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[03] Varlin conspirateur

lundi 28 septembre 2020, par James Guillaume (Domaine public)

Je vais montrer, en un bref résumé, les traces de cette action collective et de cette entente intime entre les militants français, espagnols, suisses, etc., après le Congrès de Bâle, jusqu’à la guerre et au siège de Paris.

Sentinon n’était pas rentré en Espagne tout de suite après le Congrès. Il s’était rendu en Belgique, où, dans la région de Liége, il avait pris des informations précises et techniques en vue de l’armement des révolutionnaires de la Catalogne. Revenu en Suisse, il assiste le 23 novembre à une réunion au Locle, où il prend la parole : il dit que le mouvement insurrectionnel républicain, en Espagne, n’a pas réussi parce que le but de ce mouvement était purement politique : mais la situation est loin d’être défavorable, et ce qui est de bon augure pour l’avenir du socialisme dans ce pays, c’est que l’antagonisme entre les paysans et les ouvriers n’y existe pas ; les paysans désirent une révolution encore plus que les ouvriers des villes ; en Catalogne, c’est un fait connu que les paysans sont communistes. Le 4 décembre, Sentinon et moi nous nous rendîmes ensemble à Lyon ; nous y assistâmes, le 5, à un conciliabule de militants socialistes : et nous repartîmes, le lendemain 6, lui pour Marseille et Barcelone, moi pour Genève et Neuchâtel. L’impression que nous remportions du milieu lyonnais était plutôt défavorable : en dehors de Palix, de Charvet et de deux ou trois autres, nous n’avions pas rencontré là d’éléments sérieux.

A Paris, Varlin s’était mêlé activement au mouvement des élections complémentaires du 21 novembre — où Rochefort fut élu, avec le mandat impératif, à Belleville, la circonscription de Gambetta (qui avait opté pour Marseille), — ainsi qu’à la constitution d’une fédération des « chambres syndicales », sous le nom de Chambre fédérale des sociétés ouvrières. Varlin n’était à aucun degré partisan de la politique parlementaire : comme il l’expliqua dans une correspondance envoyée l’Egalité de Genève (numéro du 4 décembre), les socialistes n’avaient profité de la campagne électorale que pour détruire le prestige de toutes ces personnalités bourgeoises, plus ou moins radicales, qui étaient un danger sérieux pour la révolution sociale. Quand fut fondée la Marseillaise (9 décembre), il fit partie du Comité du journal, et m’expliqua, dans une lettre dont un fragment a été reproduit dans le Progrès du Locle, quelle serait l’attitude du quotidien révolutionnaire : il aurait une partie politique, confiée à Rochefort, et une partie sociale, confiée à Millière. Pour la politique, Varlin disait : La question de la chute prochaine de l’Empire prime tout le reste, et les socialistes doivent, sous peine d’abdiquer, prendre la tête du mouvement... Les rédacteurs de la partie politique devront toujours être complètement révolutionnaires, non seulement contre l’Empire, mais contre toutes les institutions gouvernementales actuelles. Quant à la partie socialiste, la plus importante, disait Varlin, les principes que nous devons nous efforcer de faire prévaloir sont ceux de la presque unanimité des délégués de l’Internationale au Congrès de Bâle, c’est-à-dire le collectivisme ou le communisme non autoritaire.

La Marseillaise fut, pendant sa courte existence, le véritable organe de l’Internationale en France. Varlin avait écrit au lithographe Aubry, de Rouen, rédacteur de la Réforme sociale, en même temps qu’à moi ; il lui expliquait que les fondateurs du journal se proposaient de préparer la révolution sociale européenne, et ajoutait : La partie politique du journal n’est que l’accessoire, la partie sociale est la seule importante pour nous. Il faut nous appliquer à la rendre intéressante et sérieuse, afin qu’elle prenne chaque jour plus d’extension dans le journal. Pour cela nous avons besoin du concours de tous nos amis, me disait Millière dans notre entrevue de ce matin.

A la suite d’incidents trop longs à raconter, deux militants très zélés, Paul Robin et son ami Ch. Perron, avaient eu l’idée de faire parvenir au Conseil général de Londres une adresse collective pour lui reprocher son inaction et l’engager à resserrer ses liens avec l’Association par des communications fréquentes et régulières [1]. A cette fin, ils sollicitèrent des signatures d’adhésion, en Suisse d’abord, puis en Italie et en Espagne : le document avait été envoyé en dernier lieu à Sentinon, qui devait le transmettre à Paris ; de Paris il irait, à Lyon, et de Lyon il retournerait à Genève. On a la lettre écrite à Varlin par Sentinon, le 1er février 1870, en lui transmettant cette pièce ; notre ami barcelonais disait : A vous, qui suivez le mouvement actuel de la France, ferons-nous remarquer que les événements les plus graves peuvent surgir d’un jour à l’autre, et qu’il est extrêmement funeste que le Conseil général ne soit pas depuis longtemps en correspondance active avec ceux qui se trouveront à la tète du mouvement révolutionnaire ? Mais Varlin ne se faisait pas d’illusion sur ce qu’on pouvait attendre du Conseil général ; il en connaissait les membres, étant allé à Londres à la Conférence de 1865, où, à la soirée de clôture, Limousin et lui avaient fait danser les filles de Karl Marx ; il écrivit à Robin et à Perron pour les engager à renoncer à une démarche inutile et qui serait mal interprétée. Bakounine s’était prononcé dans le même sens ; et, sur ce double avis, le projet de remontrance fut abandonné ; il n’eût servi qu’à aigrir davantage Marx, devenu très nerveux et plein d’animosité, depuis qu’à Bâle la majorité du Congrès s’était prononcée contre son programme personnel.

Robin, sur ces entrefaites, rentra en France, et, ayant élu domicile à Paris, unit ses efforts à ceux de Varlin et d’autres militants pour la reconstitution de l’Internationale parisienne. Depuis la formation du ministère Emile Ollivier (2 janvier 1870), l’Empire était devenu « libéral » ; il fallait essayer de profiter de ce pseudo-libéralisme. Le 7 mars, une réunion de délégués décida de former une Fédération des sections parisiennes ; et dans cette réunion Varlin fut choisi pour représenter Paris à une grande assemblée qui devait avoir lieu à Lyon le 13 mars, assemblée à laquelle Marseille, Vienne (Isère), Aix, la Ciotat, Dijon et Rouen envoyèrent des délégués, Bastelica, Aubry, etc. Ce grand meeting réunit 5 000 personnes (salle de la Rotonde, aux Brotteaux). La Belgique avait envoyé une adresse, rédigée par César De Paepe, traitant la double question de l’attitude du prolétariat à l’égard du mouvement politique et à l’égard du mouvement coopératif ; l’adresse faisait à la question une réponse catégorique : L’État politique n’a plus de raison d’être ; le mécanisme artificiel appelé gouvernement disparaît dans l’organisme économique, la politique se fond dans le socialisme ; quant à la coopération, les socialistes ne considèrent pas l’extension et la généralisation des sociétés coopératives comme devant réaliser l’affranchissement intégral du prolétariat. De Suisse était venu Adhémar Schwitzguébel, qui devait se renseigner à titre confidentiel sur l’état des choses en France, et contrôler par les siennes propres les impressions que j’avais rapportées du milieu lyonnais en décembre. Il était porteur d’une lettre de Bakounine, qui fut communiquée aux militants faisant partie de notre intimité (Aubry n’en était pas). Cette lettre contenait entre autres les passages suivants :

Les ouvriers voudront-ils encore une fois jouer le rôle de dupes ? Non. Mais pour ne pas devenir dupes, que doivent-ils faire ? S’abstenir de toute participation au radicalisme bourgeois et organiser en dehors de lui les forces du prolétariat. La base de cette organisation est toute donnée : ce sont les ateliers et la fédération des ateliers, la création des caisses de résistance, instruments de lutte contre la bourgeoisie, et leur fédération, non seulement nationale, mais internationale, la création de chambres du travail comme en Belgique.

Et quand l’heure de la révolution aura sonné, vous proclamerez la liquidation de l’État et de la société bourgeoise, c’est-à-dire la vraie, la franche révolution populaire, l’an-archie juridique et politique, et la nouvelle organisation économique de bas en haut et de la circonférence aux centres.

Et, pour sauver la révolution, pour la conduire à bonne fin au milieu même de cette anarchie, l’action d’une dictature collective de tous les révolutionnaires, non revêtue d’un pouvoir officiel quelconque et d’autant plus efficace, l’action naturelle, libre, de tous les socialistes énergiques et sincères disséminés sur la surface du pays, de tous les pays, mais unis fortement par une pensée et par une volonté communes.

L’assemblée de Lyon, qui fut présidée par Varlin, manifesta publiquement l’union des socialistes des trois pays de langue française, et l’on put constater qu’il y avait une étroite communauté de principes entre les sections de l’Internationale en France, en Belgique, et dans le Jura suisse.

L’acte d’accusation du troisième procès de l’Internationale à Paris nous a conservé une lettre écrite par Sentinon à Varlin un mois après la grande manifestation de Lyon. Elle vaut la peine d’être reproduite, parce qu’elle montre combien la pensée des Espagnols était identique à celle des ouvriers français de l’Internationale. La voici :

Mon cher ami, c’est avec le plus grand plaisir que j’observe quelle part active vous prenez dans l’organisation des sociétés ouvrières sur toute la France. Vous voilà dans le beau chemin, le seul qui conduit au but. Tout le temps et tous les efforts voués à d’autres choses sont non seulement perdus, mais directement nuisibles... Voulez-vous que liberté, égalité, fraternité ne cessent d’être des paroles vaines qu’après des siècles ? Eh bien, alors, attaquez les gouvernements monarchiques, établissez des républiques de plus en plus démocratiques, amassez des capitaux en épargnant des sous, instruisez-vous de mieux en mieux, et vous aurez l’une après l’autre la liberté, l’égalité et la fraternité, et en l’an 3000 la justice sera faite sur la terre. Voilà un idéal à faire pleurer de satisfaction un philosophe allemand. Nous autres, travailleurs espagnols, nous n’avons pas cette patience séculaire : nous voulons voir la justice établie le plus tôt possible... Peu nous importe qu’on donne à l’Espagne un roi, ou quel soit ce roi, ou un empereur, ou un président de la République, ou même une douzaine de ces présidents : nous savons d’avance que ce seront les mêmes chiens avec différents colliers.

Une commission de huit membres avait été nommée pour élaborer les statuts de la Fédération parisienne ; le projet qu’elle rédigea fut approuvé le 18 mars par une nouvelle réunion de délégués ; il fut définitivement adopté dans une assemblée générale des sections parisiennes tenue le 18 avril, salle de la Marseillaise, sous la présidence de Varlin, assisté de Robin et d’Avrial. Dans son discours d’ouverture, le président résuma en ces termes la pensée des internationalistes de Paris : Nous sommes la force et le droit. Nous devons nous suffire à nous-mêmes. C’est contre l’ordre juridique, économique, politique et religieux que nous devons tendre nos efforts.


[1V. sur cet incident L’Internationale, tome ler. pp. 269-270.