Dans une collection d’affiches de la CNT-AIT espagnole, il en existe une ayant comme sujet une voiture de luxe. S’il n’y avait pas eu les acronymes du mouvement anarcho-syndicaliste, on eut pu croire qu’il s’agissait d’une publicité du genre de celle imprimée sur papier couché et en polychromie que distribuent les représentants de voitures de haut de gamme. Suffit-il de quelques lettres « magiques » pour transformer un message publicitaire en propagande politique ou, mieux encore, en signe artistique ? La réponse à cette question rhétorique est sans doute négative. Et pourtant ! Mis à part le petit frisson agréable que la plupart d’entre nous ressentent en découvrant un « A » cerclé ou tout autre symbole ou sigle connu dans un tableau d’auteur, quel est l’élément déterminant qui fait d’une toile une œuvre « anarchiste » ? Là je pense que, faute d’une méthodologie ou d’un paramètre bien défini, les réponses varieront.
Comme il n’existe pas une esthétique officielle ni officieuse de l’anarchisme, je rends hommage à André Reszler [1] d’avoir essayé d’en dégager une. Celui-ci, cependant, a surtout épluché les textes des théoriciens dont la formation était extra-artistique. À propos de Proudhon, un de ses points de repère, Champfleury n’a-t-il pas dit qu’il n’était pourvu d’aucune sensibilité artistique ? Et Courbet [2] ne s’est-il pas vanté d’avoir fourni à Proudhon d’innombrables pages de notes pour qu’il pût bâtir son argument ? Kropotkine, par ailleurs, était un scientifique, et dans le domaine de l’imaginaire artistique on ne peut lui accorder qu’une « autorité » morale et toute théorique. Ne vaudrait-il pas mieux demander aux artistes anarchistes ce qu’ils pensent de l’art « anarchiste », en admettant que celui-ci existe ?
Je me suis sans doute égaré moi-même lorsque j’eus à organiser, il y a une douzaine d’années, une exposition [3] tant soit peu suffisante, puisqu’elle n’aurait pas pu être exhaustive, de la geste anarchiste à travers les temps. J’avais arbitrairement décidé que l’art anarchiste n’existait pas, mais qu’il existait des œuvres inspirées de l’anarchisme, imprimant ainsi à cette exposition [4] une dimension historique et documentaire qui se voulait une illustration de l’anarchisme dans son ensemble, toutes tendances confondues. Il y avait une abondance d’autoportraits de Camille Pissarro ou de portraits de Félix Fénéon. Qu’est-ce que cela pouvait bien avoir d’« anarchiste » ? Il fallait considérer cela tout simplement comme une galerie de têtes de militants, une iconographie systématique, et il n’était pas indifférent pour la postérité de savoir que l’anarchiste Fénéon avait été portraité par Émile Compard aussi bien que par Sacha Guitry, par Severino Rappa aussi bien que par Henri de Toulouse-Lautrec, par Théo Van Dongen aussi bien que par Maximilien Luce, et j’en passe, mais surtout par Paul Signac. La question est de savoir si on le peignait parce qu’il était beau, ou parce qu’il était anarchiste, parce que c’était un ami qu’on aimait ou un critique qu’on admirait, ou pour qui on nourrissait de la reconnaissance parce qu’il avait contribué à faire connaître l’œuvre de tel ou tel artiste. Doté d’un flair infaillible, il est évident que Fénéon a été l’exégète ou le mentor de plusieurs générations d’artistes, impressionnistes ou néo-impressionnistes, symbolistes ou nabis, pointillistes ou fauves, ou autres choses encore.
Pissarro, peint par ses enfants, par Gauguin, Cézanne, Luce, Piette, Forain, etc., le fut-il parce qu’il était anarchiste ou parce qu’il était Juif, parce qu’il était « le père de l’impressionnisme » ou un grand protecteur des jeunes artistes ? Ou pour d’autres raisons encore ? Signac l’appela « Maître » toute sa vie, lui qui l’avait sans doute dépassé.
Pour en revenir à l’exposition mentionnée, l’on me fit également remarquer qu’il y avait une surabondance de reproductions de Flavio Costantini, lequel n’était « plus » anarchiste ou n’avait jamais été militant. La question me parut si secondaire que même lorsque notre amitié [5] se développa, je ne la lui posai jamais. Il a conféré une telle expressivité à la technique de la gouache, que la touche est inimitable et cela me semble plus important qu’une profession de foi politique (mis à part le fait qu’il soit devenu une sorte de « chantre de l’anarchie »). Mais, à propos, parlons un peu de la foi politique des artistes « anarchistes » et examinons jusqu’à quel point celle-ci a affaibli leur art.
Michel Ragon nous a montré comment Courbet a édifié, grâce à Baudelaire et à Proudhon, une théorie du réalisme pictural. Courbet écrit à propos de Proudhon : Nous faisons ensemble une œuvre importante qui rattache mon art à sa philosophie et son œuvre à la mienne.
[6] Lorsque Sur le principe de l’art et de sa destination sociale paraît, le peintre en envoie un exemplaire à ses parents en leur disant : C’est la chose la plus merveilleuse qu’il soit possible de voir et c’est le plus grand service et le plus grand honneur qu’un homme puisse souhaiter dans son existence
[7]. Acquis à la cause proudhonienne, Courbet va désormais s’y dévouer corps et âme, même si cela lui coûtera la prison, d’abord, et la mort en exil, ensuite. Courbet réussit à vivre de sa peinture, sans céder au compromis et fit l’art qu’il voulait faire. Il écrit à son ami montpelliérain, le peintre Bruyas : une cause sainte et sacrée qui est la cause de la liberté et de l’indépendance, cause à laquelle j’ai consacré ma vie entière ainsi que vous
[8]. Courbet fut nommé Président des Arts lors de la Commune de Paris de 1871 et compta parmi ses collaborateurs des artistes tels que Corot, Daumier, Millet et Manet. Il se comporta en libertaire. Je croyais que pour faire une révolution sociale il n’était pas besoin de faire aucune violence ni aucune exaction de quelque ordre que se soit
[9], et fidèle à ses principes s’opposa toujours aux décrets violents. Une des premières mesures qu’il adopta fut celle de préserver les œuvres d’art du Louvre et de tous les autres musées parisiens ; une autre, fut celle de prôner l’indépendance des artistes vis-à-vis du pouvoir. Les statuts des Fédérations artistiques de la Commune se font l’écho des idées de Courbet et de Proudhon et peuvent nous servir encore d’exemple aujourd’hui. Tout en croyant à la fonction sociale de l’art, les tenants de la Commune font preuve d’une sensibilité extraordinaire du point de vue anarchiste aussi bien que du point de vue artistique. Ils mettent en question jusqu’à l’enseignement de l’Ecole des beaux-arts : L’art étant l’expression libre et originale de la pensée, il en résulte, du point de vue de l’enseignement, que toute direction officielle imprimée au jugement de l’œuvre est fatale et condamnée ; qu’elle ne peut même appartenir à une majorité artistique, puisque, admettant même cette direction comme bonne, elle tend néanmoins à détruire l’individualité.
[10]
Le réalisme de Courbet est loin, on le voit bien, du réalisme socialiste de type stalinien. Benito Recchilongo l’a bien fait remarquer [11] : ce que Courbet nous propose, c’est un atelier de la Renaissance plutôt qu’une nouvelle école
.
Quelques années après la mort de Courbet, en pleine époque impressionniste, les anarchistes sont légion chez les peintres. La revue L’Art social se voudrait une sorte d’« académie » de l’anarchie. Camille Pissarro, militant toute sa vie, collaborateur et souscripteur des publications anarchistes, propagandiste au sein de sa propre famille, à tel point que ses enfants deviendront tous peintres et tous anarchistes, ne s’associe cependant pas à L’Art social. Bien au contraire, il déclare : Ce serait une erreur dans laquelle sont trop souvent tombés les révolutionnaires les mieux intentionnés, comme Proudhon, que d’exiger systématiquement une tendance socialiste exacte dans l’œuvre d’art, parce que cette tendance se retrouvera beaucoup plus forte et éloquente auprès des esthéticiens purs, révolutionnaires par tempérament, lesquels s’éloignant des chemins battus, peignent ce qu’ils voient, tel qu’ils le sentent et donnent inconsciemment, très souvent, un sacré coup de pioche au vieil édifice social.
[12] Si, dans l’art, Pissarro pense que le côté esthétique doit avoir le dessus, il n’en est pas de même dans la vie quotidienne. Dans une lettre d’Eragny à son fils Lucien qui se trouve à Londres, Camille écrit : On m’a envoyé – je ne sais qui – le bouquin de Kropotkine. Je te l’envoie. Je t’envoie aussi La Révolte qui te fera voir quelques côtés nouveaux des événements récents. Pouget et Grave ont été arrêtés dans la rafle que l’on a faite parmi les compagnons, en vertu des lois que même les journaux bourgeois commencent à croire imprudentes. La république, parbleu, défend ses capitalistes, c’est compréhensible. Il est facile de se rendre compte que l’on est en pleine révolution – et cela menace de tout côté. Les idées ne s’arrêtent pas aux lois.
[13] Lucien répond à son père avoir reçu le livre de Kropotkine et être en train de le lire et déclare : C’est fort bien et cela est en rapport avec ce que nous disons aujourd’hui.
[14] Il lui raconte ensuite avoir été à Hyde Park le Premier Mai et avoir assisté à la commémoration qu’en faisait Louise Michel.
Le plus militant des fils Pissarro (et sans doute le plus doué d’entre tous comme peintre), Lucien collabora régulièrement à la presse anarchiste, mais ne partageait pas la conception de l’art « engagé ». Il eut à dire : Je ne vois pas du tout le paysage anarchiste ! Ou plutôt, je le vois clairement mais non par le choix du sujet. Corot, Monet, Pissarro l’ont peint, l’interprétant de manière nouvelle et démolissant par là-même les conventions esthétiques dominantes.
[15] Entre père et fils, il y avait une totale communion d’idées sur l’art aussi bien que sur la politique. L’influence, d’ailleurs, n’était pas à sens unique et ce fut le fils qui convertit le père (grâce aux conversations avec Signac et Seurat, qu’il lui avait présentés) au divisionnisme, ne serait-ce que pour une courte période.
Signac adhéra dans sa jeunesse au mouvement anarchiste et y resta attaché jusqu’à sa fin. Il se rendit toujours disponible, artistiquement et financièrement, et nous laissa quelques « belles » pièces à conviction de sa « foi » anarchiste dont la Destruction de l’État, Le démolisseur et Au temps d’harmonie, vision idyllique de la société future située dans le cadre somptueux de Saint-Tropez et dont le vrai titre devait être Au temps d’Anarchie. La cohérence anarchiste de Signac fut d’ailleurs supérieure à celle de Jean Grave et de Pierre Kropotkine, qui acceptèrent de patronner l’intervention en guerre contre l’Allemagne, ce que le peintre ne manqua pas de reprocher à Grave avec beaucoup de tact et bien a posteriori, de la manière suivante : Pour ma part je suis resté avec les mêmes idées que vous m’avez mises au cœur et en tête, et j’ai préféré croire que, pris dans les remous de la tourmente, vous aviez eu une heure d’erreur plutôt que de supposer que vous vous étiez trompé – involontairement – pendant trente ans. Le changement de mon grand ami Verhaeren, Luce refusant de signer l’hommage à Romain Rolland – mon ami jean Grave admettant la guerre ! L’écroulement de tout ce à quoi je croyais. Le coup fut rude : pendant trois ans je n’ai pu peindre.
[16] Ce qui montre que parfois l’artiste voit plus clair que le militant chevronné, même dans les questions politiques, alors que lorsque les théoriciens ont voulu se mêler d’art, ils ont fait souvent fausse route.
Maximilien Luce, malgré le fait qu’il militait depuis environ vingt ans dans le mouvement anarchiste et qu’il avait procuré au Père peinard plus de 200 gravures, flancha lors de la Grande Guerre, encore que s’il refusa, d’une part, de s’associer à la déclaration de solidarité avec Romain Rolland, il ne signa pas non plus le « Manifeste des Seize ». Signac pardonna à Luce et le remplaça comme président à la Société des artistes indépendants (dont il était déjà depuis longtemps vice-président) lorsque celui-ci démissionna en 1934.
Signac, malgré ses clins d’œil à l’anarchie comme sujet d’art, n’en pensera pas moins que le peintre anarchiste n’est pas celui qui représentera des tableaux anarchistes, mais celui qui, sans souci de lucre, sans désir de récompense, luttera de toute son individualité contre les conventions bourgeoises officielles par un apport personnel. Le sujet n’est rien, ou du moins qu’une des parties de l’œuvre d’art, pas plus important que les autres éléments, couleurs, dessin, composition.
[17] Même Théophile-Alexandre Steinlen, qui illustra L’Assiette au Beurre, la Rue, La Feuille, La Révolte et plusieurs livres et brochures de Kropotkine, Reclus, Faure, Grave, Rictus, Bruant, Lemonnier, Malato, Zo d’Axa, formula des réserves à l’utilisation du dessin, dans un but de propagande. En 1912, il écrivit en effet à Jean Grave : J’ai vainement essayé de réaliser un dessin pour ce que vous me demandez, je ne m’en tire pas. Je ne vois pas le joint qui permettrait de faire un dessin et non un rébus.
[18] Ce point de vue formaliste était partagé par Théo Van Rysselberghe, un autre anarchiste de cette époque : Un dessin quelconque, mais ayant un intérêt purement plastique, a suffisamment sa raison d’être s’il a quelque valeur ; il aura son rôle éducateur autant, sinon mieux, qu’un dessin à signification littéraire ou philosophique.
[19] En feuilletant la presse anarchiste de la Belle Époque, on pourrait trouver autant de témoignages en ce sens chez les symbolistes (notamment Jan Toorop et son Anarchie), les nabis (Félix Vallotton et ses bois gravés de sujets anarchistes), les cubistes (avec Le Meeting anarchiste de Barcelone par Picasso [20]), les futuristes (surtout Carlo Carrà, illustrateur de notre presse et auteur du célèbre I Funerali dell’anarchico Galli), l’abstraction (avec l’anarchiste tchèque Kupka [21] illustrateur de Reclus et Kropotkine et ami de Ferrer), les dadaïstes (notamment Man Ray [22]) , les surréalistes (Arturo Schwarz, José Pierre et moi-même [23] en avons traité ailleurs) et ainsi de suite.
Le cadre de ce colloque n’est pas tel que l’on puisse établir un inventaire, même approximatif, de l’apport des artistes à la cause de l’anarchisme. Le moment est venu de dégager quelques idées maîtresses nous permettant d’établir des distinctions utiles entre l’art politique, social ou engagé, et le formalisme, qu’il faut cesser de croire contradictoires. Si ma propre vision historiographique d’il y a une dizaine d’années [24] était trop réductive, mais, par ailleurs, cause involontaire d’un malentendu avec Arturo Schwarz lors du colloque « Art et anarchisme » tenu à Venise [25] en septembre 1984, je crois l’avoir enrichie d’une nouvelle composante, celle de « l’intentionnalité » que j’ai ajoutée à mon point de vue à la suite d’une longue conversation avec le réalisateur cinématographique brésilien Carlos Reichenbach [26]. C’est ainsi que plusieurs œuvres, dont le sujet n’est pas apparemment anarchiste peuvent le devenir si leur auteur a voulu qu’il en soit ainsi puisqu’il attribue un sens « anarchiste » à la combinaison des couleurs, des formes des signes et des symboles présents. Si on en revient à l’affiche que je mentionnais au début, mais en y insufflant la composante de « l’intentionnalité », on en arrive peut-être à concevoir d’une manière différente cette voiture, par exemple admirer le caractère sculptural de la carrosserie, ou concevoir le raffinement du profil ou du gabarit comme une glorification du travail, ou encore le message politique selon lequel le syndicat des travailleurs de l’automobile est dans les mains de la CNT-AIT.
L’intentionnalité peut être une clé séduisante d’approche à l’art, mais encore faut-il la mettre en perspective à la lumière de la théorie de la « réception ». Ce sera le sujet d’un autre entretien. En attendant, il s’agit de décider quelle serait l’attitude souhaitable de l’artiste anarchiste. Sans doute celle d’un artiste indépendant, hétérodoxe, ouvert à la nouveauté, toujours prêt à se mettre en question. Une attitude de genre Dada, typifiée par la position philosophique d’un Tzara ou d’un Feyerabend, ou par la pratique d’un Jean-Jacques Lebel [27] (pour ne citer qu’un Français) qui a vécu l’aventure surréaliste, le néodadaïsme, le happening, la poésie sonore, l’art-action, etc., et est prêt à partir, j’imagine, pour de nouvelles expériences. [...]