Un ami m’écrit que le Popolo d’Italia, en parlant de mon opinion sur la situation actuelle et sur la conduite à suivre par les révolutionnaires, me dit en contradiction avec moi-même, parce que s’il est vrai, comme je le pense, que la défaite de l’Allemagne pourrait faire éclater la révolution dans ce pays, le devoir des révolutionnaires d’aider à réaliser cette défaite devient évident.
Permets-moi de répondre.
La révolution en Allemagne pourrait parer aux tristes effets qui, autrement, découleront de la guerre, quelle que soit la nation victorieuse, et déterminer un changement radical dans toute la constitution politico-sociale de l’Europe ; et cette révolution n’apparaît possible qu’au cas d’une défaite retentissante de l’empire allemand. Or, par ce que je sais de la situation et de l’état d’âme actuels de l’Angleterre et de la France, il me semble que la défaite de ces pays, bien loin de provoquer un mouvement révolutionnaire, ne ferait qu’accroître la fièvre patriotique et seconder les visées des réactionnaires et des militaristes. C’est pourquoi je souhaite la défaite de l’Allemagne.
Mais il n’est pas dit qu’il soit toujours utile de coopérer à déterminer ce que l’on peut souhaiter, car souvent une chose ne vaut qu’à condition de ne rien coûtée ou tout au plus de coûter matériellement et moralement moins de ce qu’elle vaut.
Certes, rien dans la nature et dans l’histoire n’est absolument équivalent et chaque événement peut agir en faveur ou contre les fins que l’on se propose. Ainsi a-t-on en toute circonstance un choix, un souhait à faire, sans qu’il faille toujours pour cela abandonner sa propre voie et se mettre à favoriser tout ce que l’on estime pouvoir indirectement être utile. Nous pouvons, par exemple, souhaiter voir arriver au pouvoir un ministère plutôt qu’un autre — un ministère de réactionnaires imbéciles et aveugles plutôt que composé d’hommes intelligents plus habiles à illusionner et tromper les travailleurs. Mais à quoi nous servirait l’insuffisance et l’aveuglement d’un ministère, si pour le maintenir au pouvoir il nous fallait devenir nous-mêmes des soutiens du gouvernement ?
La brutalité de la police peut, en certains cas, provoquer une insurrection libératrice, mais seulement si l’esprit public est habitué à résister aux violences de l’autorité. Le développement du système capitaliste peut, dans un certain sens, servir aux fins d’émancipation du prolétariat, mais si les Prolétaires se mettent à seconder les efforts des capitalistes, ils finissent par perdre la conscience de leur position et de leurs intérêts et deviennent incapables de s’affranchir, comme nous le démontre l’histoire de certaines organisations ouvrières en Angleterre et ailleurs.
Et l’on pourrait multiplier les exemples. Pour faire la révolution et surtout pour faire en sorte qu’elle ne se résume point en une explosion de violence sans lendemain, il faut des révolutionnaires ; et si ceux-ci commencent à mettre de côté leurs idées et les intérêts bien spéciaux qu’ils représentent, et se solidarisent avec la cause des classes dominantes de leur pays et se dépensent pour les aider à vaincre, ils renoncent non seulement à profiter des situations révolutionnaires susceptibles de se produire pendant ou tout de suite après la guerre, mais font montre de considérer eux-mêmes comme utopique et absurde le programme qu’ils préconisaient auparavant et se ferment la voie à toute action efficace à venir.
Il y a des gens, encore attachés aux anciens préjugés de race et de nationalité, qui sont disposés à sacrifier toutes les plus hautes idéalités pour le plaisir de savoir qu’un pays est opprimé et dépouillé par des hommes parlant leur propre langue plutôt que par des hommes parlant une autre langue ; et ces gens ont raison d’appuyer les intérêts de l’un ou l’autre gouvernement, s’ils croient de la sorte servir leurs aspirations.
Mais pour ceux qui placent au-dessus de tout la cause de la liberté, de la justice et de la fraternité humaine, il ne saurait y avoir de doute. Au milieu du déchaînement des plus féroces passions, lorsque les masses ignorantes sont entraînées par les suggestions mauvaises des classes privilégiées à s’entr’égorger entre frères, ils doivent plus que jamais invoquer la paix entre les opprimés et la guerre aux oppresseurs et refuser tout accord, toute soumission à leurs adversaires.
Et cela est vrai pour les républicains, lesquels ne devraient jamais, et d’aucune façon, suivre la monarchie ou l’inciter à faire ce qu’ils croient bien, pour qu’elle acquière ainsi nouvelle force et nouveau prestige. C’est d’autant plus vrai pour les socialistes, lesquels reconnaissent dans chaque pays l’existence de deux classes, deux « nations », l’une soumise à l’autre, qui sont ou qu’il faut rendre irréconciliablement hostiles. Mais c’est encore plus vrai pour les anarchistes, voulant détruire toute espèce de régime autoritaire et de préjugés et réaliser la fraternité de tous les êtres humains dans la liberté et la solidarité.
D’ailleurs, mon espoir d’une révolution en Allemagne n’est... qu’un espoir d’autant moins sûr que les socialistes allemands avec l’idée de sauver la civilisation européenne (toujours la même insanité !) du despotisme russe, se sont mis au service du despotisme de leur pays.
Cela te semble-t-il suffisant pour vouloir entraîner le prolétariat italien dans la lutte fratricide et pour renoncer à la position privilégiée des révolutionnaires italiens de pouvoir conserver intactes leurs forces morales et matérielles et de pouvoir avec les révolutionnaires des autres pays neutres et les révolutionnaires des pays belligérants restés fidèles à leurs principes, sauver la cause de l’Internationale et de la révolution européenne ?
Et puis, en somme, j’admettrais de discuter la chose s’il s’agissait d’une action volontaire. Mais en Italie on est soldat par force. Voudrais-tu donc obliger le gouvernement à ordonner aux Citoyens astreints au service militaire de partir à la guerre, même lorsque leur conscience y répugne ?
Et comment ensuite parler encore contre le militarisme ?