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Alberto Meschi et les luttes ouvrières des travailleurs du marbre

samedi 3 juin 2023, par René Bianco (CC by-nc-sa)

Alberto Meschi

Né à Borgo san Donnino (aujourd’hui Fidenza), dans la province de Parme, en 1879, Alberto Meschi commença dès son plus jeune âge à militer dans le mouvement anarchiste.

Esprit vif et curieux, il acquiert vite une solide culture qui lui permit par la suite d’affronter avec succès, pendant toute une vie de lutte, les défenseurs de l’« Ordre bourgeois ».

Emigré en Argentine, il participa activement aux luttes menées par les anarchistes de la FORA [1], ce qui lui valut d’être expulsé, suite aux mesures anti-anarchistes prises par le gouvernement après l’assassinat du chef de la Police, le colonel Falcon.

Meschi revint donc en Italie et se fixa d’abord à La Spezia, mais il fut rapidement appelé par les anarchistes de Carrare, où il vint s’installer en 1911.

A son arrivée, Meschi trouva un prolétariat déjà en pleine effervescence. L’industrie du marbre, alors en plein essor, voyait sa production croitre considérablement et ce phénomène s’accompagna naturellement de revendications, parmi la plupart des catégories de travailleurs.

L’agitation était alors entretenue essentiellement par les socialistes qui publiaient La Battaglia et surtout les anarchistes, nombreux, dont le journal 94 était la bannière du prolétariat carrarais.

Ugo del Papa

Le premier souci de Meschi fut de mettre fin aux divisions qui régnaient alors au sein de la Bourse du Travail et de lui assurer une direction stable et indépendante. C’est ainsi qu’il devint rapidement, avec Ugo del Papa, autre anarchiste militant, l’animateur incontesté de l’organisation syndicale locale. Il fonda le journal Il Cavatore, qui devint très vite l’organe puissant du prolétariat organisé et le principal soutien des luttes révolutionnaires.

Très rapidement, les ouvriers obtiennent une première réduction du temps de travail, puis une seconde, et enfin les 8 heures quand, le 19 juillet 1911, survint une terrible catastrophe dans les carrières de Bettogni : 10 ouvriers (dont plusieurs jeunes) meurent, écrasés par la chute d’une paroi de marbre. La ville entière fut plongée dans la consternation et, les ouvriers, soutenus par toutes les couches de la population, constituèrent alors, autour de la Bourse du Travail, un bloc qui n’avait jamais existé, même dans le passé.

Les temps étaient mûrs pour les grandes luttes revendicatives. Paradoxalement aussi, la forte crise politique et sociale qui secoua l’Italie autour de 1911 et qui eut pour effet de provoquer une scission au sein de la Confédération Générale du Travail (GGIL) vint renforcer la position des syndicalistes révolutionnaires par la création, en 1912, de l’USI (Union Syndicale Italienne) centrale anarcho-syndicaliste qui groupa très vite plus de 100 000 adhérents parmi lesquels la fleur du mouvement ouvrier. C’est à cette jeune et dynamique organisation qu’adhéra rapidement, sous l’impulsion des anarchistes, la Bourse du Travail de Carrare.

Union syndicale italienne.

A la tête de ce puissant mouvement local, Meschi se lança donc à l’assaut des privilèges.

Le 1er mai 1912, au cours d’un meeting imposant, il réclame la création d’une Caisse de Retraite et l’obtient après une grève générale de deux semaines. En février 1913, il lance le mot d’ordre de 8 heures de travail pour toutes les catégories de travailleurs (carotori, minatori, marmisti, etc.). Devant l’intransigeance patronale, une nouvelle grève éclate le 19 mars 1913 et se termine le 29 avril, par la victoire totale des ouvriers. Meschi réussit enfin à obtenir pour les ouvriers des carrières la journée de 8 heures 1/2 et la journée de 6 heures pour les mineurs de charbon de Luni, localité voisine de Carrare.

Hélas ! la grève générale de solidarité en faveur des ouvriers de Milan, lancée par l’USI, en août 1913, fit apparaître des dissensions entre anarchistes et socialistes. Ces derniers, peu favorables à une telle grève, brisèrent bientôt l’unité d’action en consacrant une bonne partie de leurs énergies dans la lutte électorale, dans laquelle ils essayaient d’entraîner le prolétariat. Malgré ces profondes divisions, et avant l’éclatement de la guerre, une dernière grande bataille fut menée, pendant deux mois, pour une augmentation de salaire de 30 % ; cette campagne avait aussi un objectif révolutionnaire : l’expropriation des carrières et leur autogestion par les ouvriers organisés en coopératives.

C’est pendant cette longue grève que fut organisée une grande cuisine commune pour soutenir les grévistes et leurs familles.

Pour essayer de briser le mouvement, les autorités, profitant de l’explosion d’une bombe devant un commissariat de Police, arrêtèrent et mirent en prison les dirigeants de la Bourse du Travail : A. Meschl, Ugo del Papa et Riccardo Sacconi ; mais la lutte continua et après 23 jours de grève générale les militants anarchistes furent libérés ; la victoire était totale... Hélas ! la guerre éclata.

Les années qui suivirent la Première Guerre mondiale virent le développement progressif du fascisme, qui devint de plus en plus fort, avec la complicité de l’appareil de l’État. Ce phénomène contraignit rapidement le mouvement ouvrier à se cantonner dans la défensive.

Les industriels de Carrare, profitant des conditions générales existant dans le pays, firent tout pour rogner les conquêtes ouvrières et parvinrent à annuler les accords pris avec la Bourse du Travail.

Aux formes habituelles de la lutte syndicale se substitua bientôt la violence : les dirigeants des organisations syndicales et politiques furent agressés et roués de coups. La lutte des classes prenait peu à peu l’aspect d’une guerre civile.

Les fascistes de Carrare, financés par les industriels locaux qui avaient intérêt à écraser tout mouvement ouvrier, prirent rapidement une importance considérable et réclamèrent, dès janvier 1921, la direction de la Bourse du Travail pour protéger les intérêts de la nation menacés par le bolchevisme.

Les fascistes, du reste, furent curieusement soutenus par le Parti Communiste qui venait de se créer (21 janvier 1921) et dont le journal La Battaglia Communista, édité à Massa (ville jumelle de Carrare), publiait d’âpres polémiques contre les dirigeants de l’organisation syndicale.

Alberto Meschi

Finalement, les fascistes occupèrent la Bourse du Travail et pratiquement, ce fut la fin de toute activité syndicale libre ; puis, en décembre 1921, le maire, républicain, de la ville fut contraint de démissionner et, A. Meschi, menacé de mort à plusieurs reprises, fut obligé, début 1922, de quitter Carrare et de se réfugier à l’étranger.

Il vint d’abord en France, où il travailla comme maçon et continua à lutter dans les rangs anarchistes, puis, il fut un des premiers volontaires anarchistes pour voler au secours de la Révolution espagnole.

Après la Libération, il retourna à Carrare, où il fut accueilli en triomphe. Toute la ville était là pour l’attendre. Mais quelque chose dans les hommes avait changé : les vingt années de dictature fasciste avaient brisé bien des résistances, divisé le mouvement ouvrier que les partis politiques s’efforçaient maintenant par tous les moyens de récupérer à leur profit.

Ugo Mazzucchelli

Meschi, bien qu’alors âgé de 65 ans, reprit courageusement la lutte, donnant une grande partie de son temps aux coopératives de travail et de consommation créés par Ugo Mazzucchelli et les autres militants anarchistes restés à Carrare et promoteurs de la résistance aux fascistes et aux nazis. Il fait aussi reparaitre son journal Il Cavatore dès le 1er décembre 1945.

Mais le syndicalisme, à Carrare comme partout ailleurs, en est alors à son déclin ; paralysé par l’action des partis politiques, il s’embourbe de plus en plus dans la voie du réformisme. Meschi, de son côté, continue son travail de militant anarchiste jusqu’à sa mort, le 11 décembre 1958.

Sa dépouille fut exposée pendant deux jours dans l’immense local du groupe anarchiste « Germinal » et, pendant deux jours, ce fut un défilé ininterrompu de milliers de travailleurs, employés, hommes et femmes de tous âges et de toutes catégories et, le 13 décembre, malgré une pluie torrentielle, une foule considérable suivit ses funérailles.

Le monument d’Alberto Meschi à Carrare.

Pour honorer le nom de cet infatigable lutteur, un Comité fut créé, qui décida l’édification d’un monument. Pour ce faire, une souscription publique fut lancée, en tête de laquelle la municipalité de Carrare s’inscrivit pour 2 500 000 lires. Le marbre nécessaire à la réalisation de cet ouvrage, d’une valeur de 1 million de lires, fut fournit par la famille Mazzucchelli, dont les membres ont toujours été parmi les plus actifs et les plus dévoués au mouvement anarchiste. De nombreuses coopératives de travail, groupes et même simples particuliers, participèrent à cette souscription et le 16 mai 1965 eut lieu l’inauguration du monument. La population s’y rendit en masse pour écouter le maire de la ville et les camarades A. Failla, de Carrare, et Gino Cerrito (professeur à l’université de Florence).

A cette occasion un numéro unique et commémoratif du journal de Meschi Il Cavatore. fut édité par les groupes anarchistes réunis de Carrare et distribué à profusion. L’inauguration fut marquée pourtant par un petit incident qui a sa signification : le secrétaire régional (communiste) de la CGIL (CGT italienne), Ernesto Tramontana, qui était venu pour prendre la parole à cette manifestation, ne put mettre le pied sur la tribune, les anarchistes lui ayant interdit de parler de l’un des leurs !

C’est ainsi qu’on peut voir aujourd’hui, dans les jardins qui terminent la principale artère de Carrare, le monument dédié à Alberto Meschi, le seul peut-être qui ait été élevé à la mémoire d’un anarchiste.


[1FORA (Fédération Ouvrière Régionale Argentine) organisation anarcho-syndicaliste qui fut pendant longtemps le plus puissant syndicat argentin.