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Boris Vian - La vache enragée

jeudi 1er février 2024, par Katia (CC by-nc-sa)

Boris Vian n’a jamais eu un statut d’écrivain reconnu. Il reste tou­jours pour les esprits obtus un « obsédé sexuel », auteur de récits sa­diques (voir à ce sujet : Pierre de Boisdeffre dans les premières éditions de son Histoire vivante de la littérature). Rien ne lui a été épargné ; pour certains il était un métèque (russe ou arménien), un divorcé (ce qui m’arran­ge rien), un existentialiste (parce qu’il jouait de la trompette à Saint-Germain-des-Prés ?) qui n’avait aucun respect ni pour l’armée, ni pour la re­ligion. La publication de J’irai cracher sur vos tombes n’a rien arrangé à cette situation.

Après avoir terminé en 1945 le manuscrit de L’Ecume des jours, Boris Vian envisage sérieuse­ment d’abandonner son métier d’ingénieur pour vivre de sa plume. Tous les espoirs lui sont per­mis : il collabore régulièrement aux Temps mo­dernes (avec sa chronique du Menteur), et à Jazz Hot. Il pense décrocher le prix de la Pléiade, assurance pour lui de pouvoir exercer le métier d’écrivain. Cette année-là, les deux concurrents sont : Boris Vian pour L’Ecume des jours et un certain abbé Grosjean auteur du Temps de la Terre. Sa soutane impressionnant sans doute le jury, c’est lui qui décroche le prix. Et pourtant, qui au­jourd’hui s’en rappelle ? Comment ne pas éprou­ver un sentiment d’injus­tice en voyant un prix lit­téraire décerné à une telle mièvrerie ? Toujours est-il que ce médiocre était soutenu par trois membres du jury : Malraux, Arland et Paulhan. L’appui de Sartre et de Queneau n’a pas été suffisant. Du coup Gallimard veut bien pu­blier Vercoquin et L’Ecume des jours déjà sous presse mais non son nouveau roman, L’Au­tomne à Pékin. Boris Vian se vengera en y bap­tisant Petitjean un prêtre paillard, Janpolant, un président d’administra­tion gâteux et ce « salaud d’Arland » un contremaître sadique...

Maigre compensation pour Boris Vian, il n’a pas de soutane pour bouffer contrairement à Grosjean. « Primum vive­re », ainsi résumera-t-il ses activités à l’époque.

Grâce à sa passion pour le jazz, il est un des rares écrivains à connaître la nouvelle littérature qui arrive des États-Unis : le roman noir. Le livre Pas d’orchidée pour Miss Blandish, connaît un vif succès ; son auteur, l’an­glais James Hadley Chase a parfaitement su imiter le style des auteurs américains. C’est donc une bonne occasion pour Vian. La littérature ali­mentaire même mé­diocre a une qualité es­sentielle : « ça permet de bouffer ».

Suite à un pari, il se lan­ce et écrit, en quinze jours, J’irai cracher sur vos tombes, sous le pseu­donyme de Vermon Sullivan dont il prétend dans sa préface en être le traducteur ! Le succès commercial est propor­tionnel au scandale qui s’ensuit : énorme. Boris regrettera amèrement que cet ouvrage pure­ment alimentaire occulte ses autres romans. Alors qu’il y avait mis le meilleur de lui-même, L’Ecume des jours passe inaperçu. En revanche, la gloire lui viendra d’une œuvre à propos de laquelle il disait : C’est mauvais, très mauvais. Commercialement, c’est bien construit. Je le sais, je ne suis pas ingénieur pour rien.

Boris Vian en 1948

Pourtant, les polars de V. Sullivan ne sont pas à rejeter en bloc. Ils nous éclairent sur Boris Vian et on y retrouve les thèmes qui lui sont chers. Il va choisir un sujet qui lui tient à cœur et qui lui servira de fil conducteur : la ségrégation raciale. Le jazz a sensibilisé certains jeunes au problème du racisme. Le sujet constamment repris dans les livres de V. Sullivan : le problème des Noirs qui ont « franchi la ligne », c’est-à-dire qui sont blancs tout en étant d’ori­gine noire (les « white ne­groes »). Il serait exagéré de qualifier J’irai cracher sur vos tombes de « ro­man engagé ». Néanmoins, le problème racial n’est pas un pré­texte littéraire pour Vian. Dans de nombreuses cri­tiques parues dans Jazz Hot, il prendra parti pour la cause des Noirs.

Ce n’est pas le contenu politique mais les scènes érotiques qui ont fait hur­ler les bien-pensants. Pour Vian, c’est le début de nouveaux problèmes : personne n’a vraiment cru en l’existence de Vermon Sullivan, aussi B. Vian est-il condamné à assumer la paternité de ses romans. Les critiques, en ne disant mot de ses autres romans, le rédui­sent à n’être que l’auteur de J’irai cracher sur vos tombes.

A cela, il faut ajouter un procès que décide de lui intenter en 1947 M. Parker, représentant du cartel d’action morale, et qui aboutit en 1948 à une amende de 100 000 francs (pour l’éditeur, le « traducteur » et l’impri­meur). Lorsque le roman est adapté au théâtre, nouveau scandale : exas­pérés par un public amorphe, les acteurs se livrent sur scène à une véritable séance de strip­tease.

Durant cette période, Boris Vian est particuliè­rement actif : il écrit L’automne à Pékin, Les fourmis, L’équarrissage pour tous, Le dernier des métiers, L’arrache­-cœur... Mais le public reste indifférent. La galè­re financière n’est pas finie. Il est condamné à traduire des livres qu’il a en hor­reur : la pire des corvées fut sans doute L’Histoire d’un soldat du général Omar Bradley (1952) : J’écris tellement pour ga­gner un peu de pognon et tellement de conneries que j’ai plus le courage quand je reviens, de tou­cher à tout ça.

Si Boris Vian est ca­pable de faire des concessions de ce genre pour gagner de quoi vivre, visiblement il se re­fuse d’en faire dans ses romans ou dans ses pièces de théâtre. Jamais il n’hésite à appeler un con « un con » et, comme on peut s’en douter, cela ne fait pas plaisir à tout le monde.

L’ANTI­CLÉRICALISME CHEZ VIAN

Bien qu’issu d’une fa­mille anticléricale, Boris Vian a subi une éducation religieuse. Cet épi­sode de sa vie l’a inspiré dans L’herbe rouge lorsque Wolf, lors de son deuxième voyage dans sa mémoire, rencontre l’abbé Grille. La religion est une notion totalement étrangère à Wolf et l’ab­bé a beau tenter de le ré­cupérer, il n’y parvient pas. Certes, la religion l’impressionnait lorsqu’il était enfant : J’ai cru très fort le jour de ma première commu­nion (...) j’ai failli m’éva­nouir à l’église, mais il précise aussitôt : J’avais mis cela sur le compte de Jésus. En réa­lité ça faisait trois heures qu’on attendait dans une atmosphère confinée et je crevais de faim. Il re­connaît également l’in­fluence qu’ont eu pour lui les cérémonies à un âge où c’était marrant de passer la première com­munion surtout lors­qu’on pouvait ensuite échanger les images do­rées avec ses petits ca­marades.

Mais Wolf enfant sait déjà que religion rime avec humiliation : J’ai toujours été gêné de voir des hommes qui avaient l’âge de mon père mettre un genou en terre en pas­sant devant une petite ar­moire (le « Tabernacle », NDLA). Ça me faisait hon­te pour mon père. De même lorsque l’abbé Grille lui demande ce que lui a inspiré la phrase : Je renonce à Satan, à ses pompes et à ses œuvres, il répond : J’ai pensé à une pom­pe (...), à une pompe qu’il y avait dans le jar­din des voisins avec un battant et peinte en vert.. La religion est pour lui une chose tel­lement dénuée d’im­portance que lorsque l’abbé Grille veut lui montrer une photo de Dieu il ne manifeste aucune surprise :

Vous voulez voir une photo du Bon Dieu ? proposa l’abbé Grille. Une photo ?
Wolf le regarda. L’autre ne plaisantait pas. Il était là, attentif, empressé, impatient.
– Je ne crois pas que vous en avez une, dit-­il.
L’abbé Grille plon­gea la main dans une poche intérieure de sa soutane et en tira un joli portefeuille en cro­codile marron.
– J’en ai là une série d’excellentes, dit-il.
Il en prit trois et les tendit à Wolf. Celui-ci les examina négli­gemment.
– C’est ce que je pensais, dit-il. C’est mon copain Ganard. C’est toujours lui qui faisait le Bon Dieu quand on jouait une pièce à l’école ou quand on était en ré­création.

Non seulement la religion est humilian­te et ridicule mais, en outre, elle est inca­pable de répondre aux questions que se pose Boris Vian. Ainsi, dans L’Ecume des jours, lorsque Colin demande à un Jésus visiblement ennuyé pourquoi il a lais­sé mourir Chloé :

– Pourquoi l’avez-vous fait mourir ? demanda Colin.
– Oh ! dit Jésus. N’insis­tez pas.
Il chercha une position plus commode sur ses clous.
– Elle était si douce, dit Colin. Jamais elle n’a fait le mal ni en pensée ni en action.
– Ça n’a aucun rapport avec la religion, dit Jésus en bâillant.

Et Jésus finit par s’en­dormir en émettant un léger ronronnement de satisfaction comme un chat repu.

La religion n’est rien d’autre qu’un spectacle de luxe : C’est trop gra­tuit. Simagrées, chansonnettes, jolis costumes... Le catholicisme et le music hall, c’est du pareil au même (L’Herbe rouge). Pour attirer les croyants, l’Eglise organise des messes comparables à des fêtes folkloriques : Le Religieux tenait la grosse caisse, le Bedon jouait du fifre et le Chuiche scandait le rythme des maracas. (L’Ecume des jours). Un prêtre doit être un bon acteur s’il veut par­venir à mystifier les croyants. Après sa pres­tation, le prêtre de L’ar­rache-cœur est chaleu­reusement félicité : Vous fûtes parfait ! dit le sacris­tain. Quelle création ! c’est votre plus beau rôle ! (...) Quel souffle ! Quelle ins­piration ! Et comme tous les acteurs, les curés mettent beaucoup de soin à choisir leur costume.

La religion est un spec­tacle de luxe qui n’est pas à portée de n’importe qui : La religion est un spectacle de luxe, placé sous le signe de Dieu créature de luxe et qui­conque en cette circons­tance refusera d’agir luxueuseusement recevra le châtiment des mé­chants qui rôtiront en en­fer sur des misérables feux de bois, de tourbe et même d’argol si ce n’est pas d’herbes sèches (...). Criez, protestez, Dieu est luxe et beauté vous n’avez qu’à prendre des tickets plus chers (...). Le Dieu de luxe méprise vos façons misérables, vos chaussettes sales, vos caleçons tâchés de jaune, vos cols noirs et le tartre de vos dents. Dieu refuse le paradis aux sauces maigres, aux coqs mal-garnis, aux haridelles efflanquées, Dieu est un grand cygne d’argent, Dieu est un œil de dia­mant au fond d’un pot de chambre d’or, Dieu c’est la volupté des cartas, des grands mystères platinés, les cent mille bagues des courtisanes de Malanipi, Dieu c’est un cierge éter­nel, porté par un évêque de velours, Dieu vit dans le métal précieux, les perles liquides, le mercure bouillant, le cristal de l’éther. Dieu vous regar­de, bouseux, et il a hon­te de vous.

LE PACIFISME CHEZ VIAN

Contre l’armée, la guerre, Vian utilisera les mêmes armes que contre la religion : le grotesque. Il veut faire rire aux dépens de la guerre (L’Equarrissage pour tous) et détruire l’esprit de sé­rieux qui la rend possible : La guerre, cette chose grotesque a ceci de par­ticulier (entre autres) qu’elle est envahissante et inopportune, et ceux qu’elle amuse se croient en général fondés à l’étendre à ceux qu’elle n’amuse pas. C’est une des multiples figures de l’intolérance, et la plus destructrice.

Boris Vian choisit de pré­férence le théâtre pour dénoncer la guerre et l’armée, L’Équarrissage pour tous est un vau­deville paramilitaire qui se déroule le 6 juin 1944, à Arromanches, le jour du débarquement. En dépit du bruit, des balles, des obus et de l’horrible odeur de charogne se dé­gageant de la fosse à équarrir, un père n’a d’autres préoccupations que de chercher un mari à sa fille.

Boris Vian met tous les mili­taires dans le mê­me sac, aussi met-il en scène des Allemands, des Américains, une fem­me-soldat soviétique, un parachutiste anglais et des FFI français. Aucune différence n’existe entre ces soldats, leur unifor­me n’est dû qu’au hasard.

Tous les personnages sont odieux et grotesques : les Allemands sont disciplinés et ridicules ; les Américains sont naïfs et puritains ; Heinz, le fiancé de la fille de l’équaris­seur a dénoncé une juive pour cent mille marks. Le Japonais se fait hara­kiri (sans que l’on sache pourquoi) après avoir prononcé le nom d’Hiroshima. La femme soviétique se lance à tout bout de champ dans des discours dénigrants le capitalisme et les Américains. Les « résis­tants » français ne sont guère mieux : ils ne sont FFI que depuis le matin. Cette allusion aux « résis­tants de la dernière heu­re » et l’esprit comique de la pièce ont choqué les critiques. A ceux-là Boris Vian répond : Il n’y a rien de scandaleux à pro­voquer l’hilarité en évoquant, par exemple, la guerre. Je regrette d’être de ceux à qui la guerre n’inspire ni réflexes patrio­tiques, ni mouvements martiaux du menton, ni enthousiasme meurtrier (Rosalie, Rosalie !), ni bonhomie poignante et émue, ni piété soudaine. Rien qu’une colère déses­pérée, totale, contre l’ab­surdité de batailles qui sont des batailles de mots mais qui tuent des hommes de chair. Une colère impuissante, mal­heureusement (L’Equarrissage pour tous).

Le Goûter des géné­raux, écrit en 1951 n’a plus pour contexte la Libération mais les guerres coloniales et la guerre froide. Une fois encore, sont mis dans le même sac les généraux américains, russes, fran­çais et chinois. Cette piè­ce est l’explication de la génèse d’une guerre. Afin de mettre fin à une crise de surproduction, un gé­néral français organise un goûter durant lequel de­vront se décider les mo­dalités d’une guerre salva­trice pour l’économie du pays. Le problème surgit lorsqu’il faut dé­signer l’enne­mi, les délé­gués chinois, russes, an­glais et américains présents au goûter refu­sant obstiné­ment de jouer ce rôle.

Citons égale­ment, Les Bâtisseurs d’Empire et un autre texte de Boris Vian de la même verve, sa
Lettre à Sa Magnificence Le Vice Curateur Baron sur les truqueurs de la guerre (dans Texte et chansons). A nouveau, il fait une démonstration pas l’ab­surde ; la guerre est mal faite, la preuve : il reste toujours des survivants :

La vérité est affreuse : toute noire avec du rose en plaque ; la voici : à chaque guerre, des mil­liers de combattants reviennent sains et saufs.
Je me garderai d’insis­ter sur le danger psycho­logique de ce triste état de choses. Il est précis, colossal, monstrueux ; l’in­dividu qui revient d’une guerre a obligatoirement, plus ou moins l’idée qu’elle n’était pas dange­reuse. Ceci concourt à l’échec de la suivante et ne fait pas prendre au sé­rieux les guerres en gé­néral (...) le combattant qui ne s’est pas fait tuer garde en lui-même, une mentalité de raté ; il aura à cœur de compenser cette déficience et contri­buera donc à préparer les suivantes. Or, comment voulez-vous qu’il la pré­pare bien puisqu’il s’est tiré de la précédente et que par conséquent, du point de vue de la guer­re, il est disqualifié.

Boris Vian fut un écri­vain prolixe et un artiste polyvalent. Tout l’inté­ressait : musique, théâtre, roman, poésie, cinéma... Mais on doit retenir avant tout de son œuvre une révolte profonde contre l’Eglise, l’exploitation et l’armée. Sa chanson la plus célèbre n’est-elle pas Le Déserteur  ?

S’il faut donner son sang
Allez donner le vôtre
Vous êtes bon apôtre
Monsieur le Président
Si vous me poursuivez
Prévenez vos gendarmes
Que je serais en armes
Et que je sais tirer.

(Véritables paroles de la chanson qui, sous la pression de la censure, se sont transformées en un (plus inoffensif). [1]

Que je serais sans armes
Et qu’ils pourront tirer

[1Les très exactes paroles sont (...) que j’emporte des armes et que je sais tirer (Cf Images de Boris Vian. Ed Pierre Horay, page 147). Entre emporter des armes et avoir des armes il y a apparemment une nuance que la censure a su faire... (NDLR)