Avant la [première] guerre mondiale, le mouvement antimilitariste était relativement peu étendu en Autriche ; si, sous la terrible pression du militarisme, il ne se trouvait que peu d’hommes pour refuser d’être ses esclaves, il faut plus s’étonner du courage de ces quelques-uns que de leur petit nombre. La génération des hommes astreints au service avait été élevée dans la tradition du service armé généralisé ; son esprit était profondément asservi, au point que l’influence de cet esprit d’esclave s’étendait jusqu’aux femmes, aux hommes qui n’avaient pas servi, ainsi qu’à toute la vie publique.
La grande majorité du peuple autrichien n’a certainement jamais pensé que l’on puisse se soustraire à la fatalité du service militaire ; la propagande ne pouvait se faire dans tous les milieux, et bien peu d’hommes arrivent d’eux-mêmes à des idées et des décisions autonomes ! En Hongrie, la secte religieuse des Nazaréens montrait clairement à ses adeptes la nature criminelle de la guerre, et beaucoup parmi eux refusaient le service en se référant à un droit qui leur était anciennement garanti. Pendant la guerre, ce droit ne fut plus reconnu, et plusieurs d’entre eux furent fusillés.
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Beaucoup de gens aussi refusaient pour des raisons nationalistes de prendre part à une guerre pour l’Autriche, des Slaves qui ne voulaient pas se battre contre la Russie, comme il y a aujourd’hui des Allemands en Tchécoslovaquie qui refusent de s’engager sous des drapeaux tchèques. Mais on ne peut pas les compter parmi les pacifistes. Un certain nombre d’antimilitaristes viennois allèrent en prison pour d’authentiques raisons de conscience, mais sans avoir à faire le sacrifice de leur vie. Il faut noter, pour l’exposé qui suit, que tous ceux dont nous parlerons ont acquis leurs conceptions et ont agi en antimilitaristes grâce à l’agitation d’un seul homme, Rudolf Grassmann (Pierre Ramus de son nom de plume). C’est grâce à lui que tous sont devenus antimilitaristes.
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Rudolf Grossmann avait prêté le serment de guerre, mais dès les premières semaines de son service militaire il fut saisi de si violents remords que, vite décidé, il profita d’une permission pour ne plus rentrer dans le rang et se mit à la disposition des autorités militaires comme objecteur de conscience. Il fut arrêté et gardé longtemps en observation à l’hôpital psychiatrique de Steinhof (près de Vienne) —bien qu’il fût absolument normal.
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Cet homme a agi sans relâche en Autriche pour la cause du pacifisme radical, et déjà sous la monarchie il a subi une série de peines de prison. C’est peut-être à cause de ses convictions anarchistes, proches de celles de Léon Tolstoï, qu’il osa dire des choses que les autres n’osent même pas penser. La suggestion du militarisme n’avait absolument aucune prise sur lui, et il manquait totalement de respect, ce qui avait rendu furieuses les autorités monarchiques. Il n’est que de lire dans son roman, Friedenskrieger des Hinterlandes (Combattant pour la paix de l’arrière), où il décrit sa propre destinée pendant sa prison de guerre, les réponses qu’il fit aux juges militaires ; on aura peut-être tendance, connaissant les rapports militaires, à douter de l’authenticité de la reproduction ; mais qui connaît l’homme personnellement croit sur parole cette description, car elle s’accorde tout à fait avec sa méthode. Il avait saisi toute la bassesse de l’esclavage militaire, lui opposait le courage de l’homme libre et le combattait avec ses propres armes, tout en étudiant de près les lois et s’y opposant avec la même habileté que ceux qui voulaient le perdre.
Dans sa propagande antimilitariste et pacifiste, Ramus s’est toujours adressé particulièrement au peuple travailleur. Sa manière d’écrire dans son journal publié à Vienne depuis 1907, Wohlstand für alle ( Bien-être pour tous), s’est toujours accordée avec la compréhension du prolétariat. Le meilleur exemple en est l’éditorial du journal écrit juste avant que la guerre éclate, le 24 juillet 1914, et publié peu avant son arrestation violente dès la proclamation de l’état d’urgence, le 25 juillet. Cet article, « Man schürt zum Krieg » (On incite à la guerre), représente aujourd’hui un document historique. Il n’y avait, soit dit en passant, aucun autre journal dans l’Autriche d’alors qui eût publié à l’époque un tel article.
Après cela, il n’est pas étonnant que Ramus ait été arrêté ; ce serait arrivé de toute façon. Car, comme nous l’avons dit, personne en Autriche n’avait une si mauvaise réputation auprès des autorités que cet homme par ses activités antimilitaristes subversives.
Sous l’accusation d’espionnage et de haute trahison, Ramus fut jeté en prison militaire. En plus de cet article, on cherche divers chefs d’accusation antimilitaristes, afin de rendre inoffensif le dangereux agitateur. Il aurait conseillé à une connaissance de ne pas retourner en caserne ; il aurait traduit une brochure française sur l’empêchement de la guerre ; il serait responsable d’un article sur l’esprit anti-guerrier de l ’Association internationale des travailleurs de 1867, etc. —accusations qui étaient juridiquement insoutenables. La recherche sur l’article « On incite à la guerre » s’écroula, car le numéro en question du journal avait été publié un jour avant la déclaration de l’état d’urgence, et aucune poursuite légale ne pouvait être fondée sur ces ordonnances qui n’avaient pas d’effet rétroactif. En tout cas, seule cette circonstance heureuse lui sauva la vie.
En tout, Ramus a passé neuf mois de la guerre en prison, en deux fois. Le reste du temps, il était d’abord interné, puis assigné à résidence à Klostenburg, avec l’obligation de se présenter quotidiennement à la gendarmerie. Il semble incroyable, et pourtant c’est vrai, que malgré l’interdiction formelle des autorités il ait échappé plusieurs fois par semaine à l’inspection de la gendarmerie et ait développé secrètement à Vienne une activité antimilitariste. Il essaya aussi, lors d’une grève à Vienne en janvier 1918, de lui donner une direction visant à abolir la guerre. Seule la Révolution libéra Ramus des sévères conditions d’assignation qui lui étaient imposées.
Sa situation fut la plus dangereuse —peut-être plus encore qu’au début de la guerre, lorsqu’il avait été emprisonné avant d’avoir pu faire quoi que ce soit contre la guerre— lors de sa seconde arrestation en 1915. L’étourderie d’un de ses camarades avait permis à la police d’entrer en possession du manuscrit d’un roman de Ramus. C’était celui que nous avons déjà cité, Le combattant pour la paix de l’arrière, où l’auteur décrit ses expériences de prison et l’image de la guerre mondiale sous une forme romancée, mais dans des couleurs réalistes plus fidèles qu’à l’ordinaire. Ce roman fut l’objet de la poursuite. Ramus y avait exprimé sans crainte toutes ses idées sur la nature de la guerre, sur le rôle criminel des puissants et sur ce que dissimule la politique. Sans aucun doute la police, qui connaissait déjà ses convictions et ses activités publiques, qui savait qu’une communauté de deux mille personnes au moins partageaient ses opinions et qu’il défendait toujours courageusement le point de vue de l’antimilitarisme, la police et la justice militaire, où Ramus fut amené menotté, saisirent avec plaisir l’occasion de venir à bout une fois pour toutes d’un si dangereux adversaire.
Avant de pouvoir. reprocher quoi que ce soit au prisonnier, il fallait au moins donner satisfaction aux prescriptions juridiques : il s’agissait de savoir si l’écrit était destiné à être diffusé. Ramus sut présenter la chose de la façon suivante : le manuscrit, sous clef, avait été donné à un ami, avec un entête disant qu’il était légué en testament à ses deux enfants. Et lorsqu’il s’agit de répondre à la question la plus importante, à savoir si Rudolf Grossmann, de son nom de plume Pierre Ramus, ne faisait qu’un avec ce dernier, toute instruction supplémentaire contre lui fut impossible, car il ne voulut absolument pas confirmer cette identité —qu’il fallait prouver sans équivoque lors de toute accusation de haute trahison selon la loi autrichienne—, bien que la police la connût et qu’il ne la niât jamais.
Cet habile comportement recouvre une action révolutionnaire et une conviction d’une force immense ; car seul le refus de se soumettre en quoi que ce soit à l’autorité du tribunal pouvait lui donner l’idée de ne pas admettre l’identité de sa personne avec son nom de plume. Le tribunal ne se lassa pas d’essayer de briser ou de duper cette résistance, et ce sont les chapitres les plus émouvants du roman —continué et complété après la guerre—, ceux où Ramus décrit de quelle manière inquisitoire sa femme, sa compagne de combat la plus courageuse pendant des dizaines d’années, fut entendue sur cette affaire, et trouva dans son angoisse pour son mari la réponse juste qui lui permit de le sauver.
Lors d’une audience, Ramus dit à l’auditeur qu’il ne voulait pas servir et qu’il ne prêterait pas serment au drapeau. L’auditeur le menaça en disant qu’il allait trouver le moyen de l’y forcer. Il ferait lire le serment devant lui, ce qui serait considéré comme la prestation. Ramus répliqua qu’il se boucherait les oreilles, et lorsque l’auditeur lui dit qu’il lui ferait lier les mains, Ramus eut l’idée de soutenir qu’un tel procédé serait une oppression, et que le serment devait être prêté volontairement. Sur quoi l’auditeur, se trouvant acculé, et abattu par tant d’énergie, le fit reconduire. Lors de toutes les inspections, même celles exigées pendant son assignation à résidence, Ramus a toujours su contrecarrer les tentatives qu’on faisait de lui faire prêter serment.
Le roman contient plusieurs descriptions de valeur de la vie de prison et des méthodes du militarisme. Lorsqu’on apprend sur quoi se fondent les dénonciations de haute trahison et comment des existences sont complètement ruinées, on ne peut que s’étonner du fait qu’une hypocrisie et une brutalité telles aient jamais été imaginables. Car il s’agit dans la majorité des cas d’évidences qui étaient à la bouche de tout un chacun, de telle sorte que l’on aurait dû enfermer toute la population sous le même chef d’accusation. Un avocat tchèque de Kremsier, très considéré, fut dénoncé car un garçon de douze ans qui l’avait entendu parler de la chambre voisine et craindre que la guerre ne finisse mal, car jamais des Slaves ne se battraient contre d’autres Slaves. Un autre ouvrier, gravement malade, fut accusé par son propre logeur sous le prétexte diffamatoire qu’il aurait dit que les autres n’avaient qu’à faire eux-mêmes leur guerre. La seule raison de cette diffamation était que le logeur voulait se débarrasser de son locataire malade et que la loi sur la protection des locataires l’en empêchait.
Ce sont quelques exemples typiques, il y en eut d’innombrables. Même ceux qui étaient emprisonnés pour des convictions antimilitaristes clairement exprimées avaient seulement dit quelque chose, emportés par leurs sentiments, qui avait été entendu par leurs voisins et utilisé comme dénonciation.
Pendant que leur « leader » idéologique Ramus était en prison, plusieurs camarades antimilitaristes se sont aussi fait emprisonner volontairement, car ils avaient décidé d’être proches de lui pour conserver des contacts et pour en informer les autres anarchistes. Grâce à plusieurs hasards inhabituellement heureux, mais plus encore grâce à son habileté propre, l’homme auquel le mouvement antimilitariste autrichien est le plus redevable et duquel il attend le plus, cet homme à survécu aux terribles dangers de la guerre. Espérons que le mouvement antimilitariste international réussira par les efforts de tous à s’épargner à l’avenir de tels dangers et de telles souffrances.