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Mai 68 : Interview d’un militant ouvrier

jeudi 6 juin 2024, par Chronique syndicale , Sébastien Basson (CC by-nc-sa)

En 1968, Sébastien Basson avait 43 ans, il travaillait depuis une douzaine d’années à Creusot-Loire dans l’usine du « Marais », à Saint-Etienne. Technicien, militant syndical, il nous raconte ici son Mai 68, la grève à Creusot-Loire...

La rédaction

« Le Monde libertaire » : Creusot-Loire, à l’époque, cela représentait combien de salariés sur Saint-Etienne ?
— Sébastien Basson : L’usine de Saint-Etienne a compris, selon les périodes, entre 1 500 et 2 000 salariés. Mais il y avait tout autour des usines importantes dans le bassin stéphanois... Il y avait, un moment donné, 17 000 salariés à Creusot-Loire.

— M.L. : Y avait-il une tradition ouvrière sur Creusot-Loire Saint-Etienne ?
— S.B. : Oui, Creusot-Loire Saint-Etienne c’était les anciennes aciéries fondées en 1870. Il y a eu des périodes relativement calmes, sans trop d’histoires, mais aussi des mouvements sociaux importants avant la guerre de 14-18... Une histoire complexe, car la sidérurgie c’était une situation un peu particulière par rapport au reste de la métallurgie. Mais enfin, l’usine des aciéries, « Baroin » comme on disait à Saint-Etienne, a été présente dans les grèves de 1936... puis les grèves de 1947 et de 1953. Donc, il y avait une bonne tradition de luttes ouvrières à l’usine du « Marais » (Creusot-Loire Saint-Etienne, c’est l’usine du « Marais » située dans le vieux quartier du Marais à Saint-Etienne).

— M.L. : Est-ce qu’avant les mois de mai et de juin 1968, il y avait eu des mobilisations sociales comme à Sud-Aviation à Nantes ?
— S.B. : Après 1953, moment de la grève des mineurs, il y avait eu des débrayages... des actions très locales qui manquaient de cohésion. Mais jamais quelque chose de très important, des débrayages toujours limités dans le temps. Pourtant, pour des objectifs assez primordiaux comme l’augmentation des salaires ou la réduction du temps de travail, ces mouvements n’avaient aucune suite sinon, peut-être, qu’ils constituaient une pression qui contribuait au dialogue.
Parce qu’il y avait beaucoup de discussions, c’était la fin des années 50, l’époque où le patronat pratiquait l’accord d’entreprise. La compagnie des Forges est une des premières à s’ouvrir au dialogue social dans l’entreprise. On discutait beaucoup. Peut-être bien que cette petite guérilla des travailleurs de Creusot-Loire représentait une certaine forme de pression, ce qui permettait de récolter des miettes par rapport aux revendications qui étaient avancées. C’est, je crois, la seule chose qui était possible de tirer de ce genre de luttes revendicatives parfois très folkloriques. Je me souviens d’un débrayage : des ouvriers d’un secteur s’arrêtaient pendant que les autres travaillaient et se baladaient dans l’usine en jouant du tambour ! C’était pas des grandes luttes comme beaucoup de travailleurs auraient souhaité qu’elles se déroulent.

— M.L. : Donc pas d’affrontements majeurs avec le patronat mais une petite guérilla. Pour revendiquer sur des aspects plus quantitatifs que qualitatifs ?
— S.B. : Oui, on y trouvait toute la gamme des revendications : la retraite à 60 ans, les augmentations de salaires, etc. Mais les luttes locales partielles étaient insuffisantes pour faire céder le patronat.
Nous étions nombreux à nous interroger, je me souviens du congrès C.G.T. de Creusot-Loire en mars 1968 (Creusot-Loire Saint-Etienne était structuré en syndicat). La question a été posée de l’efficacité de ces mouvements ou bien de ces grèves nationales saisonnières du printemps, d’automne et d’hiver. Cela ne donnait rien. Au contraire... Aucun mouvement d’ensemble pour défendre la Sécu, déjà menacée !, rien pour contrer le chômage (il y avait à l’époque 500 000 chômeurs, ça nous paraissait énorme). Evidemment on ne savait pas ce qui nous attendait. Il fallait donc un combat d’ensemble de la classe ouvrière... A ce congrès, le représentant C.G.T. de la fédération Métallurgie nous a répondu que c’était faux, que les luttes partielles permettaient d’arracher beaucoup plus qu’une grève générale ! Son intervention a même été publiée quelques jours après dans L’Humanité sur 3 ou 4 colonnes, en réponse à ceux qui préconisent la grève générale. Alors ça voulait dire une chose : que cette question soulevée à la C.G.T. Creusot-Loire avait été posée ailleurs... par beaucoup d’autres, et parfois bien avant 1968. Elle était déjà dans les têtes des mineurs pendant la grève en 1963. Les mecs disaient à l’époque : Il faudrait qu’on s’y mette tous ensemble. En 1963, avant comme après, tout a été fait pour qu’il n’y ait pas de mouvement d’ensemble de la classe ouvrière...


— M.L. : Pour toi, les prémices de Mai 68 s’annoncent déjà dans les années 60 ?
— S.B. : Oui, agir tous ensemble sans savoir comment ça pouvait se faire... La grande leçon de Mai 68, c’est que ce type de mouvement éclate de façon totalement imprévisible. En 1947, c’était les manifestations pour les transports à Marseille ; en 1953, la grève des postiers de Bordeaux, à l’initiative des anars, d’ailleurs. En 1968, c’était l’étincelle du mouvement étudiant. Ça veut dire que personne ne peut le prévoir. Pour obtenir des petites revendications, on peut faire de petits débrayages, mais pour obtenir de grosses revendications il faut qu’il y ait un mouvement d’ensemble...

— M.L. : Comment, après les premières manifestations étudiantes parisiennes, les occupations et les grèves démarrent sur Saint-Etienne ?
— S.B. : La première grande manifestation à Saint-Etienne, c’était à l’occasion de la grève générale du 13 mai qui a eu un succès considérable, une manifestation très importante devant la Bourse du travail suivie d’un défilé en ville.
Pour la première fois au « Marais », on a mis en place des piquets de grève dès le matin. Et la grève a été totale à l’usine. Moi, j’étais partisan du fait : Nous sommes en grève, restons-y ! Mais on a repris le travail le 14 mai. On était quelques-uns, alors, à observer la situation ; si bien qu’on a vu partir les mouvements à Sud-Aviation et ailleurs. De par mon travail, le 17 au matin, j’apprends que Gaz-de-Lacq est en grève, c’était le moment d’y aller, on risquait d’être lock-outer ! Cela n’a pas été facile, deux heures de discussion, il a fallu expliquer aux copains que ce n’était pas une grève comme les autres, ça ressemblait un peu à une aventure.
L’information a circulé... Le 17 mai au soir, toute la métallurgie de la Loire se mettait en grève. On ne peut pas dire que c’était un mouvement spontané ni d’ailleurs télécommandé, cela a montré plutôt le rôle déterminant des syndicalistes de base.

— M.L. : Qui sont ces syndicalistes ?
— S.B. : Des « mensuels », des ouvriers d’âges moyens ; moi j’avais 43 ans, d’autres étaient plus jeunes, mais c’étaient des camarades qui travaillaient dans la boîte depuis pas mal de temps. Nous pratiquions un syndicalisme assez ouvert. On se sentait assez proche idéologiquement : libertaires, militants du P.S.U... On aurait pu être qualifiés de « gauchistes », bien qu’à l’époque ce terme était peu connu ! Il y avait aussi des militants C.G.T. traditionnels mais combatifs...

— M.L. : Vous avez occupé l’usine. Comment étiez-vous organisés ?
— S.B. : La première décision qui a été prise, dès le tout début, a été la constitution d’un comité de grève. Il a connu de suite un certain succès, chaque secteur désignait ses délégués au comité. Il y avait des jeunes, des vieux et des gens auxquels on n’aurait jamais pensé, jamais imaginé voir participer à une action militante.
On s’est organisé en commissions : information, sécurité, ravitaillement, propagande, loisirs également (on a fait venir la Comédie de Saint-Etienne). On organisait des excursions dans les petites usines des environs, qui n’attendaient que notre visite pour se mettre en grève, n’osant pas seules s’opposer aux patrons. Le comité de grève se réunissait tous les jours. C’était vraiment une organisation de la grève par les salariés eux-mêmes. Bien sûr, dans le comité se retrouvaient tous les militants C.G.T., C.F.D.T., F.O., mais aussi de nombreux non-syndiqués.

— M.L. : Quels étaient vos rapports avec les autres, y avait-il des coordinations ?
— S.B. : Il y avait une coordination permanente à la Bourse du travail, une coordination interprofessionnelle mais exclusivement du fait des appareils syndicaux, et non une coordination des délégués de base. Si les syndicats ont manqué le début du conflit, la C.G.T., par exemple, a très vite repris le contrôle du mouvement. Très habilement, ils ont manœuvré. Il fallait que tout rentre rapidement dans l’ordre.

— M.L. : Quelles étaient vos revendications ?
— S.B. : En premier lieu, les salaires, nous revendiquions 160 F par mois pour tous, une augmentation non hiérarchisée, le salaire mensuel garanti à 800 F, le paiement des jours de grève, la réduction du temps de travail de 4 heures (on travaillait 48 heures par semaine), la retraite à 60 ans, la suppression des licenciements pour maladies et accidents parce que ça existait à ce moment-là, le 13e mois, le droit syndical. Mais aussi on revendiquait la suppression des contrats temporaires, la mensualisation des personnels horaires.

— M.L. : Parliez-vous d’autogestion ?
— S.B. : Un militant C.F.D.T. a lancé le débat, mais ça n’a pas eu grand retentissement. Dans notre secteur professionnel, l’autogestion dans le cadre d’une entreprise cela nous paraissait irréalisable, produire pour qui ? Comment ? L’autogestion de toute l’économie oui, mais sur une entreprise cela paraissait un peu farfelu...

— M.L. : Mais vous aviez quand même soin de préserver l’appareil de production ?
— S.B. : Pour une raison de sécurité pure et simple. En sidérurgie, un outil qui se détériore peut être dangereux, notamment au moment de la reprise du travail.

— M.L. : Quelle a été l’attitude des différentes catégories professionnelles ?
— S.B. : C’était une grève ouvrière avant tout, mais la majorité des employés, c’est-à-dire les cols blancs de l’entreprise, se sont joints au mouvement. Par contre, les agents de maîtrise, syndiqués à la C.G.C., étaient violemment contre la grève. Cela faisait bien rire les cadres, qui eux aussi syndiqués à la C.G.C. soutenaient la grève. Il faut dire que ces gens-là ne se mélangent pas, il y avait la petite C.G.C. des agents de maîtrise et la grande C.G.C. des ingénieurs qui eux avaient d’excellents contacts avec nous. On n’a jamais eu d’aussi bon rapports avec les cadres que pendant Mai 68. Ils trouvaient les agents de maîtrise bêtes et réactionnaires, on leur faisait gentiment remarquer que c’était eux qui les avaient nommés ! Alors ça les refroidissait un petit peu !

— M.L. : Pourquoi les agents de maîtrise refusaient-ils de faire la grève ?
— S.B. : C’était un réflexe conditionné chez eux. La grève, ils en avaient horreur, ils ne pouvaient pas admettre de perdre de l’argent, ils étaient du côté du patron, c’était un réflexe primitif. Ne pouvant travailler, l’usine étaient occupée, ils allaient se faire inscrire au siège social de l’usine comme désireux de travailler.

— M.L. : Pourquoi vos rapports avec les cadres se sont-ils améliorés ?
— S.B. : Ce sont des gens intelligents. Comme nous, ils ont été surpris de l’ampleur du mouvement, non seulement à Creusot-Loire mais dans toute la France. Et eux aussi pensaient qu’après ce ne serait plus comme avant...

— M.L. : Quelles ont été vos relations avec les milieux étudiants ?
— S.B. : Il y a eu quelques contacts, quelques discussions à la porte de l’usine, une délégation de grévistes du Marais a participé à un meeting organisé par les étudiants à la Bourse du travail. Mais cela a posé quelques problèmes. Au syndicat C.G.T., il y avait une tendance assez sectaire qui s’opposait à tout contact avec les étudiants.

— M.L. : Comment tu expliques ce refus ?
— S.B. : C’était tout, simplement le résultat de ce que disaient le parti communiste, L’Humanité à propos des étudiants (des « gauchistes », des « provocateurs », des « aventuristes »). On se souvient de ce qui a été dit sur Cohn-Bendit...

— M.L. : Comment s’est déroulée la reprise du travail ?
—  S.B. : Cela n’a pas été facile. Après 4 semaines de grève, à la mi-juin la reprise a été possible à partir du moment où les revendications ont été satisfaites, pas intégralement, mais c’était déjà considérable pour l’époque.
Nous avons obtenu 105 F d’augmentation par mois, 640 F pour le salaire mensuel garanti, le paiement des jours de grève, une réduction du temps de travail. Tout cela n’était pas négligeable quand on voit alors les gains des grèves précédentes. Il est sûr que le « tous ensemble » plus longtemps, plus fort aurait pu nous mener beaucoup plus loin. Les appareils syndicaux ont favorisé la reprise du travail. On peut d’ailleurs remarquer qu’ils invitent souvent les travailleurs à l’action mais dès qu’il y a une lutte importante ils n’ont rien de plus pressé que de faire reprendre le travail pour rétablir la « paix sociale » comme ils disent...
La reprise du travail n’a donc pu se faire que grâce à des magouilles, des manœuvres, par exemple en diffusant des fausses nouvelles : telle entreprise a repris le boulot, alors que c’était faux. Les gens ne voulaient pas reprendre le travail. La grève, c’était la fête.

— M.L. : Les rapports sociaux dans et hors l’entreprise ont-ils changé après la grève ?
— S.B. : II y a eu un changement dans le travail, les rapports hiérarchiques se sont améliorés. Mais cela n’a pas duré longtemps. Les patrons devaient quand même lâcher du lest. Ils ont tiré les leçons de Mai 68 en diminuant le rôle de la maîtrise, en instaurant la participation, l’intéressement aux bénéfices. La vie syndicale a repris son train-train comme avant. Mais après 1974, c’est le déclin, non pas en influence mais en adhésions. C’est de cette époque-là que date le déclin de l’organisation syndicale dans une usine comme le Marais.


— M.L. : Tu as une explication ?
— S.B. : Il n’y en a pas qu’une : l’illusion du « programme commun » (revendiquer c’est bien, la gauche au pouvoir c’est mieux) a sans doute été marquante. Moi, je situe le déclin à ce moment-là, sans peut-être pouvoir tout expliquer, c’est une constatation. Pour les changements hors de l’entreprise, la question est difficile, il faudrait observer les choses de plus haut, de plus loin, peut-être, pour se rendre compte. Pour résumer, je dirais grâce aux luttes des femmes : l’extension des libertés individuelles. Je pense que ça c’est le résultat de Mai 68.

Propos recueillis par « Chronique syndicale »