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Marie-Louise Berneri - Un voyage à travers l’utopie

vendredi 11 octobre 2024, par Marie-Louise Berneri (CC by-nc-sa)

Les pages qui suivent sont détachées et traduites d’un livre récemment paru en Angleterre, pour le compte du Memorial Committee Marie-Louise Berneri [1].
Il s’agit, en effet, d’une œuvre posthume, laissée par une jeune femme de trente et un ans, qui fut l’animatrice des milieux libertaires de Grande-Bretagne de 1936 à 1949.
Marie-Louise était la fille aînée de Camille Berneri, penseur et combattant anarchiste, mort à Barcelone le 5 mai 1937, sous les balles des tueurs à la solde de Staline. Mariée à un camarade anglais, M.-L. B. fonda le journal hebdomadaire Spain and the World qui défendit jusqu’en 1939 la cause de la liberté en Espagne, et qui devint ensuite le War Commentary for Anarchism du temps de guerre avec une position d’internationalisme intransigeante. En 1944, cet organe devint Freedom, centre d’une remarquable activité intellectuelle et éditoriale qui rallia d’excellents artistes, poètes, écrivains, sociologues et journalistes.
C’est en s’adonnant sans réserve à la coordination et à la réalisation de cet effort collectif que notre amie contracta la maladie qui devait rapidement l’emporter.
Le Voyage à travers l’Utopie est le seul livre de M.-L. B., à côté de nombreux articles et brochures et d’une volumineuse correspondance. Mais il permet de mesurer la vaste culture et la maturité d’un esprit à qui rien d’humain n’était étranger. Il ne s’agit point, cela va sans dire, d’une histoire ou bibliographie complète des utopies, terme d’une extension presque indéfinie, et qui peut s’appliquer à d’innombrables constructions descriptives, idéales, idylliques ou satiriques (les « anti-utopies ») de la vie humaine ou du monde : réalités simplifiées, renversées ou stylisées par l’imagination au cours de cette immense exploration des possibles qui est l’œuvre par excellence de l’esprit humain.

André Prudhommeaux

Mais, dans sa prise d’échantillons empruntés à toutes les époques et à tous les pays de la civilisation occidentale, depuis Platon jusqu’à Orwell, l’auteur a été particulièrement bien inspirée, allant droit à l’essentiel, et goûtant chaque chose avec l’intelligence et la compréhension humaine la plus aiguë, qualité faite du sens de l’histoire mais aussi de la capacité particulièrement précieuse de saisir l’actualité du passé.
Le « Voyage » devait être à l’origine une simple anthologie, groupant des textes épuisés ou peu connus, précédés des notices indispensables. Mais bientôt, la nécessité de repenser, à la faveur de ces textes, les données fondamentales du socialisme, au sens le plus large du mot (révision et réaffirmation du pacte social), s’est imposée d’elle-même. Elle a fourni la trame d’un ouvrage attachant et aéré, où ne manquent ni les vastes perspectives, ni la finesse intuitive d’une femme, ni le sens de l’humour, ni l’ironie.

A. PRUDHOMMEAUX.

À LA RECHERCHE DE L’ABSOLU

Notre âge est un âge de compromis, de demi-mesures, de recherche du « moindre mal ». Les Visionnaires sont ridiculisés ou méprisés, et les « praticiens » gouvernent nos vies. Nous ne cherchons pas de solutions radicales aux maux de la société, mais des réformes ; nous n’essayons plus d’abolir la guerre, mais de l’éviter pour quelques années encore ; nous ne tentons plus de supprimer le crime, nous nous contentons de pallier ses effets ; nous n’avons plus en vue de mettre un terme à la disette, nous organisons contre elle des œuvres mondiales de charité.

En ce temps où l’homme est obsédé par le souci de ce qui est faisable et susceptible d’immédiate réalisation, il peut être d’un salutaire exercice de se tourner vers des hommes qui ont pensé l’Utopie et qui en ont rejeté tout ce qui ne se pliait pas à leur idéal de perfection.

Thomas Morus

Nous nous sentons d’abord humiliés en présence de ces États et Cités imaginaires d’autrefois ; nous mesurerons bientôt la modestie de nos exigences, la pauvreté de notre horizon : Zénon de Kittion préconise l’internationalisme intégral ; Platon reconnait l’égalité des sexes ; Thomas Morus aperçoit clairement les rapports de cause à effet qui vont de la pauvreté au crime et que tels de nos contemporains refusent encore de voir. Au début du dix-septième siècle, Campanella proclame la journée de quatre heures et un érudit allemand, Valentin Andreae, veut rendre l’effort attrayant ; il fonde un système d’éducation qui peut rester un modèle aujourd’hui. Ici, nous trouvons la propriété privée condamnée ; là, tous usages d’argent et de salaire sont rejetés comme immoraux ou irrationnels ; plus loin, la solidarité humaine est admise comme un fait évident. Toutes les idées qui peuvent être considérées de nos jours comme audacieuses sont ainsi proposées, avec une confiance qui montre bien qu’elles sont déjà comprises, sinon généralement acceptées du public. A la fin du dix-septième siècle et au cours du dix-huitième, nous rencontrons des opinions encore plus surprenantes de hardiesse, touchant la religion, les relations sexuelles, la nature du gouvernement et de la loi. Et nous sommes si habitués à penser que la course au progrès commence au dix-neuvième siècle, que nous sommes tout surpris de constater qu’en vérité c’est la dégénérescence de la pensée utopique qui commence avec lui. Les vues d’avenir, dans l’ensemble, se font plus timides, l’institution de la propriété privée et celle de la monnaie sont souvent jugées nécessaires ; les hommes se trouveraient satisfaits de ne peiner que huit heures par jour, et il est rarement question de rendre ce labeur agréable [2]. Les femmes demeurent rivées à la tutelle du mari, les enfants à celle du père... Mais avant que les utopies ne soient contaminées par l’esprit « réaliste » de notre temps, nous les voyons fleurir avec une variété et une richesse qui nous font douter de la validité de nos prétentions modernes en matière d’idées neuves et de progrès social !

Cela ne veut pas dire que toutes les utopies aient été révolutionnaires et progressives : la majorité d’entre elles ne le furent que partiellement. Cependant on peut considérer comme une avant-garde les écrivains qui proclamaient la communauté des biens en un temps où la propriété privée était tenue pour sacrée ; le pain pour tous quand les mendiants étaient rendus ; l’égalité des femmes lorsqu’on ne les considérait guère que comme des esclaves ; la dignité du travail manuel alors qu’il était ravalé, dans l’opinion et en fait ; à une occupation dégradante ; et le droit de tout enfant à une enfance heureuse tandis que le bonheur était réservé aux fils des nobles et des riches. Tout cela a contribué à rendre le mot « utopie » synonyme de la vie parfaite et du bonheur social imaginé. L’Utopie, à cet égard, représente le rêve de félicité des hommes, leur secrète nostalgie de l’âge d’or, ou, comme d’autres l’ont vu, leur exil du paradis perdu.

LIBERTÉ ET AUTORITÉ

Mais ce rêve n’a pas que des lieux de lumière. Il y a des esclaves dans la République de Platon et dans celle de Morus ; il y a des ilotes massacrés dans la Sparte de Lycurgue. Des guerres, des exécutions, une discipline rigoureuse, le fanatisme religieux, voisinent souvent avec les institutions les plus éclairées. Ces aspects, qui ont souvent été négligés par les apologistes de bonne foi, résultent de la conception profondément autoritaire de nombreuses utopies, et ne disparaissent que dans celles qui prennent pour but l’intégrale liberté.

Herbert Read

Deux courants majeurs se manifestent en effet dans la pensée utopique de tous les temps. Le premier cherche le bonheur de l’humanité moyennant la prospérité sociale, par la fusion de l’individualité humaine dans le groupe et la grandeur de l’État. Le second, tout en postulant un certain bien-être matériel, considère que le bonheur, comme résultat de la libre expression d’une personnalité humaine, ne doit être sacrifié ni à un code moral abstrait ni à une puissance collective. Ces deux tendances correspondent à différentes conceptions du progrès. Pour les utopistes antiautoritaires, il en est comme pour Herbert Read, qui déclare :

Le progrès est mesuré par le degré de différenciation à l’intérieur d’une société. Si l’individu n’est qu’une unité dans une masse compacte, sa vie est non seulement brutale et brève, mais morne et mécanique. Si l’individu est une unité en soi-même, disposant de l’espace et des moyens nécessaires à une action séparée, il est peut-être plus sujet aux accidents et aux hasards de la fortune, mais du moins peut-il s’étendre et s’exprimer. Il peut se développer, croitre au seul vrai sens de ce mot, c’est-à-dire grandir en conscience de sa force, en vitalité et en joie.

Ainsi que Herbert Read le met d’autre part en évidence, telle n’a pas toujours été la définition du progrès :

Beaucoup de gens cherchent la sécurité dans le nombre, le bonheur dans l’anonymat, et la dignité dans la routine. Ils ne demandent rien de mieux que d’être moutons sous un berger, soldats sous un capitaine, serfs sous un tyran. Les quelques individus qui ressentent le besoin de l’expansion personnelle deviennent ainsi les bergers, les capitaines et les meneurs de ces volontaires de la servitude.

Les utopistes autoritaires voudraient donner au peuple les meilleurs des bergers, des capitaines et des tyrans, sous le nom de gardiens, phylarques, samouraïs, etc.

Ces utopies étaient progressives pour autant qu’elles tendaient à abolir les inégalités économiques ; mais elles ne faisaient que remplacer le vieil esclavage économique par un esclavage nouveau. Les hommes cessaient d’être livrés à leurs maîtres ou employeurs pour tomber sous le joug de la Nation et de l’État idéalisés. Cette puissance de l’État, nous la trouvons parfois fondée sur le pouvoir moral et militaire, comme dans la République de Platon ; sur la religion, comme dans la Christianopolis d’Andreae ; ou bien sur la propriété des moyens de production et de distribution, comme dans la plupart des utopies du dix-neuvième siècle. Mais le résultat est toujours le même : l’individu est obligé de suivre un code de lois ou de moeurs artificiellement créé pour lui. Il n’est plus rien.

L’UTOPISTE, TYRAN MALGRÉ LUI

Diderot

Les contradictions inhérentes à la plupart des utopies sont dues à cette manie législative qui est leur péché originel. Les constructeurs de cités imaginaires prétendent donner la liberté aux citoyens, mais la liberté que l’on octroie cesse d’être la liberté ; Diderot est l’un des rares écrivains utopiques qui se soient refusé même le droit de décréter que « chacun fera ce que bon lui semble », car presque tous ses confrères entendent rester seuls maîtres de leurs républiques imaginaires. Ils promulguent « la liberté » sous la forme d’un règlement sans appel. Ils en sont les législateurs, les rois, les magistrats, les prêtres, les présidents d’assemblées nationales. Puis, ayant à leur guise édicté, codifié, ordonné les mariages, les emprisonnements et les exécutions, ils proclament que les gens sont libres de faire tout ce qui leur convient. Il n’est que trop apparent que Campanella s’est glissé dans la peau du Grand Métaphysicien de sa Cité du Soleil, Bacon placé à la tête de sa Maison de Salomon, et Cabet investi de l’omniscience du bon Icar (le législateur d’Icarie). Quand un utopiste possède l’esprit de Thomas Morus, il est du moins capable d’exprimer ses secrètes aspirations avec humour :

Vous ne pouvez vous imaginer combien j’ai pris de carrure, écrivait-il à son ami Erasme, combien j’ai grandi et porte plus haut la tête ! Je me sens à merveille dans mon rôle de souverain de l’Utopie ! Déjà je crois marcher sous le manteau franciscain, couronne d’épis en tête, javelle en main en guise de sceptre, et suivi par un vaste cortège du peuple des Amaurotes.

Une autre contradiction fréquente chez les utopistes consiste à affirmer que les lois édictées par eux sont l’ordre même de la nature et non pas un code arbitrairement constitué. Ils en profitent pour déclarer inviolables leurs constitutions. Mais comment des lois naturelles inviolables seraient-elles constamment violées et méconnues et auraient-elles besoin d’être rétablies par l’autorité humaine ? C’est là ce que nul champion de « l’ordre naturel » n’a su expliquer.

En réalité, les utopistes ne s’occupent guère de rechercher laborieusement les « lois de la nature » par l’étude du monde tel qu’il s’offre à leurs yeux. Ils préfèrent les inventer ; ou encore les exhumer des « archives de la sagesse antique » ; pour certains d’entre eux, comme Mably et Morelly, le code de la nature était celui de Sparte !

MONDES EN UNIFORME

H. G. Wells

Loin de baser leurs projets sur des réalités vivantes et sur les hommes tels qu’ils les connaissent, presque tous les auteurs d’utopies construisent des forteresses d’abstractions. D’où l’atmosphère étouffante qui prévaut dans la plupart de ces mondes en uniforme : les mortels y sont tous taillés sur les mêmes patrons, pourvus de besoins et de réactions identiques, privés des passions et des émotions qui seraient une expression de leur individualité. Cette monotonie se reflète dans tous les aspects de la vie utopienne, des vêtements aux horaires quotidiens, des comportements moraux aux intérêts intellectuels. H. G. Wells l’a fort bien vu :

Dans presque toutes les utopies (à la seule exception, peut-être, des Nouvelles de nulle part) on voit des bâtiments réguliers, mais sans caractère, des cultures parfaites et symétriques, et une multitude de gens, sains, heureux, bien vêtus, mais sans rien qui les distingue les uns des autres. Trop souvent, l’ensemble s’apparente à ces schémas qui donnent la clé des grands tableaux de couronnements, de noces royales, de parlements, de conférences et de rassemblements — genre à la mode sous la reine Victoria. Chaque figurant, au lieu de visage, porte un ovale bien dessiné, avec son numéro d’ordre lisiblement écrit dessus.

Le décor n’est pas moins abstrait que les personnages. L’amour autoritaire de la symétrie conduit les utopistes à supprimer les montagnes et les fleuves, et même à imaginer des îles parfaitement rondes et des canaux parfaitement droits :

Lewis Mumford

Dans l’État national utopien, écrit Lewis Mumford, il n’y pas de régions naturelles. D’où l’absence de ce groupement, également naturel, des populations en villes, en villages et cités, qui constitue le propre de l’homme, au dire d’Aristote. La citoyenneté dans le groupe, qui distingue l’homme des autres animaux, n’est tolérée en utopie qu’au prix d’une fiction selon laquelle l’État lui-même concède au groupe une portion de son autorité omnipotente — de sa souveraineté — lui permettant ainsi d’exercer une activité propre. Le malheur, pour cet admirable mythe, construit à grands efforts par des générations de légistes et d’hommes politiques, c’est que les agglomérations humaines ont précédé de bien loin les États. Il y avait une Rome sur le Tibre longtemps avant qu’il y eût un Imperium romanum ; et la permission gracieuse du gouvernement n’a jamais été qu’un sceau formel, revêtant le fait accompli de l’existence collective.

... Au lieu de reconnaître des régions naturelles et des groupes naturels de population, l’utopie nationale trace à la chaîne d’arpenteur les frontières d’un certain territoire. Là-dedans, tous les habitants seront les membres d’un seul tout indivisible, la Nation, qui est supposée antérieure en droit et supérieure en puissance à tout autre groupe. Telle est la seule formation sociale qui soit officiellement reconnue dans l’utopie nationale. Ce qui est commun à tous les habitants du territoire est censé être de bien plus grande importance que tout ce qui lie spontanément les hommes entre eux sur le plan de la famille, de la cité ou du métier. [3]

PUISSANCE CONCENTRATIONNAIRE DE L’ÉTAT

L’uniformité utopique, liée à l’idée même de perfection, a presque nécessairement pour sanction le pouvoir de l’État idéalisé, qui repose à son tour sur le sentiment national. Quand la propriété privée est abolie en Utopie, ce n’est pas tant pour établir l’égalité des citoyens ou prévenir le pouvoir corrupteur des richesses, que pour anéantir un facteur d’indépendance menaçant l’indivisibilité de la Nation. L’attitude envers la famille est de même dictée par des considérations politiques.

Quand la famille est supprimée, c’est avec la propriété et pour les mêmes raisons. On découvre en elle un facteur d’égoïsme et de décentralisation qui tend à dissoudre la plus grande communauté. Par contre, les partisans de la famille voient en elle la base et l’image de l’État national, sa cellule indispensable, le meilleur terrain de formation pour les vertus d’obéissance et de loyalisme. A leurs yeux, la famille autoritaire est loin de présenter un danger. Elle accoutume les enfants à respecter la majesté et la puissance paternelles. Plus tard, ils se plieront sans murmurer devant le prestige des gouvernants.

Platon

Car un État fort — même « égalitaire » — a besoin d’une classe ou caste dominante exerçant son autorité sur le reste des citoyens. On surprend ici l’inconséquence des bâtisseurs de communautés idéales. Ils prennent grand soin que la propriété ne puisse corrompre ou désunir les dirigeants, les distraire de leurs devoirs, les absorber dans leurs affaires privées. Mais ils n’aperçoivent point, en général, les menaces que l’amour du pouvoir fait peser sur la cité en dressant les chefs les uns contre les autres, et en livrant le commun peuple à leur arbitraire. C’est la grande erreur de Platon, dont les « gardiens » sont investis d’un pouvoir sans limite, alors que Plutarque se rend bien compte des abus qui peuvent naître de l’autorité, mais n’offre à ce sujet aucun remède. Thomas Morus met en avant une conception nouvelle : celle d’un État représentant tous les citoyens, à l’exception d’un petit nombre d’esclaves. Son régime est ce que nous appelons démocratique, c’est-à-dire que le pouvoir est exercé par les représentants du peuple. Mais ceux-ci ne font guère qu’exécuter les lois, dont les principales ont été données au pays par un législateur souverain. Le pays est donc, là encore, administré selon un code qui lui vient du dehors.

Zénon

En fait, l’existence de l’État entraîne celle de deux codes de comportement moral, car il divise le peuple en classes et l’humanité en nations. Le loyalisme gouvernemental constitue ainsi la négation des sentiments de solidarité et d’entraide qui existent naturellement entre tous les hommes. L’État impose certaines normes de conduite envers les citoyens actifs et d’autres à l’égard des étrangers à la nation, « suspects », « esclaves » et « barbares ». Tout ce qui est interdit dans les rapports entre égaux est permis envers ces êtres considérés comme inférieurs. L’utopien classique est obligeant et courtois envers ses pairs, mais impitoyable envers les sous-hommes ; il est pacifique dans son Pays, mais porte à l’extérieur la guerre la plus cruelle. Toutes les utopies qui suivent les traces de Platon admettent cette double morale, et cette duplicité de l’homme. Il est vrai qu’elle est partout dans la société telle que nous la connaissons mais il semble étrange qu’on n’ait pas songé à l’éliminer d’une « société parfaite ». L’idéal universaliste de Zénon qui, dans sa République, proclamait la fraternité des peuples, n’a trouvé que peu d’imitateurs. La plupart des utopies admettent la guerre comme partie intégrante de leur système. A vrai dire, il ne pouvait en être autrement, car l’existence de l’État national engendre immanquablement la guerre.

EXIL DE LA POÉSIE

Les utopies autoritaires ne tolèrent point l’existence de personnalités assez fortes et indépendantes pour concevoir quelque idée de réforme ou de révolte.

L’écrasement de la personnalité y revêt souvent un caractère vraiment totalitaire. Le législateur ou le gouvernement dresse les plans des villes et des maisons ; ces plans peuvent bien refléter les principes les plus rationnels et les meilleures connaissances techniques ; mais ils ne sont pas l’expression organique d’un besoin. Une demeure, comme une cité, quoique faite de matériaux sans vie, n’en incarne pas moins, dans sa diversité vivante, l’esprit de ceux qui l’ont édifiée. La froide raison exclut cette poésie spontanée.

L’État utopien est particulièrement féroce dans l’anéantissement de la liberté chez l’artiste. L’écrivain, le peintre, le sculpteur doivent tous devenir les serviteurs et les agents de propagande de l’État. Sous des prétextes esthétiques ou moraux, toute expansion personnelle leur est interdite, c’est-à-dire, en fait, toute explosion créatrice de liberté. La position d’un régime devant l’art et la poésie est un test que bien peu d’utopies seraient en état de soutenir, et dont Herbert Read a reconnu la grande importance.

Herbert Read

Platon, comme on l’a rappelé trop souvent et avec trop de complaisance, chassait le poète de sa République. Cette République était un modèle trompeur de perfection, modèle sans doute réalisable par quelque dictateur, mais qui ne pourrait fonctionner que comme fonctionne une machine — mécaniquement. Et si les machines fonctionnent mécaniquement, c’est parce qu’elles sont faites de matériaux inorganiques et morts. Pour exprimer la différence entre une société capable de développement organique et un régime totalitaire immobile, vous n’avez besoin que d’un mot : le mot art. Ce n’est que dans des conditions ouvertes, et telles que l’artiste puisse œuvrer librement, que la société elle-même pourra incarner les idées de liberté et de progrès intellectuel qui sont, pour la plupart d’entre nous, les seules vraies sanctions de la vie.

Les utopies qui admettent l’existence de l’art sont celles qui opposent à la conception étatique et centralisatrice l’idée d’une fédération de communautés libres ; celles où l’individu peut exprimer sa personnalité sans être soumis à la censure d’un code artificiel ; celles où l’autonomie n’est pas un terme abstrait, mais se manifeste concrètement dans l’œuvre, que ce soit celle du peintre ou celle du maçon. Ces utopies ne concernent point la structure morte des institutions sociales, mais les valeurs idéales sur lesquelles repose une existence meilleure. Les utopies antiautoritaires sont les moins nombreuses, et les moins influentes sur le public, parce qu’elles ne présentent point de plans tout faits, mais des idées audacieuses et subversives ; parce qu’elles demandent à chacun de nous d’être un « unique », et non pas un numéro parmi beaucoup d’autres ; parce qu’elles ne satisfont pas la paresse d’esprit et le besoin d’irresponsabilité.

Lorsque l’utopie indique le chemin d’une vie idéale sans devenir un plan (c’est-à-dire une machine morte appliquée à, la matière vivante), alors elle est vraiment une force de progrès.


[1Journey through Utopia (Routledge et Kagan Paul, London, 1950) 340 p.
Les sous-titres ne figurent pas dans l’introduction originale que nous traduisons ici intégralement.

[2On s’étonne de voir ici M.-L. B. faire bon marché de l’œuvre de Fourier (N. du T.).

[3Lewis Mumford, The Story of Utopias, New York, 1922.