Au seuil de l’hiver 1918, l’Allemagne impériale est un pays exsangue, un royaume de l’ersatz [1]. La classe 1920, appelée avec deux années d’avance, disparait dans les tranchées du front ouest. Affreux gâchis humain.
Il n’y aura pourtant pas de « coup de poignard dans le dos » [2], même si l’extrême misère intérieure accompagne évidemment le désastre militaire. La défaite est imminente, c’est l’évidence. Alors, lorsque des officiers sont soupçonnés de vouloir tenter un ultime « baroud d’honneur » contre la flotte anglaise, c’est toute la base navale de Kiel qui s’insurge...
En fait, la condition du marin est toute différente de celle de son frère fantassin. Jamais, peut-être, le fossé entre officiers et subalternes ne fut plus grand que dans cette flotte du Kaiser. Mais le matelot n’est pas astreint au dur service des tranchées qui tend à niveler les conditions de vie par le bas [3] et peut, ainsi, voir plus loin que sa propre survie immédiate. En contact quasi-permanent avec les ouvriers des arsenaux, il est plus perméable à l’agitation révolutionnaire que le soldat isolé sur le front, même si les différents entre familles progressistes (sociaux-démocrates, socialistes indépendants, spartakistes et anarchistes) lui paraissent parfois bien obscurs. Cette confusion des genres étant d’ailleurs un effet secondaire de la censure impériale, omniprésente. Avant d’être effective, la démobilisation est déjà dans toutes les têtes. Plaquer là les officiers bellicistes, libérer les camarades emprisonnés et, surtout, en filigrane, rentrer chez soi : voilà les mots d’ordres de l’insurrection.
Kiel ne sera pas le Cronstadt de la révolution allemande
Le dimanche 3 novembre, Kiel manifeste afin d’arracher la libération des marins internés pour rébellion. Le 5, la grève est générale dans les arsenaux. Conseils (soviets) de marins, de soldats et d’ouvriers assurent la gestion de la base. L’armée impériale se cabre, tire... et se disloque dans l’émeute. La flotte de guerre n’appareillera pas, à quelques unités prés. Plus question de « baroud d’honneur » contre les navires anglais. Le novembre, la révolte essaime au rythme des « descentes » de marins insurgés dans les villes environnantes... et jusqu’à Berlin, toujours isolée par la censure. Mais Kiel, que la rouerie d’un Noske suffira à remettre au pas, ne sera pas le Cronstadt de la révolution allemande. Certes, beaucoup de marins insurgés vont encore mourir dans les rangs de la Volksmarine Division (Division navale du peuple) spontanément levée pour servir la jeune révolution allemande. Malheureusement, pendant ce temps, des sociaux-démocrates couvaient l’œuf du serpent après avoir fécondé la bête immonde...