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Argentine, 6 années d’agitations ouvrière et anarchie

mercredi 15 février 2023, par Maurice Colombo (CC by-nc-sa)

De la prison de Dedham, en 1927, Vanzetti écrit aux travailleurs argentins : Nous voulons dire aux camarades, aux amis, au peuple argentin, que nous savons combien leur solidarité à notre égard est grande, sublime, héroïque. (...) La voie de la liberté, qui est la voie du progrès et de la justice, est entachée de sang, semée de fosses. Il n’y a que les forts qui peuvent la parcourir. Vous êtes forts. Encore deux morts et alors ? D’autres viendront occuper nos places, plus décidés et plus nombreux que jamais. Haut les cœurs ! Vive l’anarchie et la révolution sociale !

Et l’écho des voix de Sacco et Vanzetti se répandit en Argentine. Plus de trente ans après leur mort sur la chaise électrique, le « Comité pro Presos y Deportados » [1] de la Federación Obrera Regional Argentine ( FORA) rappelait chaque année le crime de la ploutocratie yankee par différents actes publics dans plusieurs villes de la République. Ceci se passait après la clandestinité, que le gouvernement de Peron imposa à la FORA, jusqu’à sa chute en 1955, et avant les nouvelles dictatures militaires qui arrivèrent quelques années plus tard. Lorsque les premières informations sur la condamnation de Sacco et Vanzetti arrivèrent, la situation en Argentine était bien différente. Il existait alors un puissant mouvement anarchiste et l’un de ses périodiques, La Protesta, paraissait quotidiennement depuis 1903 (sauf, évidemment, lorsqu’il était sous séquestre, fermé ou réprimé), et la FORA, l’organisation ouvrière la plus ancienne et influente du pays, avait adopté une définition clairement anarchiste depuis son Ve congrès en 1905.

Les premières réactions internationales à la sentence du juge Thayer commencent à se manifester vers la fin de 1921. La même année, à Buenos Aires, un nouveau périodique — La Antorcha — défendra inlassablement la cause de Sacco et Vanzetti, jusqu’à ses ultimes conséquences.

En janvier de l’année suivante, La Protesta commence la publication d’un supplément hebdomadaire — qui deviendra bi-mensuel en 1927 — dans lequel les vicissitudes des longues années de lutte pour sauvegarder la vie des deux anarchistes italiens seront amplement commentées. Ce supplément, dans son numéro du 1er Mai de la même année, reproduit un dessin représentant la chaise électrique à côté de la ploutocratie yankee, dessin qui faisait la couverture de L’Agitazione d’août 1921, organe du Comitato di Difesa pro Sacco e Vanzetti.

Ce sont des moments d’une intense activité idéologique, ainsi que d’agitation ouvrière. Dans les colonnes de La Protesta débute une importante polémique internationale à propos de la création de l’AIT (Association internationale des travailleurs) et de son Congrès constituant de Berlin (25 décembre 1922 - 2 janvier 1923). La FORA envoya deux délégués et, à l’époque, selon les estimations de Rocker, elle comptait 200 000 adhérents.

Depuis des années, La Protesta menait une campagne contre la Charte d’Amiens et contre ce qu’elle appelait le syndicalisme « pur » ou « neutre ». Le congrès de la FORA accueillit avec une certaine froideur la proposition d’adhésion à l’AIT. La FORA était contre Moscou — l’Internationale syndicale rouge, ISR, née à Moscou en 1921, était un appendice de la IIIe Internationale et contre Amsterdam — l’Internationale réformiste, FSI, constituée en 1919. Mais elle faisait trois objections principales au congrès de Berlin elle critiquait : 1. L’acceptation du concept d’unité du prolétariat qui empêcha le congrès de prendre des résolutions dans le sens d’assurer l’indépendance de l’AIT. 2. Les concessions à Moscou, dont la plus importante était la motion des Comités de défense syndicale de France, dans le sens de poursuivre les démarches de « rapprochement » avec les chefs de l’Internationale syndicale rouge. 3. La conception du syndicalisme dans la période post-révolutionnaire dont le contenu idéologique était rejeté car il incarne une visée étatiste dissimulée et comprend de fait le prémisse autoritaire tout le pouvoir aux syndicats. [2]

A l’intérieur du pays, les différentes positions amenèrent la création, en 1922, de l’Union syndicale argentine (USA) qui est en réalité le résultat de la fusion du courant appelé « anarcho-dictatorial » — conséquence de l’anarcho-bolchevisme apparu durant la révolution russe — avec les tendances syndicalistes et socialistes.

Le climat social était lourd car la répression patronale et la violence policière constituaient les réponses habituelles aux revendications prolétariennes. Les grèves solidaires mobilisaient de grandes masses humaines. Pour ne donner qu’un exemple, rappelons qu’en même temps que commençait le drame de Boston, en Argentine, avait lieu « le massacre de la Patagonie ».

Ouvriers prisonniers (Patagonie 1921).

Les grèves rurales furent déclenchées dans les années 20 par les premières organisations ouvrières — les sociétés de résistance affiliées à la FORA — entre les petits ports et les grandes étendues désertiques du Sud. Elles furent matées par l’armée, envoyée par le gouvernement, sous le commandement du colonel Varela muni des pleins pouvoirs pour réprimer le mouvement. Varela fusilla les travailleurs par centaines. Quand les faits furent connus à Buenos Aires, vers 1922, l’indignation des anarchistes fut énorme. Un camarade d’origine allemande, Kurt Wilckens [3], pacifiste et antimilitariste, tua Varela un matin du mois de janvier 1923.

Kurt Wilckens.

Wilckens fut assassiné à son tour dans sa cellule, pendant son sommeil, par un membre de la Ligue patriotique argentine, lequel — on n’a jamais su par quel moyen — pénétra dans la prison en tant que gardien pour réaliser ce « travail » [4]. Pour les anarchistes, Wilckens était un héros et, mort, devint un martyr. Lorsque la nouvelle de son assassinat fut connue, la réaction fut spontanée : au petit matin, les ouvriers commencèrent à abandonner le travail et le mouvement se généralisa à tout le pays. La Protesta et La Antorcha appelèrent à la grève générale. A midi, la FORA déclara un arrêt de travail général pour un temps indéterminé et invita le peuple à descendre dans la rue. Travailleurs ! Que personne ne se taise. Ne pas descendre dans la rue dans cette grave circonstance c’est se solidariser avec les barbares événements de Patagonie et avec l’inadmissible assassinat perpétré à la Prison Nationale.

L’une après l’autre, toutes les organisations ouvrières se lancent dans la grève : les autonomes et l’autre centrale, l’USA. Mais celle-ci demanda à ses affiliés de rester chez eux, de ne pas participer aux manifestations. Deux jours plus tard, toutes les grandes villes sont paralysées. La grève des ports et des transports est totale. Un groupe d’ouvriers boulangers est assiégé par la police dans le local de la FORA, en plein centre de Buenos Aires.

La FORA prépare une grande manifestation, que le gouvernement interdit le jour-même où celle-ci devait avoir lieu. L’USA appelle à la reprise du travail. Lorsque des milliers d’ouvriers commencent à se concentrer pour le meeting prévu, la police tâche d’évacuer le local occupé par les boulangers. Une véritable bataille rangée à coups de pistolets a lieu, qui se solde, du côté anarchiste, par deux morts, dix-sept blessés et cent soixante-trois détenus. Du côté de la police, par un mort et trois blessés. La grève se poursuit, mais après la défection de l’USA le mouvement s’effrite. Malgré les efforts désespérés du groupe irréductible des anarchistes, tout est fini une semaine après.

Les anarchistes n’oublièrent pas Wilckens, mais la scission dans le camp ouvrier devenait de plus en plus profonde. La FORA avec sa position révolutionnaire et anarchiste, s’isolait ; les syndicalistes purs et les communistes n’avaient pas beaucoup de succès avec l’USA et les socialistes créèrent une nouvelle centrale en 1926 : la COA (Confédération ouvrière argentine) [5].

Au fur et à mesure qu’on approche de l’année 1926, l’agitation permanente en faveur de Sacco et Vanzetti, maintenue par les anarchistes, commence à porter des fruits. La presse bourgeoise informe abondamment sur le déroulement du procès. Des meetings de protestation ont lieu sans distinction d’idéologies et des centaines de comités « pro Sacco y Vanzetti » virent le jour.

En même temps que l’action de masses préconisée par la FORA, un autre phénomène se produisit : la violence individuelle, qui n’était pas nouvelle, mais qui déboucha sur l’attentat aveugle. Et dans le camp des anarchistes surgit une division profonde. Un dimanche de mai 1926, La Antorcha organise dans un théâtre de la capitale une réunion pour les condamnés de Dedham, auquel assiste beaucoup de monde. Le soir, une puissante bombe explose à l’ambassade des États-Unis. La répression ne se fait pas attendre.

La première mesure est de perquisitionner le local du comité « Pro Sacco y Vanzetti » et d’arrêter plusieurs militants connus. Le périodique La Antorcha est mis sous séquestre et, dans un autre local, sont arrêtés soixante-dix militants.

L’agitation continue et s’intensifie dans les derniers mois de la tragédie. Le 7 avril 1927, le journal La Protesta annonce la confirmation de la condamnation à mort prononcée par le juge Thayer. La Cour suprême de justice de l’État du Massachusets se refusait à la révision du procès. Sous le coup de l’émotion causée par cette nouvelle, une réunion de militants de la FORA déclare une grève générale de protestation. L’arrêt du travail devint effectif le lendemain même et pour une durée de 48 heures, écrit Lopez Arango dans le supplément de La Protesta.

L’USA, à son tour, décrète un arrêt de travail de vingt-quatre heures pour le 15 juin. Malgré les accusations de « caméléonisme » et de trahison avec lesquelles les anarchistes accablent les syndicalistes, la FORA appelle aussi à l’arrêt du travail.

L’exécution de Sacco et Vanzetti avait été repoussée au 10 août. Les appels de La Antorcha et de La Protesta à une grande mobilisation populaire deviennent pressants : il faut démontrer à la bourgeoisie qu’on ne peut pas tuer deux enfants du peuple impunément.

Vendredi 22 juillet au soir, à Buenos Aires, le monument Washington vole en éclats. Quelques minutes plus tard, un deuxième engin éclate à l’agence de la Ford Motor Company. Immédiatement, la police recherche les membres du Comité d’agitation « pro Sacco et Vanzetti », considérés comme des antorchistes dissidents de la FORA. Une fois de plus, la FORA déclare la grève générale pour le vendredi 5 août, quelques jours avant la date prévue pour l’accomplissement de la sentence ; elle dura deux jours et fut reconduite le mercredi 10. Le 11, elle fut suspendue à nouveau à l’annonce du recul de la date de l’exécution. L’état de grève existait depuis le jeudi 4 août dans tout le pays et principalement dans les grandes villes telles que Rosario, Bahia Blanca et San Juan. Malgré le fait que la COA n’ait donné aucune consigne, plusieurs syndicats affiliés à cette centrale se sont mis en grève.

Mais ce fut le 10 août que l’effervescence populaire atteignit son maximum : ce jour-là, les trois centrales ouvrières et les syndicats autonomes avaient décrété la grève générale. La journée commença avec des explosions au Palais des Tribunaux et dans deux gares, sans faire de victimes. Dans l’après-midi, trois grandes manifestations sont prévues sur des places centrales de la capitale : à Plaza Once, les syndicats autonomes (anarchistes) et la Commission d’agitation pour Sacco et Vanzetti ; à la Plaza Constitución, la FORA ; et à la Plaza del Congreso, la COA.

La police renforce les contrôles et les arrestations ; il y a des détenus, et parmi eux les anarchistes Alberta Bianchi et Horacio Badaracco qui commencent une grève de la faim. Le chef des Renseignements, Eduardo Santiago, déclare aux journalistes : Nous contrôlons parfaitement la situation. La nuit suivante — le 16 août —, sa maison est détruite par une bombe.

Et arrive le fatidique 22 août. Une fois de plus, la grève est générale et la FORA la prolonge de vingt-quatre heures. Une véritable multitude passe la nuit dans les avenues et les cafés, attendant les journaux du matin : la rage impuissante se manifeste dans l’éclat des pétards, les vitrines cassées et quelques tramways incendiés.

La Antorcha s’était écriée : Tous ceux qui sont tombés doivent être vengés ! La Protesta écrivit : Ils ne pouvaient pas échapper à la chaise électrique les deux rebelles accusés de vol et d’assassinat. Sacco et Vanzetti ne faisaient pas partie des bandes de contrebandiers de liqueurs, organisées librement aux États-Unis. Ils n’étaient pas chefs d’une des nombreuses associations de criminels qui ont notoirement leur siège à Chicago et Boston, à New York et Philadelphie. On les accusa d’un délit commun, ils furent reconnus coupables par le juge Thayer grâce aux procédés tortueux de la police, les condamnant à la peine de mort. Ils ne pouvaient pas y échapper, ils étaient étrangers et anarchistes.

Ici se termine le drame des deux camarades Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti, mais l’histoire ne s’arrête pas à Buenos Aires et les anarchistes continuèrent avec leurs espérances, leur activisme et leurs passions.

En novembre de la même année, on apprit qu’un fabricant de cigarettes populaires voulait sortir une nouvelle marque qui devait s’appeler « Sacco et Vanzetti », afin de profiter de la promotion que ces deux noms pouvaient lui apporter. Les anarchistes prirent mal la chose, et la manufacture de tabac cessa d’exister. La Antorcha rendit compte des faits en ces termes : A la protestation de Rosina Sacco s’est jointe la protestation des anarchistes de Buenos Aires. Le seul fait de savoir de quelle façon on essayait de spéculer avec les deux victimes provoqua la juste vindicte anarchiste. Le 26 novembre, une puissante bombe de dynamite rasait la boutique du marchand.

La mobilisation populaire pour Sacco et Vanzetti n’étant plus possible, l’action individuelle prétendit la remplacer et les conséquences en seront néfastes. C’est la veille de Noël 1927. Les rues du centre de la ville sont pleines de monde pressé. Les banques s’apprêtent à fermer à midi. Dans le grand hall de la National City Bank explose une bombe ; quelques minutes plus tard, une autre est allumée à la banque de Boston, qui n’explose pas. Il y a deux morts et vingt-trois blessés.

Les explosions avaient eu lieu un samedi et quelques heures plus tard la police (Ordre Social) se lança de façon indiscriminée contre les anarchistes. Plus de cent ouvriers seront détenus dans les locaux de la FORA. Dès le premier moment, la police perquisitionna le local de La Antorcha, arrêtant ceux qui s’y trouvaient, Gonzalez Pacheco et Horacio Badaracco parmi d’autres. Lundi 26 La Protesta est perquisitionnée et le personnel de l’atelier emprisonné, ainsi qu’une partie de celui de l’administration et de la rédaction [6]. Le journal ne paraîtra pas pendant deux jours. La razzia continuera le lendemain.

A partir de ce moment-là, la division qui existait déjà dans le mouvement anarchiste argentin devint de plus en plus profonde et dura de longues années. La Antorcha essaya de justifier l’attentat, le plaçant sous le signe de la fatalité. La Protesta fut absolument contre. Dans ses colonnes D.A. de Santillan et Emilio Lopez Arango fustigèrent les attentats individuels et « anarcho-banditisme », ce qui amena, fin 1926, à l’assassinat de Lopez Arango. Mais ceci fait partie d’une autre histoire.

Références bibliographiques :
 Supplément de La Protesta. (On peut le consulter à la Bibliothèque internationale de documentation contemporaine, Nanterre)
 Los vengadores de la Patagonie tragica. Osvaldo Bayer, 4 vol. publiés à Buenos Aires. éd. Galerne, 1972, et à Frankfort, éd. Hammer, 1978.
 Severino Di Giovanni. El idealista de la violencia, Osvaldo Bayer, éd. Galerne, Buenos Aires. 1970.
 Sacco et Vanzetti, dos nombres para la protesta, in la revue Todo es historia, n°25, écrit par Fernando Quesada.


[1Comité d’aide aux prisonniers et déportés.

[2Cf. l’article « Las Internacionales », La Protesta, n°4 270 du 24 février 1923, et la réponse de R. Rocker : « A propos de certaines choses de l’Association internationale des travailleurs » « (La Protesta n°4 440, 1er juillet 1923).

[3Kurt Wilckens émigra aux États-Unis à vingt-quatre ans, il y travailla comme mineur et participa activement à l’IWW. Expulsé du pays, il rentre en Allemagne avant de partir pour l’Argentine en 1920. Il milite à la FORA En 1922, il est correspondant de Alarm d’Hambourg (organe de la Fédération anarchiste et des communautés libertaires de travailleurs) et de Der Syndicalist (organe de la FAUD).

[4L’histoire a une suite. Ce militant d’extrême droite, qui s’appelait Perez Millau Temperley, fut tué par des anarchistes dans l’asile d’aliénés où il avait été conduit afin de lui épargner la prison.

[5En 1930, peu de temps avant le coup d’État du général Uriburu qui inaugure la période des coups militaires en Argentine — et qui déclenche une répression violente et généralisée contre la FORA —, les centrales USA et COA fusionnent pour créer l’actuelle CGT. La première déclaration publique de cette nouvelle centrale fut un soutien au soulèvement militaire.

[6La Protesta, supplément bi-mensuel, année VII, n° 276, p. 14.