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Die Neue Generation (1923) : Les objecteurs de conscience en Autriche

samedi 20 août 2022, par Olga Misar (CC by-nc-sa)

Olga Misar

Avant la [première] guerre mondiale, le mouvement antimi­litariste était relativement peu étendu en Autriche ; si, sous la terrible pression du militarisme, il ne se trouvait que peu d’hom­mes pour refuser d’être ses es­claves, il faut plus s’étonner du courage de ces quelques-uns que de leur petit nombre. La géné­ration des hommes astreints au service avait été élevée dans la tradition du service armé géné­ralisé ; son esprit était profon­dément asservi, au point que l’influence de cet esprit d’es­clave s’étendait jusqu’aux fem­mes, aux hommes qui n’avaient pas servi, ainsi qu’à toute la vie publique.

La grande majorité du peuple autrichien n’a certainement ja­mais pensé que l’on puisse se soustraire à la fatalité du ser­vice militaire ; la propagande ne pouvait se faire dans tous les milieux, et bien peu d’hom­mes arrivent d’eux-mêmes à des idées et des décisions autono­mes ! En Hongrie, la secte reli­gieuse des Nazaréens montrait clairement à ses adeptes la na­ture criminelle de la guerre, et beaucoup parmi eux refusaient le service en se référant à un droit qui leur était ancienne­ment garanti. Pendant la guerre, ce droit ne fut plus reconnu, et plusieurs d’entre eux furent fusillés.

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Beaucoup de gens aussi refu­saient pour des raisons nationalistes de prendre part à une guerre pour l’Autriche, des Sla­ves qui ne voulaient pas se bat­tre contre la Russie, comme il y a aujourd’hui des Allemands en Tchécoslovaquie qui refusent de s’engager sous des drapeaux tchèques. Mais on ne peut pas les compter parmi les pacifistes. Un certain nombre d’antimili­taristes viennois allèrent en pri­son pour d’authentiques raisons de conscience, mais sans avoir à faire le sacrifice de leur vie. Il faut noter, pour l’exposé qui suit, que tous ceux dont nous parlerons ont acquis leurs con­ceptions et ont agi en antimili­taristes grâce à l’agitation d’un seul homme, Rudolf Grassmann (Pierre Ramus de son nom de plume). C’est grâce à lui que tous sont devenus antimilita­ristes.

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Rudolf Grossmann avait prêté le serment de guerre, mais dès les premières semaines de son service militaire il fut saisi de si violents remords que, vite dé­cidé, il profita d’une permission pour ne plus rentrer dans le rang et se mit à la disposition des autorités militaires comme objecteur de conscience. Il fut arrêté et gardé longtemps en observation à l’hôpital psychia­trique de Steinhof (près de Vienne) —bien qu’il fût abso­lument normal.

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Cet homme a agi sans relâche en Autriche pour la cause du pacifisme radical, et déjà sous la monarchie il a subi une série de peines de prison. C’est peut­-être à cause de ses convictions anarchistes, proches de celles de Léon Tolstoï, qu’il osa dire des choses que les autres n’osent même pas penser. La suggestion du militarisme n’avait absolument aucune prise sur lui, et il manquait totalement de respect, ce qui avait rendu furieuses les autorités monarchiques. Il n’est que de lire dans son roman, Friedenskrieger des Hinterlan­des (Combattant pour la paix de l’arrière), où il décrit sa pro­pre destinée pendant sa prison de guerre, les réponses qu’il fit aux juges militaires ; on aura peut-être tendance, connaissant les rapports militaires, à douter de l’authenticité de la reproduc­tion ; mais qui connaît l’homme personnellement croit sur pa­role cette description, car elle s’accorde tout à fait avec sa méthode. Il avait saisi toute la bassesse de l’esclavage militaire, lui opposait le courage de l’homme libre et le combattait avec ses propres armes, tout en étudiant de près les lois et s’y opposant avec la même habileté que ceux qui voulaient le perdre.

Dans sa propagande antimilita­riste et pacifiste, Ramus s’est toujours adressé particulière­ment au peuple travailleur. Sa manière d’écrire dans son jour­nal publié à Vienne depuis 1907, Wohlstand für alle ( Bien-­être pour tous), s’est toujours accordée avec la compréhension du prolétariat. Le meilleur exemple en est l’éditorial du journal écrit juste avant que la guerre éclate, le 24 juillet 1914, et publié peu avant son arres­tation violente dès la proclama­tion de l’état d’urgence, le 25 juillet. Cet article, « Man schürt zum Krieg » (On incite à la guerre), représente aujour­d’hui un document historique. Il n’y avait, soit dit en passant, aucun autre journal dans l’Au­triche d’alors qui eût publié à l’époque un tel article.

Après cela, il n’est pas étonnant que Ramus ait été arrêté ; ce serait arrivé de toute façon. Car, comme nous l’avons dit, personne en Autriche n’avait une si mauvaise réputation auprès des autorités que cet homme par ses activités anti­militaristes subversives.

Sous l’accusation d’espionnage et de haute trahison, Ramus fut jeté en prison militaire. En plus de cet article, on cherche divers chefs d’accusation antimilitaris­tes, afin de rendre inoffensif le dangereux agitateur. Il aurait conseillé à une connaissance de ne pas retourner en caserne ; il aurait traduit une brochure française sur l’empêchement de la guerre ; il serait responsable d’un article sur l’esprit anti­-guerrier de l ’Association inter­nationale des travailleurs de 1867, etc. —accusations qui étaient juridiquement insoute­nables. La recherche sur l’ar­ticle « On incite à la guerre » s’écroula, car le numéro en ques­tion du journal avait été publié un jour avant la déclaration de l’état d’urgence, et aucune poursuite légale ne pouvait être fon­dée sur ces ordonnances qui n’avaient pas d’effet rétroactif. En tout cas, seule cette circons­tance heureuse lui sauva la vie.

En tout, Ramus a passé neuf mois de la guerre en prison, en deux fois. Le reste du temps, il était d’abord interné, puis assi­gné à résidence à Klostenburg, avec l’obligation de se présen­ter quotidiennement à la gen­darmerie. Il semble incroyable, et pourtant c’est vrai, que mal­gré l’interdiction formelle des autorités il ait échappé plu­sieurs fois par semaine à l’ins­pection de la gendarmerie et ait développé secrètement à Vienne une activité antimilitariste. Il essaya aussi, lors d’une grève à Vienne en janvier 1918, de lui donner une direction visant à abolir la guerre. Seule la Révo­lution libéra Ramus des sévères conditions d’assignation qui lui étaient imposées.

Sa situation fut la plus dange­reuse —peut-être plus encore qu’au début de la guerre, lors­qu’il avait été emprisonné avant d’avoir pu faire quoi que ce soit contre la guerre— lors de sa seconde arrestation en 1915. L’étourderie d’un de ses cama­rades avait permis à la police d’entrer en possession du ma­nuscrit d’un roman de Ramus. C’était celui que nous avons déjà cité, Le combattant pour la paix de l’arrière, où l’auteur décrit ses expériences de prison et l’image de la guerre mondiale sous une forme romancée, mais dans des couleurs réalistes plus fidèles qu’à l’ordinaire. Ce ro­man fut l’objet de la poursuite. Ramus y avait exprimé sans crainte toutes ses idées sur la nature de la guerre, sur le rôle criminel des puissants et sur ce que dissimule la politique. Sans aucun doute la police, qui con­naissait déjà ses convictions et ses activités publiques, qui sa­vait qu’une communauté de deux mille personnes au moins partageaient ses opinions et qu’il défendait toujours coura­geusement le point de vue de l’antimilitarisme, la police et la justice militaire, où Ramus fut amené menotté, saisirent avec plaisir l’occasion de venir à bout une fois pour toutes d’un si dangereux adversaire.

Avant de pouvoir. reprocher quoi que ce soit au prisonnier, il fal­lait au moins donner satisfac­tion aux prescriptions juridi­ques : il s’agissait de savoir si l’écrit était destiné à être dif­fusé. Ramus sut présenter la chose de la façon suivante : le manuscrit, sous clef, avait été donné à un ami, avec un en­tête disant qu’il était légué en testament à ses deux enfants. Et lorsqu’il s’agit de répondre à la question la plus importante, à savoir si Rudolf Grossmann, de son nom de plume Pierre Ramus, ne faisait qu’un avec ce dernier, toute instruction sup­plémentaire contre lui fut im­possible, car il ne voulut absolu­ment pas confirmer cette iden­tité —qu’il fallait prouver sans équivoque lors de toute accusa­tion de haute trahison selon la loi autrichienne—, bien que la police la connût et qu’il ne la niât jamais.

Cet habile comportement recou­vre une action révolutionnaire et une conviction d’une force immense ; car seul le refus de se soumettre en quoi que ce soit à l’autorité du tribunal pouvait lui donner l’idée de ne pas ad­mettre l’identité de sa personne avec son nom de plume. Le tri­bunal ne se lassa pas d’essayer de briser ou de duper cette résis­tance, et ce sont les chapitres les plus émouvants du roman —continué et complété après la guerre—, ceux où Ramus dé­crit de quelle manière inquisi­toire sa femme, sa compagne de combat la plus courageuse pen­dant des dizaines d’années, fut entendue sur cette affaire, et trouva dans son angoisse pour son mari la réponse juste qui lui permit de le sauver.

Lors d’une audience, Ramus dit à l’auditeur qu’il ne voulait pas servir et qu’il ne prêterait pas serment au drapeau. L’auditeur le menaça en disant qu’il allait trouver le moyen de l’y forcer. Il ferait lire le serment devant lui, ce qui serait considéré comme la prestation. Ramus ré­pliqua qu’il se boucherait les oreilles, et lorsque l’auditeur lui dit qu’il lui ferait lier les mains, Ramus eut l’idée de soutenir qu’un tel procédé serait une op­pression, et que le serment de­vait être prêté volontairement. Sur quoi l’auditeur, se trouvant acculé, et abattu par tant d’énergie, le fit reconduire. Lors de toutes les inspections, même celles exigées pendant son assi­gnation à résidence, Ramus a toujours su contrecarrer les ten­tatives qu’on faisait de lui faire prêter serment.

Le roman contient plusieurs descriptions de valeur de la vie de prison et des méthodes du militarisme. Lorsqu’on apprend sur quoi se fondent les dénon­ciations de haute trahison et comment des existences sont complètement ruinées, on ne peut que s’étonner du fait qu’une hypocrisie et une bruta­lité telles aient jamais été ima­ginables. Car il s’agit dans la majorité des cas d’évidences qui étaient à la bouche de tout un chacun, de telle sorte que l’on aurait dû enfermer toute la po­pulation sous le même chef d’ac­cusation. Un avocat tchèque de Kremsier, très considéré, fut dé­noncé car un garçon de douze ans qui l’avait entendu parler de la chambre voisine et crain­dre que la guerre ne finisse mal, car jamais des Slaves ne se bat­traient contre d’autres Slaves. Un autre ouvrier, gravement malade, fut accusé par son pro­pre logeur sous le prétexte diffamatoire qu’il aurait dit que les autres n’avaient qu’à faire eux-mêmes leur guerre. La seule raison de cette diffamation était que le logeur voulait se débar­rasser de son locataire malade et que la loi sur la protection des locataires l’en empêchait.

Ce sont quelques exemples typi­ques, il y en eut d’innombrables. Même ceux qui étaient emprisonnés pour des convictions antimilitaristes clairement expri­mées avaient seulement dit quel­que chose, emportés par leurs sentiments, qui avait été enten­du par leurs voisins et utilisé comme dénonciation.

Pendant que leur « leader » idéo­logique Ramus était en prison, plusieurs camarades antimilita­ristes se sont aussi fait empri­sonner volontairement, car ils avaient décidé d’être proches de lui pour conserver des contacts et pour en informer les autres anarchistes. Grâce à plusieurs hasards inhabituellement heu­reux, mais plus encore grâce à son habileté propre, l’homme auquel le mouvement antimili­tariste autrichien est le plus redevable et duquel il attend le plus, cet homme à survécu aux terribles dangers de la guerre. Espérons que le mouvement an­timilitariste international réus­sira par les efforts de tous à s’épargner à l’avenir de tels dan­gers et de telles souffrances.