L’histoire culturelle de l’anarchisme demeure encore trop souvent une inconnue ! En effet, on a assez peu écrit, somme toute, sur la vie culturelle des anarchistes et sur l’esthétique libertaire au regard des publications sur l’histoire de l’anarchisme, sur l’idéologie envisagée stricto sensu. Pour cette raison, je souhaite aborder ici un aspect original et significatif de l’histoire de l’anarchisme espagnol, la production cinématographique de la Confédération nationale du travail, l’organisation anarchosyndicaliste, qui réalisa de nombreux films, et pas seulement des documentaires mais aussi des fictions, entre 1936 et 1938, dans le cadre des collectivisations.
Au moment du soulèvement des généraux félons contre la République espagnole, les deux foyers de la production cinématographique étaient Madrid et Barcelone. Par conséquent, c’est essentiellement dans ces deux villes, les plus importantes d’Espagne mais aussi celles qui resteront le plus longtemps dans le camp antifranquiste, que se concentra l’activité cinématographique du camp républicain. Chaque parti, chaque organisation syndicale possédait son propre appareil de propagande et de production cinématographique. Et les anarchosyndicalistes de la CNT ne seront pas en reste puisque plus de quatre-vingts films seront réalisés pour les seules années 1936 et 1937, notamment à Barcelone, où la collectivisation de l’économie est en marche. Le secteur du cinéma passe donc ainsi de l’économie de marché à une socialisation des moyens de production contrôlés par la centrale anarchosyndicaliste, laquelle, dans la foulée, met sur pied un Bureau d’information et de propagande. Pour les anarchistes, le cinéma est un excellent instrument de propagande : « Il doit incarner l’esprit de la Révolution », déclare alors le réalisateur anarchiste Mateo Santos, auteur d’un des tout premiers documentaires de propagande Reportaje del movimiento revolucionario. Le cinéma se trouve investi d’une mission idéologique et doit être l’un des agents les plus actifs de la Révolution prolétarienne.
Les deux premières années de la Révolution témoignent ainsi d’une véritable frénésie filmique, qui correspond à la période de l’hégémonie anarchosyndicaliste en Catalogne. On envoie des opérateurs un peu partout, mais surcout sur le front. On filme beaucoup pour les besoins, des reportages de guerre notamment, mais aussi pour les « actualités » que projettent les cinémas avant le film principal. De fait, pendant la guerre, les salles de spectacles (cinémas, théâtres, cirques) ne désemplissent pas.
Le secteur cinématographique et dans une plus large mesure les spectacles publics s’inscrivent alors pleinement dans le processus des collectivisations : à Barcelone, le SUEP (Syndicat unique des spectacles publics), créé par la CNT dès 1930, organise la production. Dès sa création, le SUEP joue un rôle important dans le secteur des spectacles puisque quasiment l’ensemble de la profession y adhère : il regroupe acteurs, machinistes, ouvreurs, opérateurs de cinéma, décorateurs, etc. En comparaison, le nombre de professionnels qui adhèrent à l’UGT (le syndicat socialiste, très proche du PSOE) est faible.
À Madrid, la CNT avait réquisitionné six théâtres et seize cinémas en juillet 1936, mais elle était loin de tout contrôler comme dans la capitale catalane, où elle jouait véritablement un rôle moteur.
Cependant, encre le début de la guerre et janvier 1937, est créé à Madrid le SUICEP, syndicat anarchiste qui gère les salles de spectacles, et parallèlement se constitue une petite équipe de tournage et de production sous l’égide d’Armand Guerra, qui réalisera deux films documentaires de la série Estampas guerreras. On lira avec profit son témoignage sur cette période dans son livre À travers la mitraille, où il fait notamment le récit des tournages sur le front.
La création récente du SUICEP, à la différence du SUEP de Barcelone qui bénéficiait d’une assez longue préparation, les difficiles conditions de production (on se bac à Madrid, la guerre est aux portes de la ville, les bombes ne cessent de tomber, etc.), ainsi qu’un rapport de force moins hégémonique pour la CNT madrilène qui duc conclure un accord avec l’UGT, tous ces facteurs peuvent expliquer pourquoi la production cénétiste fut numériquement moins importante à Madrid qu’à Barcelone. Retenons au passage le nom d’Antonio Polo qui fut chargé de réorganiser la production de la CNT madrilène et donc l’activité militante semble avoir été efficace, en dépit de sa méconnaissance quasi totale du monde du cinéma, comme il le reconnut lui-même plus tard. À Madrid, le poids de la CNT se trouve sérieusement affaibli dès février 1937. Cependant, elle réalisera en 1938 une comédie libertaire, Nuestro culpable, qui témoigne d’une certaine vitalité et qui constitue un témoignage cocasse dans un panorama cinématographique anarchiste plus coutumier des documentaires de propagande et des reportages sur le front que des comédies. Le film se voulait précisément une alternative aux films de propagande donc le public était saturé. Les critiques de certains militants ne manquèrent pas, comme en témoigne la presse anarchiste de l’époque. Ils ne virent dans ce film qu’une comédie frivole peu conforme à l’esprit révolutionnaire et au climat de guerre. Il s’agit d’un film d’une qualité moyenne mais qui, néanmoins, présence l’intérêt de reprendre des thèmes chers à l’anarchisme espagnol : satire du mode de vie capitaliste, petitesse de la mentalité bourgeoise, éloge de l’amour libre, critique du rôle pernicieux de l’argent, etc. Certains aspects du film ne sont pas sans rappeler le film français de René Clair, À nous la liberté ! ( 1931), au ton si libertaire.
À Barcelone, les cinémas one repris leurs activités dès le 9 août 1936. Ils seront collectivisés jusqu’à la fin de 1937, quand la CNT s’effacera de plus en plus devant l’influence croissante et pernicieuse des staliniens du PSUC (section catalane du Parti communiste espagnol), d’une part, et de l’UGT, de l’autre. Le temps jouera contre la CNT, on le sait, d’une Espagne rouge et noire, on passera bientôt à une Espagne rouge couleur terre de Moscou ou rouge sang ! Néanmoins, pendant la période qui va de juillet 1936 à fin 1937, la cité catalane fut le témoin de l’exceptionnelle vitalité cinématographique des anarchosyndicalistes.
Dans la cinématographie libertaire, les documentaires occupent la plus grande place. Quelques fictions sont parvenues jusqu’à nous, et témoignent ainsi de la particularité de ce cinéma car il s’agit de films dégagés des contingences imposées par l’actualité immédiate et qui constituent de ce fait des documents de premier ordre pour qui s’intéresse à l’histoire de la culture anarchiste. Au moins cinq films de fiction ont été réalisés par le SUEP (qui deviendra par la suite SIE Films de Barcelone) en 1937 et 1938 : Aurora de esperanza, Barrios bajos, Liberación, Nosotros somas así, Paquete, el Fotógrafo número uno et No quiero... no quiero.
Tous ces films ne sont pas de qualité égale. Les deux premiers furent accueillis froidement par les anarchistes eux-mêmes. Cela est sans doute injuste : dans Aurora de esperanza et Barrios bajos, on est proche du réalisme poétique français mais on perçoit aussi certains signes annonciateurs du néo-réalisme italien. Antonio Sau réalisa Aurora de esperanza, son premier long métrage, qui a la particularité d’être le premier film de fiction réalisé par des anarchistes dans le cadre d’une société en partie autogérée. Armand Guerra avait tourné une fiction avant la guerre, Carne de fieras, mais le film resta inachevé et ne sortit jamais en salle. Pedro Puche réalisa Barrios bajos en s’inspirant de la pièce de théâtre éponyme de Luis Elías. Force est de reconnaître que le film relève plus du feuilleton mélo que d’un véritable cinéma social. Il était manifestement difficile de concilier idéologie et esthétique !
Précisément, l’esthétique anarchiste n’en resta pas à ces tentatives de cinéma social. Avec Nosotros somas así, la CNT et le réalisateur Valentin R. Gonzalez donnaient dans la comédie musicale et enfantine puisque le film tourne autour de la prise de conscience révolutionnaire d’un rejeton de la bourgeoisie. On est en présence d’un véritable objet cinématographique non identifié qui témoigne d’une certaine« folie » créatrice. Quoi qu’il en soit, voilà un moyen métrage tout à fait original, davantage dans sa forme, reconnaissons-le, que sur le fond. Le même Valentin R. Gonzalez réalisa en 1937 un court métrage de propagande, la Silla vacía (la Chaise vide), sur le Conseil d’Aragon et les conditions de vie sur les fronts de Caspe et de Belchite. Puis, sans transition aucune, le film quitte le domaine des images documentaires et nous présente l’histoire d’un jeune homme oisif qui, à la vue des blessés revenant du front, se porte volontaire pour entrer dans les milices anarchistes et qui, finalement, meurt lors d’un combat contre les nationalistes. Destin édifiant, mais les belles histoires ne font pas toujours de bons films ! Le mérite de ce court métrage réside surtout dans la remise en question de la structure du documentaire classique, en rejetant le montage chronologique et traditionnel des images. En 1936, le film Bajo el signo libertario (Sous le signe libertaire), ouvrait déjà la voie au documentaire-fiction. Les caméras du SUEP filmaient les collectivisations dans le village aragonais de Pina de Ebro, certaines scènes étant jouées par des acteurs professionnels.
De tels films faisaient preuve d’une réflexion sur l’outil cinématographique et sur son utilisation plus ou moins idoine (je l’affirme avec un recul de plus de soixante ans, c’est indéniablement plus facile) à des fins de propagande. Ce genre hybride du documentaire-fiction m’apparaît comme un trait singulier de la production d’alors, que l’on ne retrouve pas si affirmé dans le cinéma des autres organisations politiques du camp républicain.
Par contre, d’autres films ne sont pas exempts de défauts : ils sont bavards, on ne peut plus didactiques ou, pour les plus idéologiques, carrément maladroits.
Parfois l’émotion peut être très sincère, comme dans le film sur l’enterrement de Durruti à Barcelone, où l’on voit une foule immense qui accompagne le cercueil du célèbre leader des milices populaires.
Voir et étudier la production cinématographique de la CNT pendant la guerre civile est un bon moyen d’approcher la culture anarchosyndicaliste espagnole à un moment charnière de son histoire, quand une autre société devenait possible et lorsque se dessinait, sur les écrans, un autre futur. Dans le domaine du cinéma en particulier, l’autogestion fut une expérience humaine riche et originale. La pertinence de ces documents filmiques pour la compréhension de la guerre civile et de l’anarchisme espagnol est indiscutable.