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Ettore Molinari

mardi 2 juillet 2024, par Luigi Fabbri (CC by-nc-sa)

Les journaux italiens du 11 novembre ont annoncé brièvement que dans la soirée du 9 était mort, à Milan, d’une crise d’angine de poitrine, le Dr Ettore Molinari, professeur de chimie technologique à l’École polytechnique de celle ville, et aussi de mercurologie et de chimie industrielle à l’Université commerciale Bocconi et à l’Institut supérieur pour le commerce extérieur à Brescia.

Quinze jours auparavant, les mêmes journaux avaient donné un compte rendu d’une commémoration, faite par le Prof. Molinari en présence, des plus illustres personnalités de la science et de la chimie, en l’honneur du Professeur Roberto Lepetit à Milan.

Cependant, aussi bien dans la première information de la presse que dans la dernière, il y avait tant de sobriété dans les notes et les commentaires, que le lecteur aurait pu penser que le personnage qui venait de disparaître, n’était qu’une figure secondaire et assez effacée de la science italienne. En réalité, celui qui s’était éteint prématurément — il était né à Crémone le 14 juillet 1867 et avait donc à peine 59 ans — dans la pleine maturité de son intelligence, occupait en Italie, dans le domaine de la science chimique, incontestablement la première place et était considéré comme étant un des plus savants chimistes du monde. Lorsque, en 1921, il publia l’édition anglaise de son œuvre la plus importante, les journaux américains, entre autres, disaient qu’il était surprenant qu’un Italien pût éveiller un si vif intérêt dans le domaine des industries chimiques de nations comme les États-Unis, l’Angleterre et la France, pays dans lesquels tant d’industries ont pris un développement si intense.

Le Prof. Filippo Bovini, élève, collaborateur et ami du savant disparu, a publié à Milan une courte biographie de Molinari, se bornant, et pour cause, à relever uniquement la partie de sa vie qui intéresse la science. J’en extrais brièvement les points les plus saillants.

Ettore Molinari fut reçu docteur en chimie pure à Zurich, en 1887. Il compléta ensuite ses études en Allemagne et en Angleterre comme assistant dans les laboratoires d’Heidelberg (1889) et de Londres (1890)  ; puis il retourna, en 1892, en Italie, où il fut, à la Regia Scuola Superiore di Agricoltura de Milan, l’assistant et le collaborateur du Prof. Körner, jusqu’en 1894. Ensuite, pendant quelques années, il abandonna l’enseignement, parce qu’il avait assumé le poste de directeur chimique de la teinturerie de laines Rossi, à Schio.

Celle déviation de la chimie pure à l’application pratique — fait remarquer le Prof. Bovini — correspondait aux principes de la nouvelle activité de Molinari comme
technologue-chimiste, activité dans laquelle il a tant excellé plus tard.
Au bout de sept ans, il retourna à Milan, où il fut nommé, après concours, directeur du laboratoire chimique de l’Ecole d’encouragement des Arts et des Métiers. Là, dit M. Bovini, il reprit ses études de laboratoire par des travaux importants sur la composition des explosifs, sur la constitution des acides gras, en étudiant plus particulièrement l’action de l’ozone sur les combinaisons multiples, découvrant ainsi une différenciation importante entre les doubles et les triples liaisons. Entre temps il fut nommé professeur à l’Université de Bocconi ; et quand mourut le professeur Gabba, il fut appelé également à lui succéder à la chaire de chimie technologique à l’Ecole Royale de technologie de Milan.

Il occupait également des places importantes comme directeur technique, conseiller ou organisateur dans des établissements, fabriques et travaux chimiques, ou connexes à la chimie. On lui doit, enfin, l’idée et l’organisation du grand institut de perfectionnement de chimie industrielle, Giuliana Ronzoni, lequel s’élève à Milan dans la nouvelle Città degli Studi actuellement en construction : institut unique en Italie et pouvant concurrencer, s’il est achevé selon le projet dressé par Molinari, les plus puissantes institutions de science industrielle d’Allemagne.

Une cinquantaine de publications scientifiques de Molinari ont été traduites en plusieurs langues, spécialement en Allemand. Mais son œuvre la plus importante et ayant une renommée mondiale est son grand Traité de Chimie générale et appliqué à l’industrie (Edit : : Hoepli, à Milan), dont la première édition parut mi 1905 et qui est aujourd’hui à sa cinquième édition pour la Chimie des corps inorganiques et à la quatrième pour les corps organiques. L’œuvre s’est élargie et compte actuellement quatre gros volumes. Cette œuvre est un recueil de tout ce que la science de l’industrie chimique a réalisé jusqu’à nos jours d et a été traduite en français, anglais, allemand et espagnol. L’édition française a été publiée chez l’éditeur Dunod, à Paris (1920-23).

D’Ettore Molinari comme professeur ne pourront parler que ses élèves et ses collègues  ; je sais seulement que tous ceux-là l’aimaient infiniment et sentaient pour lui une estime et une vénération touchantes. Il avait passé le dernier jour de sa vie précisément dans son école à Milan et il y avait assisté à un Conseil de professeurs. Le soir il mourut subitement.

Pourquoi a-t-on, malgré les hauts mérites de cet homme, si peu parlé de lui  ? Pourquoi n’a-t-on pas même osé annoncer l’heure de ses funérailles  ? La raison en est vite formulée : Ettore Molinari était non seulement un savant, il éatit aussi un révolutionnaire et un anarchiste. Et si l’on se rappelle les jours passés en Italie et à Milan an début de novembre 1926, immédiatement après l’atfentat de Bologne contre Mussolini, on comprendra facilement tout le reste. Seuls les médecins pourraient dire enfin combien les événements de ces jours ont pu contribuer à briser ce noble cœur, trop malade déjà depuis quelque temps.

Luigi Fabbri

L’anarchiste Ettore Molinari est, à dire vrai, la figure que j’ai connue le mieux. J’étais son ami depuis plus de vingt ans et je me souviens de lui avec des sentiments d’affection, d’admiration d et de profond regret. Je me rappelle nos discussions si cordiales et pourtant si vives, soit dans la quiétude de son studio, soit dans les réunions et les congrès anarchistes. Il aimait passionnément nos idées, il y est resté fidèle jusqu’à sa mort, d’une fidélité qui commence à devenir une qualité assez rare, par trop, en Italie et aussi ailleurs !

Ettore Molinari entra dans le mouvement révolutionnaire à la fin de ses années de jeunesse, en étant encore étudiant. Nous trouvons son nom parmi les délégués d’un Congrès du Parti ouvrier, dans la minorité anarchiste, avant 1890. Max Nettlau raconte, dans la Revista Blanca, l’avoir connu, au Congrès Socialiste international de Paris, en 1889. Peu après, Molinari était à Londres l’ami de Malatesta, Kropotkine et d’autres réfugiés, et sa présence en Angleterre comme chimiste anarchiste préoccupait quelque peu la police anglaise. Il prit une part active au mouvement, et c’est à cette époque qu’il écrivit son étude remarquable : La querra all’ oppressore, dans laquelle il mettait ses connaissances en chimie au service de la Révolution.

ll fut ensuite, pendant une année ou deux, à Paris, et y vécut d’ans le milieu de la Révolte, où il connut Grave, Reclus et tant d’autres. Retourné en Italie, à Milan, pendant quelque temps, il y coopérait au mouvement anarchiste qui commençait alors à s’étendre grâce à la propagande du grand orateur qu’était Pietro Gori. Durant la période de réaction de Crispi et de Pelloux, dans les années suivantes, de 1894 à 1900, Ettore Molinari se trouvait à Schio absorbé par son travail professionnel ; mais à peine retourné à Milan, en 1901, il se jeta de nouveau dans la mêlée, en 1901, en collaborant à la fondation (je crois même qu’il était le fondateur principal) du périodique anarchiste milanais Il Grido della Folla (Le Cri du Peuple, 1902-1906). En 1906, il fonda lui-même, d’accord avec un groupe d’amis, l’autre journal : La Protesta Umana, donnant à ce périodique une direction très sérieuse de discussion et de doctrine, en sorte qu’il avait presque davantage le caractère d’une revue que d’un journal.

Le programme de la Protesta Umana était environ le même qu’avait pris la Révolte de Paris dans les deux ou trois dernières années : communiste-anarchiste, avec quelques tendances individualistes, hostile à l’organisation d’un parti et méfiant à l’égard de l’organisation syndicale. Je n’étais pas d’accord avec une telle direction, et j’ai eu à cette époque plusieurs polémiques avec ce journal, ce qui ne m’a empêché d’y collaborer quelques fois et surtout de rester personnellement l’ami de ses rédacteurs, notamment d’Ettore Molinari qui, de son côté, ne refusait pas non plus sa collaboration à des campagnes de tendances diverses, s’il les jugeait utiles.

Ainsi, par exemple, collaborait-il plus tard au périodique Votontà d’Ancona, journal fondé par Malatesta avec un programme d’organisation ; il y collaborait précisément dans la période de la neutralité italienne (1914-15) en participant activement à la propagande contre la Guerre et contre l’intervention, questions sur lesquelles il se trouvait d’accord avec la grande majorité des camarades anarchistes italiens de toutes tendances. Ses pensées à ce sujet correspondaient à celles d’Enrico Malatesta dont les correspondances de Londres, à cette époque, furent divulguées aussi parmi les anarchistes français.

Etant très modeste, le nom de Molinari n’apparaissait qu’assez rarement au public. Néanmoins son influence se faisait fortement sentir dans tout le mouvement anarchiste, spécialement dans l’Italie du Nord, et plus particulièrement à Milan. Là il assista fréquemment à des réunions, des manifestations, à des commissions avec d’autres camarades. C’est lui qui, en 1909, a voulu essayer de transformer la Protesta Umana, en quotidien, mais cette première tentative ne fut pas couronnée de succès. De son active collaboration aux journaux, à cette époque, ont, pris naissance deux brochures, la première : Verso l’Anarchia, avec une préface critique de Kropotkine, tendant à démontrer la possibilité et la nécessité d’une révolution libertaire ; la seconde, en collaboration avec « Ireos » sur les colonies communistes, dont les auteurs démontraient l’inconsistance pratique.

Après la guerre, en 1919, Ettore Molinari recommença à suggérer aux anarchistes l’idée qui lui avait souri pendant tant d’années déjà, de publier un quotidien libertaire et révolutionnaire. Il réussit à vaincre la résistance de quelques amis sceptiques ou hostiles, à persaduer la majorité des camarades, y compris Malatesta, se mit d’accord avec des anarchistes de toute tendance, écrivit, convoqua des réunions, organisa des collectes d’argent, et eut, à la fin, la satisfaction du succès. Le 27 février 1920 parut le premier numéro du quotidien anarchiste Umanità Nova, dirigé par Enrico Malatesta, qui fut publié à Milan pendant plus d’une année et fut ensuite, après la destruction fasciste de mars 1921, transféré à Rome, pour être définitivement détruit et supprimé par le Gouvernement, lors la « Marche sur Rome » d’octobre 1922. Ettore Molinari collabora presque constamment et de façon abondante à l’Umanità Nova, aussi longtemps que celle-ci fut publiée à Milan. De cette collaboration a été recueillie en petit volume, une série d’articles sur l’approvisionnement en vivres et en matières premières en temps de révolution, articles dans lesquels Molinari mit à profit, pour la solution de cet important problème, ses vastes connaissances de savant (Fattori economici pel trionfo della Rivoluzione Sociale, Milano, 1920).

Benito Mussolini, Cesare Maria de Vecchi et Michele Bianchi avec les chemises noires durant la marche en 1922.

Après la destruction définitive du journal Umanità Nova, Ettore Molinari parait être devenu un peu pessimiste. Il voyait la réaction progresser, et son esprit lucide ne lui permettait pas de se faire les illusions où tant d’autres se laissent prendre. Du reste, ce pessimisme (tout à fait relatif, c’est entendu) se manifesta chez lui tout à la fin de 1920, lorsqu’il vit se terminer d’une façon lamentable l’occupation des fabriques qui s’était faite au mois d’août, et en qui son enthousiasme avait mis tant d’espoir.

Quant à la grande espérance, l’espérance dans le triomphe des idées de liberté et de bien-être pour tous, elle restait, naturellement, forte et inébranlable en lui, comme elle l’est restée en nous ; mais, incontestablement, le jour de la victoire s’était éloigné, pour le moment.

La vie d’Ettore Molinari se déroulait, ces derniers temps, dans la retraite, consacrée au pur travail, entre les leçons qu’il allait faire, trois ou quatre jours par semaine, à l’Université, et les soins assidus qu’il donnait à l’agriculture, à ses expériences de culture rationnelle et intensive dans une ferme sur le lac de Garde. C’était certainement son intention de donner une démonstration pratique de la possibilité d’extraire de la terre tous les moyens d’existence, au cas où les circonstances (comme par exemple lors d’une révolution) empêchent la fourniture de vivres et de matières premières venant de l’extérieur.

Et, certes, c’était là pour lui une autre manière de continuer à combattre pour l’idéal de la rédemption de l’Humanité, synthétisé dans le mot d’« anarchie » et qu’il a aimé fidèlement toute sa vie.