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Antimilitarisme et syndicalisme : « Le Sou du soldat » (1900-1914) [3]

mardi 25 janvier 2022, par Michel Auvray (CC by-nc-sa)

La répression n’empêche cependant pas le « Sou » d’être pratiqué, il s’en faut. Des fédérations nationales (métallurgie, transports par voie ferrée, bâtiment) organisent elles-mêmes l’action pour épargner aux Bourses de se voir supprimées les subventions municipales dont elles bénéficient souvent.

La virulence de certaines lettres d’accompagnement ne fait pas plus de doute que les intentions des animateurs et coordinateurs du « Sou ». Ni simple instrument d’agitation antimilitariste, ni simple moyen d’améliorer l’ordinaire des syndiqués encasernés, le « Sou du soldat » conserve pourtant une certaine ambiguïté. L’historien du « Carnet B », Jean-Jacques Becker, discerne à ce sujet trois attitudes chez les militants : Certains affirment qu’ils ne sont pas antimilitaristes et que le Sou du soldat n’est qu’une affaire de solidarité ; d’autres ne cachent pas leurs sentiments antimilitaristes mais considèrent que le Sou du soldat n’en est pas moins uniquement œuvre de solidarité ; enfin il en est qui veulent que le Sou du soldat s’intègre de façon totale à l’action antimilitariste. [1] Ambiguïté certaine, donc. En définitive, c’est ce qui fait sa force, tant la prudence est souvent nécessaire, face aux autorités, mais aussi envers certains syndicats moins prompts que d’autres à s’engager à fond dans l’action antimilitariste, ou qui risqueraient de subir trop durement les foudres de la répression. Cette ambiguïté entretenue va être précisément de mise avec le « Sou » des instituteurs.

Les instituteurs aussi

L’Ecole publique des premières décennies de la IIIe République avait été fondamentalement une école de militarisme et de patriotisme. Le culte de la patrie avait remplacé la religion du surnaturel, toutes les disciplines scolaires concouraient à l’exacerbation du « sentiment national » : instruction civique, endoctrinement idéologique, initiation militaire (les fameux « Bataillons scolaires » !), l’éducation dispensée par les « hussards noirs de la République » donnait aux écoliers un avant-goût de la caserne, les préparait aux futurs sacrifices.

Au début du XXe siècle, les instituteurs —à tout le moins une partie d’entre eux— ont évolué vers un pacifisme certain, voire un antimilitarisme avoué, plus rarement antipatriotisme affiché. L’affaire Dreyfus a fait prendre conscience des dangers du militarisme pour les droits de l’homme, les valeurs humanistes, les idéaux socialistes (au sens large) ont progressé. L’armée, comme l’Église, apparaît plus clairement comme un obstacle à la démocratie et à la paix.

Pour les enseignants soucieux de promouvoir une pédagogie rationnelle et humaine, basée sur l’égalité et la fraternité, l’institution militaire représente, à l’évidence, un anti-modèle dangereux. La caserne, avec sa discipline et ses contraintes aussi absurdes qu’avilissantes, n’est-elle pas le symbole même de toute négation d’autonomie et de liberté ? Voici quelques années que les enseignants, qui ne sont plus désormais dispensés d’accomplir le service militaire, en font la douloureuse expérience.

Climat social, souci pédagogique, confrontation avec l’univers clos de la soldatesque, la fréquentation des Bourses du travail fera le reste : des instituteurs syndicalistes en arrivent, peu à peu, à remettre en cause le patriotisme en tant qu’idéologie liée au militarisme. Ils ne sont guère très nombreux, sans doute, minoritaires parmi les minoritaires. Mais la syndicalisation des enseignants est en marche. Elle accélère les prises de conscience et inquiète les gouvernants.

Le congrès du scandale

Regroupés jusqu’alors en amicales d’esprit pour le moins « modéré », des enseignants de tendance plus révolutionnaire créèrent, en 1905, la Fédération Nationale des Syndicats d’Instituteurs. L’adhésion à la CGT, votée en 1907, devint effective deux ans plus tard. Au congrès confédéral de Toulouse (1910), les délégués des instituteurs votent les motions antimilitaristes. Arrive le congrès fédéral de Chambéry où, le 16 août 1912, les délégués des 46 syndicats d’instituteurs représentés adoptent à l’unanimité la résolution suivante : Afin de maintenir les relations existantes entre les camarades syndiqués soldats et leur groupement, il est institué dans chaque syndicat une œuvre spéciale, dite de Sou du soldat, destinée à leur venir en aide moralement et pécuniairement. Dans les Bourses du travail, où existe le Sou du soldat, les syndiqués devront adhérer à cette organisation.

C’est court, simple, précis : venir en aide moralement et pécuniairement aux jeunes collègues sous les drapeaux. Rien d’extraordinaire à cela. Cela fait douze ans qu’une telle démarche se pratique à la CGT ; la Fédération des syndicats d’instituteurs venant d’adhérer à la confédération syndicale. il est on ne peut plus logique qu’elle en adopte les orientations et modes d’action. Mieux même, le ton de la résolution est particulièrement mesuré, très éloigné des ordres du jour et circulaires de syndicats ouvriers. C’est pourtant un scandale. Soudain. Aussi violent qu’inattendu. Au conseil général de l’Ain, l’ancien ministre de la Guerre, le radical Messimy, s’indigne : (...) Nous sommes ardemment attachés à l’école laïque et c’est justement à cause de cela, parce que je suis convaincu qu’il est nécessaire de faire passer les enfants par l’école laïque, c’est à cause de cela que plus vivement qu’aucun autre, je tiens à m’élever contre ces faits attristants. (...)

 

« Tu ne tueras point »
Mon cher camarade. Les travailleurs, tes frères de misère et d’esclavage que tu as laissés au syndicat pour aller à l’armée se souviennent de toi et t’envoient leur plus cordial salut en te disant courage.
Ils aspirent ardemment comme toi à ta libération prochaine, libre enfin de revenir parmi eux soutenir le bon combat pour des destinées meilleures. Ils te prient de rester à la caserne le bon camarade qu’ils ont connu, l’être épris de liberté et de fraternité, car en jetant un œil en arrière, tu te rappelleras les récents événements tragiques de Villeneuve-St-Georges où des troupiers, comme toi, fous, ivres de sang, ont tué des ouvriers, leurs frères de la veille.
Tu dois savoir que ces crimes monstrueux ne sont commis que pour le profit des patrons et des capitalistes et qu’à toi, pauvre instrument docile entre les mains criminelles qui te commandent, il ne reste, après l’attentat consommé, que des remords et le mépris des travailleurs conscients.
Si le malheur voulait que tu sois appelé sur un champ de grève, tu méditeras ces vérités et pour rien au monde tu ne deviendras l’assassin de tes frères de labeur. Tu penseras à ton père, à ta mère, à tes frères, à tous ceux que tu aimes et qui t’aiment, et dans un geste magnanime tu resteras bon, tu ne tueras pas.
Ci-joint cinq francs pour tes étrennes, que tes camarades t’envoient comme marque de leur solidarité.
Eduque-toi et reste un homme.
Notre salut fraternel.
Pour le conseil d’administration, le secrétaire général. Pierre Hervier.

(Circulaire de la Bourse du travail de Bourges.
Non datée. Vraisemblablement 1909 ou 1910

 

Rapidement, une partie de la « grande presse » emboîte le pas. Les journaux bourgeois et cléricaux que sont Le Temps, L’Echo de Paris, La France, Le Rappel, accusent le syndicat des instituteurs d’être aux mains des anarchistes, en appellent à la répression. « Leur ennemie, la France ! », titre même L’Eclair, le 17 septembre.

Surpris par de telles réactions, les dirigeants de la Fédération des instituteurs relativisent, se défendent publiquement d’avoir agi par antimilitarisme. Face à la presse de droite qui hurle à la trahison, certains font même assaut de déclarations patriotiques. Ainsi, dans une déclaration au journal Le Rappel, le secrétaire du syndicat de la Seine, André Chapolin, se veut-il rassurant : II est possible que les syndicats du bâtiment aient joint une circulaire antimilitarisme à un envoi d’argent. Qu’est-ce qui prouve que nous le ferons également ? Rien. Pourquoi alors nous poursuivre ? Non, non, dites-le bien, nous ne sommes ni antimilitaristes, ni antipatriotes. [2]

Pris à partie, conspués, injuriés, les instituteurs affirment ne vouloir connaître du « Sou du soldat » que son caractère de solidarité corporative. Mais leurs dénégations n’arrêtent aucunement la répression. Dès le 23 août, une circulaire du ministre de l’Instruction publique, Guist’hau, ordonne la dissolution des syndicats d’instituteurs : Il ne faut pas qu’une minorité turbulente continue plus longtemps de faire le jeu des ennemis de l’école, de jeter le discrédit le plus injuste sur son enseignement. Et puisqu’il est maintenant avéré que les syndicats d’instituteurs deviennent des centres d’agitation politique, des foyers de désagrégation nationale, un gouvernement républicain, soucieux des intérêts de l’école républicaine, se doit à lui-même de les supprimer sans retard. L’intolérable ne peut être toléré. [3]

Des syndicats d’instituteurs dissous

En principe, le droit syndical était certes dénié aux fonctionnaires. Tolérés jusqu’alors, les syndicats d’instituteurs doivent être dissous par les préfets avant le 10 septembre.

La gravité de la mesure jette le trouble dans les esprits. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il y a un certain flottement chez les instituteurs syndiqués. Le syndicat du Morbihan, qui devait prendre la direction de la Fédération, demande aux syndicats départementaux de se conformer aux directives ministérielles ; à l’inverse, plusieurs départements (La Seine avec André Chapolin, le Maine-et-Loire avec Louis et Gabrielle Bouet, la Charente avec François et Marie Mayoux) invitent tous les syndicats à maintenir leurs organisations. Un manifeste, qui recueille rapidement 800 signatures, est publié par l’Ecole Emancipée  : les positions de la Fédération y sont réaffirmées avec fermeté mais modération. Récusant les accusations d’antipatriotisme, il met l’accent sur le caractère de la solidarité du « Sou ». Les premiers signataires n’en sont pas moins sanctionnés.

Conseil de discipline, tribunal correctionnel, peines d’amendes. Et dissolution de quatre syndicats départementaux « de pointe » (Seine, Bouches-du-Rhône, Maine-et-Loire, Rhône). La CGT manifeste ouvertement son soutien, invitant Chalopin à présider la première séance de son congrès tenu au Havre. en septembre. En leur faveur, des députés socialistes interviennent à la Chambre, où l’affaire occupe plusieurs séances.

Appels interjetés en justice, puis amnistie, les dissolutions resteront lettre morte. Comme le relève Thierry Flammant dans son excellent ouvrage consacré à l’Ecole Emancipée : La résistance des instituteurs, groupés autour de l’Ecole Emancipée, aura finalement raison des foudres républicaines et le vote de Chambéry aura des répercussions dans les syndicats ouvriers lyonnais et fera tâche d’huile chez les terrassiers et les métallurgistes. [4]

Echec de la répression, donc ? L’on peut s’interroger sur le fait de savoir si l’institution du « Sou » n’a pas été, pour les pouvoirs publics, un prétexte plutôt qu’un motif réel. Les promoteurs du « Sou » au congrès de Chambéry (Fontaine et Raffin) étaient, il est vrai, des militants anarchistes lyonnais. Sans doute envisageaient-ils d’y associer une propagande antimilitariste au sein des casernes. Rien ne permet pourtant d’affirmer que le « Sou » des instituteurs ait dû être de même nature que celui des Bourses. Les dénégations publiques face à la répression n’étaient pas dues qu’à la prudence. Pour la grande majorité des enseignants syndiqués cette pratique ne représentait-elle pas, avant tout, un pas de plus vers la classe ouvrière et la CGT initiatrice du « Sou » ? Et, en ce sens, l’organisation d’une fédération de fonctionnaires totalement liée au mouvement ouvrier et qui avait doublé ses effectifs en deux ans (1 400 syndiqués en 1910, 3 000 en 1912), pouvait-elle laisser un gouvernement réactionnaire indifférent ? Si l’on en croit Pierre Monatte, le gouvernement sauta sur cette résolution pour prononcer la dissolution des syndicats d’instituteurs sous prétexte d’antimilitarisme et d’antipatriotisme. En réalité parce que les instituteurs se rapprochaient de la classe ouvrière. [5]

Prétexte plausible, en effet, qui servit aussi de moyen aux députés de droite d’attiser les relations entre radicaux et socialistes. Les tenants d’une idéologie républicaine non dénuée de chauvinisme ont pu craindre de ne plus contrôler comme ils l’entendaient ces lieux d’intégration nationale qu’étaient les établissements scolaires. Il n’est, en définitive, pas surprenant que les cris scandalisés d’une presse assimilant l’initiative des instituteurs à une trahison aient pu rencontrer un certain écho. La syndicalisation des instituteurs, leur prise de conscience politique et sociale pouvait être comprise comme une désertion : de classe.

 

Propagez nos idées, faites œuvre de bon syndiqué...
En ce jour de 1er mai, nous songeons à ceux qui nous ont quittés pour endosser la livrée militaire, laissant au foyer parents et amis, d’aucuns ont laissé femmes et enfants et cela pour servir la Patrie.
Nous tenons à vous rappeler que vous êtes soldat aujourd’hui, ouvrier demain ; nous voulons dans votre milieu continuer votre éducation, afin qu’en sortant vous soyez plus aguerri pour continuer la lutte un instant interrompue.
Camarade, faites de la propagande syndicale autour de vous, propagez nos idées, faites œuvre de bon syndiqué et d’ouvrier conscient.
Ci-joint la somme de deux francs, comptant que vous en ferez bon usage.
Recevez mon salut fraternel.
Pour le comité, le secrétaire : Batas.
P.S. Vous recevrez sous peu une nouvelle circulaire.

(Circulaire envoyée le 30 avril 1911 par la Bourse du travail de Saint-Malo)

 


[1Jean-Jacques Becker, Le Carnet B, Ed. Klincksieck. 1973, p. 38.

[2Cité par Jean-Jacques Becker, Le Carnet B. op. cit.. p. 34.

[3Cité par Thierry Flammant, in L’Ecole Emancipée. Une contre-culture de la Belle Epoque. Ed. Les Monédières, 1982, p. 237.

[4Thierry Flammant, ibid., p. 238.

[5Cité par Thierry Flammant, ibid., p. 239.