avec autant de scepticisme que celles de Bakounine et était persuadé qu’il était plus intelligent et plus
[3] Nettlau transmet aussi le jugement de Pierre Kropotkine qui mettait Perron – mais aussi Brousse, Bernard, Costa, Joukovsky, Lefrançais – au nombre de ceux qui pratique
qu’eux et tous les autres. Beaucoup de ceux qui le connaissaient bien avaient une telle impression. C’est seulement dans les dernières années de sa vie qu’il est devenu plus souple, qu’il a reconnu la bonté de certains, en particulier de Bakounine, à son égard, et a pu regretter de les avoir quelquefois offensés.critiquent, critiquent et critiquent encore, sans rien faire.
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Dans ce contexte, une lettre datée de 1893 de Reclus à Perron est révélatrice : Vous trouvez qu’il manque un cheveu à la mariée ! Comment ? Vous prévoyez la révolution anarchiste, et vous vous plaignez qu’elle ne soit pas ceci et cela ! Ce sera déjà beaucoup que nous fassions un pas en avant, et je voudrais bien être sûr comme vous que nous sommes en l’an I de la révolution.
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On peut sans risque d’erreur supposer que le radicalisme idéologique et politique de Reclus et de Kropotkine s’est heurté à un refus chez Perron, et l’a peut-être même effrayé. Perron avait la prétention de représenter des points de vue plus réalistes que ses deux amis que, dans une lettre de 1905 à James Guillaume, il juge ainsi Cœurs vaillants ! Qu’est-ce que ça peut faire si à la grandeur et à l’utilité incontestable de leur propagande s’est mêlé un brin de rêverie exaltée. Ils n’en sont pas moins dignes. Est-ce les décrier que de le constater ?
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Les relations entre Reclus et Perron ont été en outre déterminées par l’antagonisme de leurs caractères. Reclus était expansif, Perron circonspect et un peu opiniâtre, et c’est pourquoi même après des décennies de collaboration professionnelle intense, ils n’ont pu établir de relation qui aille au-delà du « vous » formel, comme le met en lumière la lettre ci-dessus de Reclus, datée de 1893. Il semble que ce soit surtout Perron qui ait maintenu cette réserve.
La collaboration professionnelle déjà mentionnée entre Reclus et Perron commença en 1874, lorsque Reclus quitta le Tessin et s’installa au bord du lac Léman. Elle apparaît nettement dans le volume II, paru en 1877, de La Nouvelle Géographie universelle consacré à « La France ». C’est pour ce volume que Perron, cartographe autodidacte, a dessiné ses premières cartes (rien ne laisse supposer qu’il ait jamais ébauché de cartes avant cette date). Cependant seules quelques cartes de la fin du volume sont de sa main, la plupart portent les signatures de plusieurs cartographes attitrés de la maison Hachette. Les tomes suivants de La Nouvelle Géographie universelle contiennent toutefois une proportion croissante de cartes réalisées par lui. A partir du tome VI, « L’Asie russe » (1881), toutes les cartes en noir et blanc et, à partir du tome X, « L’Afrique septentrionale » (1885), toutes les cartes en couleurs également portent sa signature. Ainsi, progressivement, grâce à sa technique de travail, il a réussi à se rendre maître de sa tâche. Quand celle-ci prend fin en 1893, a été constitué au total un remarquable recueil cartographique d’environ 2 800 cartes noir et blanc insérées au texte et d’une cinquantaine de cartes en couleurs de différents formats.
La contribution de Perron à La Nouvelle Géographie universelle est remarquable, d’un côté par le très grand nombre de cartes, ce qui témoigne de la persévérance de leur auteur, et de l’autre par le caractère homogène, très concret et donc fonctionnel de ces cartes. Ce ne sont pas des chefs-d’œuvres du genre. L’objectif poursuivi n’a jamais été d’ailleurs une qualité cartographique hors pair, ce qui transparaît immédiatement quand on considère l’idée-force de l’œuvre. Le projet de Reclus était de composer une géographie d’un genre concret et vivant sans précédent à l’époque, en pourvoyant largement l’ouvrage de cartes et d’illustrations. Mais le texte, qui grâce au style magistral de Reclus est déjà remarquablement vivant et concret, représentait l’essentiel, et les illustrations y étaient subordonnées. Le procédé suivi pour la fabrication des cartes souligne ces affirmations : la correspondance entre Reclus et Perron – Reclus habitait pendant toute cette période au bord du lac Léman supérieur et Perron à Genève – permet de conclure que Reclus dirigeait fermement, par exemple en décidant lui-même du choix des cartes, des parties de territoires à représenter et de l’orthographe des noms. Perron améliorait les ébauches d’après les corrections de Reclus, avant que celui-ci les transmette à Paris.
Après l’achèvement de La Nouvelle Géographie universelle, commença pour Perron une phase de création en majorité autonome. Tout d’abord, entre autres, il eut la charge du recueil de cartes que Reclus avait constitué au cours de son séjour en Suisse pour son œuvre principale et qu’il avait confié à Perron après son départ du pays. Perron réussit, après quelques difficultés, à remettre cette collection de presque 7 000 pièces à la Bibliothèque publique et universitaire de Genève, où elle forma le noyau d’un atlas en projet. Au bout de quelques années, Perron se vit confier la fonction de conservateur du Dépôt des cartes de la ville de Genève.
Précurseur de la cartographie aérienne
Mais ce qui représente son champ d’activité le plus important a été, à la fin de sa vie, une méthode qu’il a appelée « cartographie nouvelle ». En bref, à partir d’une grande maquette en plâtre de la Suisse tout entière qu’il avait fabriquée, Perron faisait réaliser des photographies qu’il utilisait comme base de cartes. A son avis, elles étaient inégalables dans la représentation des différences d’altitude à la surface terrestre, c’est-à-dire dans la représentation des montagnes et des vallées. Il les appelait des vues de l’espace et elles furent les « ancêtres » des photos par satellite actuelles. La maquette elle-même a reçu le Grand Prix de l’Exposition universelle à Paris en 1900.
Dans les dernières années de leur vie, il semble que Perron et Reclus n’aient plus eu que de rares contacts. Il est intéressant de mentionner qu’en 1898, Reclus a proposé à Perron un poste à l’Institut géographique de l’Université nouvelle de Bruxelles et, en effet, son nom figure dans la liste des cours au semestre correspondant, mais Perron ne les a jamais assurés. Pour lui, à cette époque, il était impensable de quitter Genève. Charles Perron est mort le 7 mars 1909, à l’âge de 72 ans, d’une mauvaise grippe qui l’emporta en une seule journée.
Les intertitres sont de la rédaction (NdR).