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Nicolas Trifon (1949-2023) : un « en-dehors balkanique »

jeudi 16 mai 2024, par A. Răvășel (CC by-nc-sa)

Le 18 août 2023, Nicolas Trifon nous a quittés. Pendant longtemps, j’ai eu du mal à parler ou à écrire sur Nicolas au passé, même si, pour moi, la nouvelle de son départ ne fût pas une surprise. Je savais que les choses n’allaient pas très bien depuis « l’été inoubliable » de 2022, quand, pour des raisons de santé, il avait dû annuler sa venue à Cluj/Koloszvár. Il y avait été invité pour participer au Salon du Livre Anarchiste des Balkans, organisé pour la première fois de ses 20 ans d’existence par les collectifs anarchistes de Roumanie.

J’ai entendu sa déception, d’autant plus que Cluj, ancienne ville de Transylvanie, occupait une place importante dans l’histoire de sa famille [1]. Du côté paternel, Nicolas avait des profondes racines balkaniques, plus précisément aroumaines.

L’histoire de cette communauté transbalkanique l’intéressait à titre particulier, notamment parce que, contrairement à d’autres peuples de la région, les Aroumains n’avaient jamais eu d’État propre, ni formulé un projet national à part. Un peuple, un archipel de communautés unies par la langue et les traditions, avec plusieurs pays, mais sans État. Paraphrasant Pierre Clastres qui parlait de « la société contre l’État », Nicolas Trifon avait parlé de « la communauté contre la nation ». On peut deviner pourquoi, au-delà du lien personnel et familial, l’histoire des Aroumains avait passionné Nicolas Trifon, l’anarchiste. Il a d’ailleurs écrit et publié au fil des années de nombreux textes à ce sujet [2]. Et il serait difficile de ne pas voir dans la perspective qu’il a développée sur la question aroumaine les traces d’une évidente sensibilité libertaire.

La partie la plus connue de l’activité de Nicolas Trifon reste celle liée à la France, pays où il a vécu à partir des années 1970 et où il a achevé sa formation politique. Son apprentissage anarchiste, pour ainsi dire, commença dans les rues parisiennes, dans les communautés alternatives et les collectifs militants de l’époque. Il s’est ensuite engagé dans l’OCA (Organisation Combat Anarchiste) et a collaboré à la presse anarchiste (Lutter, Iztok, Le Monde Libertaire, Interrogations, etc.), au début dans la quasi-clandestinité par crainte d’une éventuelle expulsion en tant qu’« étranger ». Pendant les années 1980, il a tenu une chronique sur l’Europe de l’Est à Radio Libertaire. De temps en temps il y revenait en tant qu’invité.

Iztok reste le plus important projet éditorial auquel Trifon aura contribué. La revue, initialement publiée par des anarchistes bulgares exilés en France, est devenue, par la suite, une importante tribune pour les voix antiautoritaires du « bloc de l’Est », généralement réduites au silence par les régimes du « socialisme réellement inexistant » (pour reprendre une des expressions souvent utilisées dans les pages de la revue). En même temps, Iztok était un pont (à double sens) entre la France et les pays de l’Est, à une époque où, de la Pologne à la Roumanie, les révoltes des ouvriers et leurs tentatives de s’organiser en dehors (et contre) les tutelles du parti et de l’état étaient brutalement réprimées par les autorités dites « communistes ». La question des syndicats libres se trouvait au cœur des préoccupations de Nicolas à cette époque. Il s’est activement impliqué dans le soutien de Solidarność et dans la campagne pour la libération de Vasile Paraschiv, un ouvrier qui avait été harcelé et arrêté à plusieurs reprises par les autorités roumaines pour avoir milité en faveur de la création d’un syndicat libre des travailleurs.

Iztok (et Nicolas Trifon) est également à l’origine de la publication du seul manifeste anarchiste en roumain de l’époque, paru en 1981 en supplément de la revue. Destiné principalement aux travailleurs roumains et intitulé « Que veulent les anarchistes ? », le texte critiquait le régime bureaucratique du capitalisme d’État (autoproclamé « socialiste ») et avançait l’idée d’un changement radical de système vers la démocratie ouvrière directe et le socialisme libertaire, ayant, en plus des revendications économiques et politiques, une forte dimension antimilitariste, féministe, écologiste et antiraciste. L’idée, m’a avoué Nicolas, était d’envoyer un grand nombre de brochures en Roumanie, pour les distribuer clandestinement, dans l’espoir qu’elles soient ensuite copiées et diffusées en « samizdat ». Malheureusement, très peu d’exemplaires ont été introduits dans le pays, et les échos du manifeste sont ainsi restés modestes.

Je ne souhaiterais pas m’attarder davantage sur ces aspects, d’ailleurs évoqués en détail dans toutes les notices biographiques consacrées à Nicolas Trifon. En revanche, les références à ses liens avec les libertaires de Roumanie, qu’il a cultivés surtout pendant ses dernières années, y manquent presque complètement. La question ne me semble pas complétement dénuée d’intérêt, du moins d’un point de vue documentaire. De plus, elle pourrait éclaircir d’autres aspects, peut-être moins évidents, de son parcours personnel et politique.

Au début des années 2010, lorsque Nicolas entra en contact avec les anarchistes roumains, le petit mouvement local se remettait après les années de démoralisation qui avaient suivi les « journées anti-OTAN » organisées en 2008 par les anarchistes, lors de la rencontre au sommet de Bucarest. La réunion antimilitariste avait été violemment réprimée par les autorités et précédée de nombreuses tentatives d’intimidation des participants et d’une campagne médiatique persistante contre les anarchistes.

Vasile Paraschiv

Quatre ans plus tard, en 2012, Anarhia, revue qui paraissait à Bucarest, publiait un excellent « dossier Iztok ». Le numéro contenait des entretiens avec Frank Mintz et Nicolas Trifon, divers documents sur Vasile Paraschiv, mais aussi le texte du manifeste de 1981, republié pour la première fois, à ma connaissance, en roumain.

La découverte, en 2012, par Nicolas de la scène activiste et alternative locale, des publications et initiatives libertaires, l’a étonné et enthousiasmé en même temps. Il se souvenait avec émotion, une décennie après, des discussions auxquelles il avait été invité à Bucarest, de la Bibliothèque Alternative, qu’il avait visitée, de la redécouverte, presque invraisemblable, sous les auspices de l’anarchisme, de sa ville natale. Tout cela, disait-il, l’avait fait, pour un instant, se sentir « moins seul ».

J’ai toujours associé cette remarque de Nicolas aux années qu’il avait passés à Iztok et à ses relations avec l’exil roumain, plutôt sporadiques et, de ce que j’ai pu me rendre compte, peu cordiales en général. Aux yeux de certains de ses compatriotes, Nicolas a dû passer pour un excentrique. Se dire de gauche (et encore, horribile dictu, se revendiquer de la gauche radicale) dans un pays où la gauche était confondue presque entièrement avec le pouvoir discrétionnaire de la nomenklatura, pouvait prêter à confusion. D’autant plus que Nicolas avait été un critique virulent des régimes dits socialistes, mais d’un point de vue anticapitaliste et antiautoritaire, attitude difficile à accepter, à l’époque, dans une culture politique et intellectuelle dominée par les jugements binaires et l’absence de certains repères de la pensée politique ou sociale.

Rétrospectivement, l’année 2012 me semble chargée d’une signification particulière, au-delà de sa signification personnelle pour Nicolas et ses jeunes compagnons. Elle marque, pour la première fois en Roumanie, une convergence des générations libertaires. En même temps, cette convergence se réalise dans le contexte particulier de l’émergence d’une conscience historique au sein du petit mouvement anarchiste roumain.

Panaït Muşoiu

En effet, l’une des particularités de la renaissance de l’anarchisme en Roumanie après 1989, du moins dans ses premières années, est précisément l’absence de repères historiques ou d’une expérience collective héritée du passée. Ainsi, le moment où Nicolas trouve (et est trouvé par) les anarchistes roumains coïncide (heureusement) avec un tournant historique au sein du mouvement. Au-delà des tentatives méritoires mais sporadiques du passé, des groupes comme Anarhia, ou même Râvna, commencent le travail de récupération historique. Parallèlement, les recherches historiques se multiplient. C’est l’exemple de Martin Veith, ouvrier et historien allemand, qui publie un livre sur Panait Mușoiu et Revista Ideei (1900-1916) [3], la plus importante publication anarchiste d’avant la guerre en Roumanie, suivi d’autres études importantes sur le mouvement syndicaliste, sur la résistance antimilitariste des anarchistes, etc.

Bien que la revue Anarhia ait cessé de paraître après seulement trois numéros, les premiers pas avaient été faits. Cet épisode inaugural fut de courte durée, mais avait rendu Nicolas plus attentif à ce qui se passait en Roumanie sur le « front libertaire », question à laquelle il n’avait pas prêté trop d’attention auparavant. Il commençait à se rendre compte, je pense, que les racines et les ramifications de ces histoires, jusqu’alors insoupçonnées, étaient beaucoup plus profondes qu’il ne l’avait pensé au départ. Et cette prise de conscience lui a fait porter un nouveau regard sur son propre parcours (d’anarchiste) et sur sa propre situation par rapport à cette histoire.

Dans les années qui suivirent, Nicolas continua de rester en contact avec quelques compagnons de Roumanie et aussi de suivre de loin ce qui se passait dans les milieux de gauche.

Il renoua les liens avec les libertaires roumains, cette fois d’une manière plus durable, seulement en 2020. Grâce à un ami commun qui avait auparavant fait partie de la rédaction d’Anarhia, Nicolas a découvert Pagini Libere, un petit projet éditorial libertaire dans lequel j’étais également impliqué. Je me souviens encore du message qu’il nous avait envoyé à l’époque, dans lequel il nous faisait part de sa joie d’avoir découvert nos livres, en ajoutant à la fin : J’aurais été très heureux de participer à une telle initiative éditoriale lorsque je vivais en Roumanie.

Je suis toujours quelque peu surpris de la rapidité avec laquelle les choses se sont déroulées à l’époque. Nous avons presque immédiatement commencé à travailler ensemble sur un petit volume d’entretiens en roumain documentant son parcours d’anarchiste, ses années dans la Roumanie de Ceaușescu, ses premiers contacts avec les milieux anarchistes français et les projets auxquels il avait participé en France. [4]

Nous avons vite réalisé que pour Nicolas, comme pour nous, la connaissance de quelqu’un ne passait pas en premier lieu par les échanges d’idées (qui ont évidemment leur place qui ne doit pas être négligée), mais par ce que nous parvenions à réaliser ensemble, ici et maintenant ; et surtout par la manière dont nous le faisions. En travaillant sur ce petit volume, il m’est apparu assez rapidement que ce ne sont pas les idées qui ont été (principalement) au cœur de notre rencontre, mais la générosité et la compréhension de l’amitié, que j’ai ressenties, vivantes et présentes, dès le premier instant où j’ai rencontré Nicolas. Petit à petit, il est devenu un contributeur constant et enthousiaste du blog de Pagini Libere, y publiant de nombreuses traductions, articles, revues de livres, etc.

Un des aspects qui l’a attiré vers Pagini Libere a précisément été la tâche de récupération historique que l’on s’était donné pour but dès le début. Pendant un certain temps, nos discussions ont tourné autour des différentes figures de l’histoire anarchiste locale, sur les traces desquelles il s’était lancé, non sans un certain enthousiasme. Imaginez notre surprise quand il nous a appris que l’un de ses meilleurs amis en France était le neveu de Iuliu Neagu-Negulescu, dont l’utopie, intitulé Arimania et écrite en 1921, avait été notre premier projet en tant que collectif éditorial. Ou quand, un an plus tard, il nous a fait découvrir, par l’intermédiaire d’un autre ami, la figure fascinante de V.G. Paleolog, biographe de Brâncuși et l’un des proches de l’anarchiste Panait Mușoiu.

Au fil du temps, Nicolas avait pris l’habitude d’envoyer régulièrement des petits colis de revues, de livres et de brochures en Roumanie. La plupart étaient donnés à une petite archive libertaire de Cluj, née de la volonté de créer une plateforme de documentation et de popularisation de l’histoire anarchiste locale, une démarche qu’il était heureux de soutenir. Grâce à sa générosité, le petit fonds d’archives comprend aujourd’hui plusieurs numéros et suppléments d’Iztok, livres, collections de journaux anarchistes français et même quelques ouvrages anarchistes classiques. Ce ne sont là que quelques-unes des façons dont Nicolas a soutenu, discrètement, mais généreusement, les noyaux libertaires dont il suivait les initiatives : un collectif éditorial, l’archive, une bibliothèque, mais aussi quelques amis et compagnons.

La rencontre avec Nicolas ne s’était pas limitée au travail éditorial, aux collaborations ponctuelles ou aux échanges d’idées. Elle a été transformatrice pour beaucoup d’entre nous, tant sur le plan politique que personnel.

En Nicolas, j’ai d’abord découvert un esprit généreux et sincère. S’il n’était pas homme à mâcher ses mots quand il avait quelque chose à dire, il détestait, en revanche, profondément les attitudes démolissantes, les critiques paralysantes et corrosives, les attitudes inquisitoriales, qu’il considérait comme intellectuellement et politiquement stériles. Il était plutôt l’homme des discussions édifiantes, quand il y avait quelque chose à dire, bien sûr. Avec Nicolas, on ne se sentait jamais seul. Mais sa présence n’était ni écrasante, ni étouffante, mais vivante ; une présence qui, paradoxalement, créait de l’espace plutôt qu’elle n’en prenait. Peut-être plus que tout autre chose, Nicolas avait (et donnait) du courage, en particulier dans les questions épineuses qui semblaient sans issue. Par exemple, la question de la guerre, qui l’avait particulièrement préoccupé (et pour cause). Il n’évitait pas les contradictions, il ne cherchait pas à tout concilier dialectiquement, comprenant peut-être mieux que moi que chercher le « bon positionnement » pouvait être, dans certaines situations, un faux enjeu. La hâte qu’il avait remarquée, surtout dans une partie de la gauche radicale, d’émettre la « bonne prise de position », de produire le discours le plus idéologiquement approprié, répétant souvent en vain une série de slogans, lui paraissait ridiculement pédante. Sa priorité n’était pas de sauver la pureté de sa conscience (ou de son « âme »), mais d’agir, lorsqu’il le pouvait, pour répondre à une souffrance réelle, pour réparer ou atténuer une injustice.

Sans être formel ou protocolaire, Nicolas respectait toujours certains rythmes et rituels de l’amitié. Nous nous parlions régulièrement au téléphone (« Allô, allô, ici Nicolas ! »), une habitude qu’il a gardée jusqu’à la fin. Il était resté tout aussi volubile, attentif, causeur, branché sur l’actualité, qu’il commentait avec astuce et acuité. Il parlait rarement de sa santé, et je n’osais pas aborder le sujet, soucieux de ne pas commettre une indiscrétion. Il était beaucoup plus intéressé que je lui raconte « comment vont les choses » et que je le tienne au courant de l’avancement du dernier livre de Pagini Libere, une traduction de Bakounine faite par un ami commun.

La dernière fois que nous nous sommes parlés, c’était un soir d’août. Il m’a rappelé la photo que nous avions prise ensemble lors d’un autre « été inoubliable », à Bucarest, sur la terrasse d’un restaurant aroumain où il aimait se rendre lorsqu’il était en Roumanie. J’ai alors su que Nicolas me disait au re-voir. Généreux et délicat comme toujours, il me rappelait, au moment même de la séparation, la vie, l’amitié, la joie des retrouvailles.


[1Il mentionnait souvent sa grand-mère maternelle, Eleonora Lemeny, sociale-démocrate et féministe, qui avait été la première femme docteure en lettres de l’université de Cluj. Son grand-père, Eugen Rozvan, avait été un des co-fondateurs du Parti Communiste Roumain, exécuté en URSS en 1938, lors des grandes purges staliniennes.

[2Voir, par exemple, Nicolas Trifon, Les Aroumains, Un peuple qui s’en va, Acratie, 2005.

[3Martin Veith, Unbeugsam – Ein Pionier des rumänischen Anarchismus : Panait Musoiu, Edition AV, 2013.

[4Voir Nicolas Trifon : un parcurs libertar internaționalist, Pagini Libere/Anarhiva, Cluj, 2020.