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[06] Varlin conspirateur

jeudi 1er octobre 2020, par James Guillaume (Domaine public)

Varlin était rentré à Paris, les membres de l’Internationale emprisonnés avaient été remis en liberté. Le Conseil fédéral parisien de l’Internationale, qui avait son siège à la Corderie du Temple, fut immédiatement réorganisé ; à côté de lui siégeait, dans le même local, la Chambre fédérale des sociétés ouvrières, qui dans toutes les circonstances importantes, concertait son action avec celte du Comité fédéral. En outre, il se constitua dans chacun des vingt arrondissements un « Comité de vigilance », formé d’hommes d’action appartenant aux diverses fractions du parti le plus avancé : ces vingt Comités furent reliés entre eux par un « Comité central républicain des vingt arrondissements », qui s’installa, lui aussi, à la Corderie, devenue le foyer du mouvement à Paris. Dans ce Comité central se trouvaient surtout des membres de l’internationale : au bas de l’affiche rouge qu’il publia le 19 septembre pour demander la levée en masse, l’accélération de l’armement, et le rationnement, on relève entre autres, à côté du nom de Varlin, ceux de Beslay, Combault, Camélinat, Duval, Ferré, Flourens, Jaclard, Lefrançais, Malon, Pindy, Pottier, Ramier, Tridon, Theisz, Vaillant, Vallès. La veille du jour où cette affiche parut, l’investissement complet de la capitale par l’armée allemande était achevé : Paris allait être séparé du reste du monde jusqu’au 28 janvier 1871.

Cependant Bakounine, voulant absolument prendre part de sa personne à l’action révolutionnaire qu’il prêchait, avait quitté Locarno le 9 septembre et arrivait à Lyon le 15. Pendant ce temps s’imprimait à Neuchâtel, à l’imprimerie de la Solidarité, sa brochure Lettres à un Français, où il avait exposé le programme du mouvement qui se préparait. Des « Comités du Salut de France » s’étaient organisés à Lyon, à Marseille, à Saint-Étienne, et dans quelques autres villes ; ces Comités, après s’être fédérés, rédigèrent un programme révolutionnaire, imprimé sur une affiche rouge qui fut placardée à Lyon le 26 septembre, au nom de la Fédération révolutionnaire des communes. On y lisait les résolutions suivantes, que les délégués des Comités fédérés du Salut de la France proposaient à l’adoption du peuple :

La machine administrative et gouvernementale de l’État, étant devenue impuissante, est abolie. Le peuple de France rentre en pleine possession de lui-même. — Tous les tribunaux criminels et civils sont suspendus et remplacés par la justice du peuple. — Le paiement de l’impôt et des hypothèques est suspendu. L’impôt est remplacé par les contributions des communes fédérées, prélevées sur les classes riches, proportionnellement aux besoins du salut de la France. — L’État, étant déchu, ne pourra plus intervenir dans le paiement des dettes privées. — Toutes les organisations municipales existantes sont cassées et remplacées dans toutes les communes fédérées par des Comités de Salut de la France, qui exerceront tous les pouvoirs sous le contrôle immédiat du peuple. — Chaque Comité de chef-lieu de département enverra deux délégués pour former la Convention révolutionnaire du Salut de la France. — Cette Convention se réunira immédiatement à l’hôtel de ville de Lyon, comme étant la seconde ville de France et la plus à portée de pourvoir énergiquement à la défense du pays. Cette Convention, appuyée par le peuple entier, sauvera la France. — Aux armes !

L’hôtel de ville de Lyon fut occupé le 28 septembre par les révolutionnaires. On sait comment la trahison de Cluseret et la couardise de quelques-uns des signataires de l’affiche firent échouer le mouvement : le soir même, l’hôtel de ville était de nouveau repris par les bataillons de l’ordre bourgeois. Bakounine, un moment prisonnier, mais délivré par ses amis, put échapper au mandat d’amener lancé contre lui par le procureur Andrieux, et se rendre à Marseille, où il resta caché jusqu’au 24 octobre : ce jour-là, désespérant de voir un nouveau mouvement éclater, et n’ayant plus aucune foi dans la révolution en France (lettre à Sentinon du 23 octobre), il s’embarqua pour Gènes, avec l’aide du commissaire du Port, Lombard [1], afin de retourner à Locarno. Sept jours plus tard, le 31 octobre, à la nouvelle de la trahison de Bazaine, une insurrection éclatait à Marseille, et la Commune révolutionnaire, avec Alerini, Combe, Bastelica, etc., occupait l’hôtel de ville et la préfecture : mais elle ne put se maintenir, et le 4 novembre le préfet Gent, envoyé par Gambetta, faisait rentrer Marseille dans l’obéissance. Le jour même où la Commune de Marseille succombait, il y avait, à Lyon, un nouveau mouvement (4 novembre) : mais il n’aboutit qu’à faire arrêter et proscrire quelques révolutionnaires. Un dernier soubresaut eut lieu à Lyon le 20 décembre, à la nouvelle de la bataille de Nuits : ce jour-là périt le brave militant F. Charvet, assassiné par un officier. Un régime de terreur bourgeoise pesa sur Lyon et Marseille jusqu’en février 1871.

A Paris, dès le 8 octobre, une tentative pour substituer une Commune révolutionnaire au gouvernement dit de la Défense nationale avait été faite : mais faute d’entente sérieuse des chefs de bataillon de la garde nationale avec les Comités d’arrondissement et le Comité central, elle échoua complètement(Lefrançais). Le mouvement du 31 octobre échoua de même. Une dernière insurrection eut lieu le 22 janvier, six jours avant la capitulation. Au nombre des bataillons de gardes nationaux qui marchèrent sur l’hôtel de ville ce jour-là se trouvait un bataillon des Batignolles, dans les rangs duquel était Varlin ; les mobiles bretons, embusqués dans l’hôtel municipal et dans les annexes de l’avenue Victoria, les accueillirent en tirant, des fenêtres blindées : pris entre deux feux, les manifestants furent obligés de battre en retraite, en laissant sur le pavé une centaine de morts.

Aussitôt que les communications de Paris avec l’extérieur furent rétablies, j’écrivis de Neuchâtel à Varlin par l’intermédiaire d’une personne sûre (1er février), pour avoir de ses nouvelles. Ma lettre, en raison des circonstances, des lignes de chemins de fer coupées, et du long circuit à faire, ne lui parvint qu’au bout de vingt jours. On lira sa réponse plus loin.

Une assemblée nationale allait être élue, et devait se réunir à Bordeaux. Les élections étaient fixées au 8 février. Une lettre écrite par moi le 24 février à un ami russe fera voir la façon dont nous envisagions, en la circonstance, la participation à la campagne électorale (Tolain, Malon, Varlin et quelques autres membres de l’Internationale figuraient parmi les candidats) ; j’y disais :

Tu as envie de savoir mon avis sur la part que doivent prendre nos amis français au mouvement politique ? Mon Dieu, mon cher, tout cela est fort complexe. Il faut être libre de choisir la meilleure tactique. Je pense que tous les moyens sont bons si on peut être réellement utile à la cause. Ce qu’il faut combattre, à mon avis, ce ne sont pas tant les candidatures ouvrières, la participation des ouvriers aux luttes politiques, etc., car tout cela, à un moment donné, peut avoir son utilité. Ce qu’il faut combattre, c’est l’idéal des communistes allemands, ce fameux Volksstaat. Ils veulent la candidature ouvrière pour arriver au Volksstaat. Pour moi, je suis prêt à accepter les candidatures ouvrières, mais à la condition qu’elles nous mènent à l’an-archie. Or en ce moment, en France, elles ne peuvent avoir que cette dernière signification.

Autrement important que le mouvement électoral était celui qui, à Paris, s’accomplissait à ce même montent pour constituer une Fédération des bataillons de la garde nationale. Deux réunions successives de délégués eurent lieu au Tivoli-Vauxhall, le 15 et le 24 février : on y constitua un Comité central, qui s’adjoignit quelques membres du Conseil fédéral de l’Internationale. Dans une troisième réunion, Le 3 mars, furent votés définitivement tes statuts de la Fédération de la garde nationale ; sur la proposition de Varlin, la réunion décida que les chefs de tous grades seraient soumis immédiatement à une nouvelle élection ; un Comité exécutif fut nommé, dont Varlin fit partie. Enfin, de 15 mars, quatrième assemblée générale, à laquelle Varlin prend part comme membre du Comité central.

Cependant la réponse de Varlin m’était enfin parvenue. Cette lettre et celle du 25 décembre 1869 sont les seules qui se soient conservées, de toutes celles qu’il m’avait écrites. Je reproduis cette réponse en entier :

Paris, le 20 février 1871.

Mon cher Guillaume, On me communique à l’instant votre lettre ; je m’empresse d’y répondre afin de vous rassurer sur nos existences. Tous les internationaux avec lesquels vous avez pu être en relations sont encore vivants ; ceux de nos amis qui ont été tués ou blessés, je ne crois pas que vous les connaissiez, si ce n’est P., qui d’ailleurs n’a été que blessé légèrement ; il va complètement mieux.

Malon et Tolain sont à Bordeaux comme représentants du peuple ; ils ont une rude tâche à accomplir dans une aussi triste assemblée.

Ici, nous aurions voulu que la province continuât la lutte à outrance ; nos amis révolutionnaires seraient allés, par tous les moyens possibles, rejoindre Garibaldi et ses valeureux soldats. Mais nous n’osons plus espérer cela.

Je ne suis pas bien sûr que nos lettres parviennent sûrement et sans être lues, aussi je crois que nous devons ajourner les renseignements détaillés que nous aurions à échanger entre nous. Je me contenterai pour aujourd’hui de vous dire que nous avons fait notre devoir à toutes les occasions, et si les traîtres Trochu, Favre et consorts ont réussi à nous livrer après nous avoir vendus depuis longtemps, ce n’est certes pas notre faute, mais bien celle des Parisiens qui ont persisté aveuglément jusqu’au dernier jour à croire en la parole de ces avocats qui, jusqu’au jour de la capitulation, affirmaient constamment qu’ils voulaient combattre et vaincre ou mourir, tandis que dès le premier jour ils n’avaient songé qu’à capituler.

Votre lettre me fait espérer que nos amis de Lyon, Marseille et les départements du Midi sont sains et saufs j’en suis heureux. A bientôt [2]. Cordiales poignées de main aux amis.

E. VARLIN.

P.-S. — Votre lettre en date du 1er février n’est arrivée qu’aujourd’hui 20 février.


[1Qui fut, en 1871, condamné à dix ans de travaux forcés pour sa participation au second mouvement communaliste de Marseille. Outre Bakounine, d’autres Russes s’étaient rendus en France pour participer aux tentatives insurrectionnelles : Ross et Ozerof, à Lyon ; Joukovsky, à Marseille. Sentinon était accouru de Barcelone.

[2Hélas ! nous ne devions plus nous revoir.