Boris Vian n’a jamais eu un statut d’écrivain reconnu. Il reste toujours pour les esprits obtus un « obsédé sexuel », auteur de récits sadiques (voir à ce sujet : Pierre de Boisdeffre dans les premières éditions de son Histoire vivante de la littérature). Rien ne lui a été épargné ; pour certains il était un métèque (russe ou arménien), un divorcé (ce qui m’arrange rien), un existentialiste (parce qu’il jouait de la trompette à Saint-Germain-des-Prés ?) qui n’avait aucun respect ni pour l’armée, ni pour la religion. La publication de J’irai cracher sur vos tombes n’a rien arrangé à cette situation.
Après avoir terminé en 1945 le manuscrit de L’Ecume des jours, Boris Vian envisage sérieusement d’abandonner son métier d’ingénieur pour vivre de sa plume. Tous les espoirs lui sont permis : il collabore régulièrement aux Temps modernes (avec sa chronique du Menteur), et à Jazz Hot. Il pense décrocher le prix de la Pléiade, assurance pour lui de pouvoir exercer le métier d’écrivain. Cette année-là, les deux concurrents sont : Boris Vian pour L’Ecume des jours et un certain abbé Grosjean auteur du Temps de la Terre. Sa soutane impressionnant sans doute le jury, c’est lui qui décroche le prix. Et pourtant, qui aujourd’hui s’en rappelle ? Comment ne pas éprouver un sentiment d’injustice en voyant un prix littéraire décerné à une telle mièvrerie ? Toujours est-il que ce médiocre était soutenu par trois membres du jury : Malraux, Arland et Paulhan. L’appui de Sartre et de Queneau n’a pas été suffisant. Du coup Gallimard veut bien publier Vercoquin et L’Ecume des jours déjà sous presse mais non son nouveau roman, L’Automne à Pékin. Boris Vian se vengera en y baptisant Petitjean un prêtre paillard, Janpolant, un président d’administration gâteux et ce « salaud d’Arland » un contremaître sadique...
Maigre compensation pour Boris Vian, il n’a pas de soutane pour bouffer contrairement à Grosjean. « Primum vivere », ainsi résumera-t-il ses activités à l’époque.
Grâce à sa passion pour le jazz, il est un des rares écrivains à connaître la nouvelle littérature qui arrive des États-Unis : le roman noir. Le livre Pas d’orchidée pour Miss Blandish, connaît un vif succès ; son auteur, l’anglais James Hadley Chase a parfaitement su imiter le style des auteurs américains. C’est donc une bonne occasion pour Vian. La littérature alimentaire même médiocre a une qualité essentielle : « ça permet de bouffer ».
Suite à un pari, il se lance et écrit, en quinze jours, J’irai cracher sur vos tombes, sous le pseudonyme de Vermon Sullivan dont il prétend dans sa préface en être le traducteur ! Le succès commercial est proportionnel au scandale qui s’ensuit : énorme. Boris regrettera amèrement que cet ouvrage purement alimentaire occulte ses autres romans. Alors qu’il y avait mis le meilleur de lui-même, L’Ecume des jours passe inaperçu. En revanche, la gloire lui viendra d’une œuvre à propos de laquelle il disait : C’est mauvais, très mauvais. Commercialement, c’est bien construit. Je le sais, je ne suis pas ingénieur pour rien
.
Pourtant, les polars de V. Sullivan ne sont pas à rejeter en bloc. Ils nous éclairent sur Boris Vian et on y retrouve les thèmes qui lui sont chers. Il va choisir un sujet qui lui tient à cœur et qui lui servira de fil conducteur : la ségrégation raciale. Le jazz a sensibilisé certains jeunes au problème du racisme. Le sujet constamment repris dans les livres de V. Sullivan : le problème des Noirs qui ont « franchi la ligne », c’est-à-dire qui sont blancs tout en étant d’origine noire (les « white negroes »). Il serait exagéré de qualifier J’irai cracher sur vos tombes de « roman engagé ». Néanmoins, le problème racial n’est pas un prétexte littéraire pour Vian. Dans de nombreuses critiques parues dans Jazz Hot, il prendra parti pour la cause des Noirs.
Ce n’est pas le contenu politique mais les scènes érotiques qui ont fait hurler les bien-pensants. Pour Vian, c’est le début de nouveaux problèmes : personne n’a vraiment cru en l’existence de Vermon Sullivan, aussi B. Vian est-il condamné à assumer la paternité de ses romans. Les critiques, en ne disant mot de ses autres romans, le réduisent à n’être que l’auteur de J’irai cracher sur vos tombes.
A cela, il faut ajouter un procès que décide de lui intenter en 1947 M. Parker, représentant du cartel d’action morale, et qui aboutit en 1948 à une amende de 100 000 francs (pour l’éditeur, le « traducteur » et l’imprimeur). Lorsque le roman est adapté au théâtre, nouveau scandale : exaspérés par un public amorphe, les acteurs se livrent sur scène à une véritable séance de striptease.
Durant cette période, Boris Vian est particulièrement actif : il écrit L’automne à Pékin, Les fourmis, L’équarrissage pour tous, Le dernier des métiers, L’arrache-cœur... Mais le public reste indifférent. La galère financière n’est pas finie. Il est condamné à traduire des livres qu’il a en horreur : la pire des corvées fut sans doute L’Histoire d’un soldat du général Omar Bradley (1952) : J’écris tellement pour gagner un peu de pognon et tellement de conneries que j’ai plus le courage quand je reviens, de toucher à tout ça
.
Si Boris Vian est capable de faire des concessions de ce genre pour gagner de quoi vivre, visiblement il se refuse d’en faire dans ses romans ou dans ses pièces de théâtre. Jamais il n’hésite à appeler un con « un con » et, comme on peut s’en douter, cela ne fait pas plaisir à tout le monde.
L’ANTICLÉRICALISME CHEZ VIAN
Bien qu’issu d’une famille anticléricale, Boris Vian a subi une éducation religieuse. Cet épisode de sa vie l’a inspiré dans L’herbe rouge lorsque Wolf, lors de son deuxième voyage dans sa mémoire, rencontre l’abbé Grille. La religion est une notion totalement étrangère à Wolf et l’abbé a beau tenter de le récupérer, il n’y parvient pas. Certes, la religion l’impressionnait lorsqu’il était enfant : J’ai cru très fort le jour de ma première communion (...) j’ai failli m’évanouir à l’église
, mais il précise aussitôt : J’avais mis cela sur le compte de Jésus. En réalité ça faisait trois heures qu’on attendait dans une atmosphère confinée et je crevais de faim
. Il reconnaît également l’influence qu’ont eu pour lui les cérémonies à un âge où c’était marrant de passer la première communion
surtout lorsqu’on pouvait ensuite échanger les images dorées avec ses petits camarades.
Mais Wolf enfant sait déjà que religion rime avec humiliation : J’ai toujours été gêné de voir des hommes qui avaient l’âge de mon père mettre un genou en terre en passant devant une petite armoire (le « Tabernacle », NDLA). Ça me faisait honte pour mon père
. De même lorsque l’abbé Grille lui demande ce que lui a inspiré la phrase : Je renonce à Satan, à ses pompes et à ses œuvres
, il répond : J’ai pensé à une pompe (...), à une pompe qu’il y avait dans le jardin des voisins avec un battant et peinte en vert.
. La religion est pour lui une chose tellement dénuée d’importance que lorsque l’abbé Grille veut lui montrer une photo de Dieu il ne manifeste aucune surprise :
Vous voulez voir une photo du Bon Dieu ? proposa l’abbé Grille. Une photo ?
Wolf le regarda. L’autre ne plaisantait pas. Il était là, attentif, empressé, impatient.
– Je ne crois pas que vous en avez une, dit-il.
L’abbé Grille plongea la main dans une poche intérieure de sa soutane et en tira un joli portefeuille en crocodile marron.
– J’en ai là une série d’excellentes, dit-il.
Il en prit trois et les tendit à Wolf. Celui-ci les examina négligemment.
– C’est ce que je pensais, dit-il. C’est mon copain Ganard. C’est toujours lui qui faisait le Bon Dieu quand on jouait une pièce à l’école ou quand on était en récréation.
Non seulement la religion est humiliante et ridicule mais, en outre, elle est incapable de répondre aux questions que se pose Boris Vian. Ainsi, dans L’Ecume des jours, lorsque Colin demande à un Jésus visiblement ennuyé pourquoi il a laissé mourir Chloé :
– Pourquoi l’avez-vous fait mourir ? demanda Colin.
– Oh ! dit Jésus. N’insistez pas.
Il chercha une position plus commode sur ses clous.
– Elle était si douce, dit Colin. Jamais elle n’a fait le mal ni en pensée ni en action.
– Ça n’a aucun rapport avec la religion, dit Jésus en bâillant.
Et Jésus finit par s’endormir en émettant un léger ronronnement de satisfaction comme un chat repu
.
La religion n’est rien d’autre qu’un spectacle de luxe : C’est trop gratuit. Simagrées, chansonnettes, jolis costumes... Le catholicisme et le music hall, c’est du pareil au même
(L’Herbe rouge). Pour attirer les croyants, l’Eglise organise des messes comparables à des fêtes folkloriques : Le Religieux tenait la grosse caisse, le Bedon jouait du fifre et le Chuiche scandait le rythme des maracas.
(L’Ecume des jours). Un prêtre doit être un bon acteur s’il veut parvenir à mystifier les croyants. Après sa prestation, le prêtre de L’arrache-cœur est chaleureusement félicité : Vous fûtes parfait ! dit le sacristain. Quelle création ! c’est votre plus beau rôle ! (...) Quel souffle ! Quelle inspiration !
Et comme tous les acteurs, les curés mettent beaucoup de soin à choisir leur costume.
La religion est un spectacle de luxe qui n’est pas à portée de n’importe qui : La religion est un spectacle de luxe, placé sous le signe de Dieu créature de luxe et quiconque en cette circonstance refusera d’agir luxueuseusement recevra le châtiment des méchants qui rôtiront en enfer sur des misérables feux de bois, de tourbe et même d’argol si ce n’est pas d’herbes sèches (...). Criez, protestez, Dieu est luxe et beauté vous n’avez qu’à prendre des tickets plus chers (...). Le Dieu de luxe méprise vos façons misérables, vos chaussettes sales, vos caleçons tâchés de jaune, vos cols noirs et le tartre de vos dents. Dieu refuse le paradis aux sauces maigres, aux coqs mal-garnis, aux haridelles efflanquées, Dieu est un grand cygne d’argent, Dieu est un œil de diamant au fond d’un pot de chambre d’or, Dieu c’est la volupté des cartas, des grands mystères platinés, les cent mille bagues des courtisanes de Malanipi, Dieu c’est un cierge éternel, porté par un évêque de velours, Dieu vit dans le métal précieux, les perles liquides, le mercure bouillant, le cristal de l’éther. Dieu vous regarde, bouseux, et il a honte de vous
.
LE PACIFISME CHEZ VIAN
Contre l’armée, la guerre, Vian utilisera les mêmes armes que contre la religion : le grotesque. Il veut faire rire aux dépens de la guerre
(L’Equarrissage pour tous) et détruire l’esprit de sérieux qui la rend possible : La guerre, cette chose grotesque a ceci de particulier (entre autres) qu’elle est envahissante et inopportune, et ceux qu’elle amuse se croient en général fondés à l’étendre à ceux qu’elle n’amuse pas. C’est une des multiples figures de l’intolérance, et la plus destructrice
.
Boris Vian choisit de préférence le théâtre pour dénoncer la guerre et l’armée, L’Équarrissage pour tous est un vaudeville paramilitaire qui se déroule le 6 juin 1944, à Arromanches, le jour du débarquement. En dépit du bruit, des balles, des obus et de l’horrible odeur de charogne se dégageant de la fosse à équarrir, un père n’a d’autres préoccupations que de chercher un mari à sa fille.
Boris Vian met tous les militaires dans le même sac, aussi met-il en scène des Allemands, des Américains, une femme-soldat soviétique, un parachutiste anglais et des FFI français. Aucune différence n’existe entre ces soldats, leur uniforme n’est dû qu’au hasard.
Tous les personnages sont odieux et grotesques : les Allemands sont disciplinés et ridicules ; les Américains sont naïfs et puritains ; Heinz, le fiancé de la fille de l’équarisseur a dénoncé une juive pour cent mille marks. Le Japonais se fait harakiri (sans que l’on sache pourquoi) après avoir prononcé le nom d’Hiroshima. La femme soviétique se lance à tout bout de champ dans des discours dénigrants le capitalisme et les Américains. Les « résistants » français ne sont guère mieux : ils ne sont FFI que depuis le matin. Cette allusion aux « résistants de la dernière heure » et l’esprit comique de la pièce ont choqué les critiques. A ceux-là Boris Vian répond : Il n’y a rien de scandaleux à provoquer l’hilarité en évoquant, par exemple, la guerre. Je regrette d’être de ceux à qui la guerre n’inspire ni réflexes patriotiques, ni mouvements martiaux du menton, ni enthousiasme meurtrier (Rosalie, Rosalie !), ni bonhomie poignante et émue, ni piété soudaine. Rien qu’une colère désespérée, totale, contre l’absurdité de batailles qui sont des batailles de mots mais qui tuent des hommes de chair. Une colère impuissante, malheureusement
(L’Equarrissage pour tous).
Le Goûter des généraux, écrit en 1951 n’a plus pour contexte la Libération mais les guerres coloniales et la guerre froide. Une fois encore, sont mis dans le même sac les généraux américains, russes, français et chinois. Cette pièce est l’explication de la génèse d’une guerre. Afin de mettre fin à une crise de surproduction, un général français organise un goûter durant lequel devront se décider les modalités d’une guerre salvatrice pour l’économie du pays. Le problème surgit lorsqu’il faut désigner l’ennemi, les délégués chinois, russes, anglais et américains présents au goûter refusant obstinément de jouer ce rôle.
Citons également, Les Bâtisseurs d’Empire et un autre texte de Boris Vian de la même verve, sa
Lettre à Sa Magnificence Le Vice Curateur Baron sur les truqueurs de la guerre (dans Texte et chansons). A nouveau, il fait une démonstration pas l’absurde ; la guerre est mal faite, la preuve : il reste toujours des survivants :
La vérité est affreuse : toute noire avec du rose en plaque ; la voici : à chaque guerre, des milliers de combattants reviennent sains et saufs.
Je me garderai d’insister sur le danger psychologique de ce triste état de choses. Il est précis, colossal, monstrueux ; l’individu qui revient d’une guerre a obligatoirement, plus ou moins l’idée qu’elle n’était pas dangereuse. Ceci concourt à l’échec de la suivante et ne fait pas prendre au sérieux les guerres en général (...) le combattant qui ne s’est pas fait tuer garde en lui-même, une mentalité de raté ; il aura à cœur de compenser cette déficience et contribuera donc à préparer les suivantes. Or, comment voulez-vous qu’il la prépare bien puisqu’il s’est tiré de la précédente et que par conséquent, du point de vue de la guerre, il est disqualifié.
Boris Vian fut un écrivain prolixe et un artiste polyvalent. Tout l’intéressait : musique, théâtre, roman, poésie, cinéma... Mais on doit retenir avant tout de son œuvre une révolte profonde contre l’Eglise, l’exploitation et l’armée. Sa chanson la plus célèbre n’est-elle pas Le Déserteur ?
S’il faut donner son sangAllez donner le vôtreVous êtes bon apôtreMonsieur le PrésidentSi vous me poursuivezPrévenez vos gendarmesQue je serais en armesEt que je sais tirer.
(Véritables paroles de la chanson qui, sous la pression de la censure, se sont transformées en un (plus inoffensif). [1]
Que je serais sans armesEt qu’ils pourront tirer