J’ai connu Lepetit à une époque où l’on peut mesurer la véritable valeur de l’individu, en pleine guerre du « droit et de la liberté », à laquelle, en pacifiste convaincu, et en révolutionnaire conscient, il refusa de participer, non en se cantonnant dans une neutralité sans danger, mais en s’engageant à fond dans toutes les campagnes pour la paix ce qui, en pleine guerre, a une autre valeur qu’en temps de paix.
Après sa sortie de Clairvaux, où nous venions de purger ensemble deux années de prison, je ne devais plus le revoir, puisqu’il avait disparu en revenant de Russie, pour ne pas dire assassiné par le gouvernement bolchevik d’alors. Il avait été, en effet, délégué en compagnie de Raymond Lefèvre et Marcel Vergeat, par certains syndicats et organisations révolutionnaires pour faire une enquête sur ce qui se passait au pays des Soviets ; il est plus que probable qu’ils ne partageaient pas le point de vue des nouveaux augures qui se distribuaient les dépouilles du tzarisme ; leur mort reste un mystère, qui n’a jamais été éclairci et ne le sera sans doute jamais ; c’est un crime de plus à l’actif du prétendu communisme.
Lepetit était né aux environs de Saint-Nazaire, d’une famille ouvrière extrêmement misérable. A onze ans, il travaillait déjà aux Chantiers Navals de cette ville. Que de fois, dans ses moments d’abandon, il me raconta les stupides amusements de ses compagnons de travail, qu’il servait en qualité de mousse, dont un des jeux favoris était de lui faire attraper, au vol, des rivets ou des plaques brûlantes, qu’au début, il recevait sans défiance et qui lui occasionnaient de cruelles brûlures.
Puis, à treize ans, il subit une de ses plus fortes émotions. Elle joua un rôle décisif dans sa vie et le marqua profondément. En effet, il passa en simple police pour un délit, qu’il n’avait pas commis, et pour lequel il fut condamné, malgré ses dénégations mais, ce qui lui fit le plus de mal, c’est qu’il ne put empêcher sa mère de le croire coupable, tellement son sens de la justice, ou plutôt l’idée qu’elle s’en faisait, ne lui permettait pas de penser un seul instant, que son fils pouvait être innocent. Il me rappela souvent que cette injuste condamnation, avait brisé en lui quelque chose de sacré, encore que la vie devait lui réserver d’autres expériences aussi pénibles.
Lorsque je fis la connaissance de Lepetit, celui-ci était déjà un vieux militant aguerri, malgré qu’il n’ait pas trente ans ; il appartenait au syndicat des terrassiers, dont il était le meilleur porte-parole et le plus dévoué propagandiste ; le secrétaire général de ce syndicat qui, pendant de longues années, fut à l’avant-garde du mouvement ouvrier, était notre vieux camarade Hubert.
Comme la plupart d’entre nous, Lepetit sortait de la primaire, qu’il quitta très tôt, puisqu’à onze ans il travaillait déjà ; à l’âge où les enfants ne pensent qu’à s’amuser. Il s’était formé lui-même à l’école de la rude existence prolétarienne ; grâce à une mémoire qui le servait, à des études personnelles assez poussées, avait acquis une certaine culture, dont ses discours se ressentaient.
Il avait une voix très forte, prenante, qui captivait rapidement son auditoire ; c’était, vraiment, le type du révolutionnaire de cette époque, où l’on mettait l’indépendance et l’esprit critique au-dessus des questions d’échelon de salaire. Ouvert à toutes les idées, il était tolérant sans jamais être neutre, désintéressé, énergique, loyal ; il eût pu prétendre aux plus hauts postes dans le mouvement syndical s’il avait eu la moindre ambition mais, sa simplicité, sa modestie, sa franchise ne pouvaient lui permettre que de servir dans le rang, tout en tenant une place importante dans le syndicalisme de ce temps. Ses interventions dans les Congrès Confédéraux, où le déléguait la Fédération du Bâtiment, étaient très remarquées, malgré son jeune âge ; il était de l’école de cet autre grand serviteur de la classe ouvrière : Merrheim, dont il était l’ami.
Plus de trente ans après notre séparation, je revois ses beaux yeux noirs, si doux, mais qui lançaient des flammes lorsqu’il était dans le feu d’une péroraison, qu’il fustigeait l’égoïsme des maîtres et des dirigeants, dénonçait l’immoralité des pouvoirs ou lorsqu’il adressait à ses camarades de travail de dures vérités, qui ne plaisaient pas toujours. C’était, comme je l’ai dit, un magnifique orateur.
Il est profondément regrettable que la mort l’ait pris si jeune, avant d’avoir pu donner toute sa mesure. Je ne pense pas qu’il eût fait de vieux os, car la guerre qu’il n’avait pas voulu faire, par conviction, l’avait durement frappé ; la prison n’avait pas amélioré sa santé, malgré cela je ne pensais pas qu’il devait nous quitter si tôt. Il est mort sur la brèche, probablement parce qu’il avait vu la Russie soviétique telle qu’elle était, non comme on voulait nous la présenter, ce que les dirigeants bolcheviks ne pouvaient lui pardoner. C’est certainement pour ce motif qu’il a disparu mystérieusement ; c’est du moins ce qu’on me laissa entendre au lendemain de sa disparition.